À l'intérieur de la bibliothèque borgésienne

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Nous vous avons bien eu! Vous êtes tombés dans le panneau, avouez-le…!

Une marionnette et son ventriloque

Celui qui, posant les yeux sur le titre de la présente analyse, s’attendra à lire un essai sur la (célébrissime?) nouvelle de Jorge Luis Borges « La Bibliothèque de Babel » sera déçu. Il ne sera pas question des délires de bibliothèque infinie du génial Argentin aveugle, oppressé par son propre travail à la Bibliothèque de Buenos Aires, emploi qu’il détestait. Ni de société dysphorique fondée sur le mysticisme généré par une bibliothèque totale d’où n’émerge qu’un non-sens infini, et dont les individus sont tous des bibliothécaires plus ou moins déments. Ni même de la critique sous-jacente de la religion et du dogmatisme en lettres que sous-tend le récit. Nada.

Paf. Alors là, quelle claque...

C’est peu dire, ce piège, par lequel s’ouvre cet essai, est en lui-même étonnamment borgésien. Le maître n’aurait pas fait mieux… (Enfin, peut-être que si, mais bon, soyons fous, permettons-nous de rêver…) Un titre banal, qu’un lecteur non-averti prendra certainement pour une introduction (une invitation?) à parcourir les salles hexagonales de la bibliothèque infinie précédemment nommée. Et pourtant, l’exergue qui vient tout de suite après, cet étonnant incipit, anonymement signé, laisse présager le faux, la fiction, la moquerie intellectuelle, l’invitation aux jeux de la fiction. Car il faut toujours garder cela en tête, en lisant Borges. L’Argentin n’est-il pas sinon l’inventeur1, du moins celui qui répandit, pour ne pas dire qui popularisa, ce procédé singulier qu’est le simulacre d’essai littéraire? À preuve, le lecteur non averti qui, pour la première fois, parcoure « L’approche d’Almotasim » ou mieux encore « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », ne peut que se laisser prendre dans la toile arachnéenne tissée par l’analyse pointue, la critique borgésienne intelligente qui n’est, finalement, que supercherie. Car le génie borgésien transforme les commentaires critiques, les analyses littéraires au sens strict, les citations savantes en autant d’éléments fictionnels, comme le souligne d’ailleurs Mario Vargas Llosa dans le cahier des éditions de l’Herne consacré au maître argentin :

Ce que ces citations et ces associations ont de scientifique perd de son importance dans les contes de Borges, elles planent gracieuses, surprenantes, souriantes, dissociées de leur origine (réelle ou inventée) pour remplir une fonction différente (c’est-à-dire fictive) à l’intérieur du récit. L’auteur les a transformées en quelque chose d’aussi personnel et original que les anecdotes ou les personnages de ses histoires. (Vargas Llosa, 2004, p. 21)

Et au lecteur contemporain qui, se croyant bien malin, se réfère à la couverture du recueil contenant ces deux pseudo-essais, au titre minimaliste de Fictions2, pour se conforter quant à l’origine fictive de ceux-ci, rappelons simplement que lors de leur première publication en 1941, ces pseudo-essais – de même que la fameuse « Bibliothèque de Babel » – se retrouvaient dans les pages d’un recueil nommé Le jardin aux sentiers qui bifurquent3. Il faut conséquemment se mettre dans la peau de ces premiers lecteurs qui ne pouvaient qu’envisager la possibilité de l’existence de ces faux corpus. Ceux-ci, à n’en pas douter, sont, comme l’exergue du présent essai le laissait présager, tout comme les lecteurs de la présente analyse, véritablement tombés dans le panneau4

Blablabla. Ça digresse, ça digresse... En bout de ligne, de quoi ça parle cet essai?

« L’intérieur » et la « bibliothèque » auxquels fait référence le titre de notre analyse désignent, ensemble, les organes vitaux de l’être de la chose-bibliothèque : l’objet-livre. Parce qu’il n’est point de bibliothèque sans livre. Une bibliothèque n’abritant aucun livre ne sera jamais qu’une étagère.

Certes, le livre, en tant que thème, apparaît, dans l’œuvre borgésienne, comme un véritable leitmotiv; mais dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, il est un organe-livre en particulier qui attire l’attention par son seul titre, qui se réverbère dans le reste du recueil : Le jardin aux sentiers qui bifurquent, le livre au cœur de l’intrigue de la nouvelle du même nom et aussi du recueil. Un titre auquel « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », pseudo-essai précédant immédiatement la nouvelle, fait explicitement référence :

Il n’y a pas d’Européens (raisonnait-il [Herbert Quain]) qui ne soit un écrivain en puissance ou en acte. Il affirmait aussi que des divers bonheurs que peut procurer la littérature, le plus élevé était l’invention. Puisque tout le monde n’est pas capable de bonheur, beaucoup de gens devront se contenter de simulacres. C’est pour ces "écrivains imparfaits", qui sont légions, que Quain rédigea les huit récits du livre Statements. Chacun d’eux préfigure ou promet un bon argument volontairement gâché par l’auteur. L’un d’eux – non le meilleur – insinue deux arguments. Le lecteur, distrait par la vanité, croit les avoir inventés. Du troisième, The rose of yesterday, je commis l’ingénuité d’extraire Les ruines circulaires, un des récits du livre Le jardin aux sentiers qui bifurquent. 5 (Borges, « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », 1965, p. 88-89)

Pour le lecteur de 1941, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une référence directe au livre qu’il tient dans ses mains – sorte de mise en abyme autoréférentielle… Et tournant la page, on imagine la surprise de ce même lecteur de débuter une nouvelle qui s’intitule « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », surprise qui va grandissante lorsque cette même nouvelle tourne autour d’un ouvrage également intitulé… Le jardin aux sentiers qui bifurquent. C’est cette dernière nouvelle, où labyrinthe et temps sont omniprésents, qui retiendra notre attention.

Mais avant de poursuivre avec l’analyse de la nouvelle à proprement parler, il nous faut, à nouveau, digresser, afin de mieux cerner les particularités du fantastique borgésien, qu’il convient de qualifier de « néo-fantastique », et dont l’effet (fantastique) diffère en profondeur de la production du genre6.

Une AUTRE digression? Encore?!? Pfft. Bon, puisqu’il faut tout expliquer…

Et effet fantastique il y a7. Pourtant, cela ne va pas de soi – le fantastique, que Roger Caillois, dans Obliques précédé de Images, images…, définit en le juxtaposant à la présence du surnaturel dans la diégèse – lequel

apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Le prodige y devient une agression interdite, menaçante, qui brise la stabilité d’un monde dont les lois étaient jusqu’alors tenues pour rigoureuses et immuables. Il est l’Impossible, survenant à l’improviste dans un monde d’où l’impossible est banni par définition. (Caillois, 1975, p. 14-15)

Traditionnellement, cette présence du surnaturel provoque, dans la logique du récit, une déchirure qui, chez les protagonistes ou dans la narration en général, entraîne des conséquences insolites, funestes, étranges, ambigües, et/ou terrifiantes. Mais le néo-fantastique de Borges a cette particularité : toute trace de surnaturel y est évacuée pour être remplacée par un insolite provoqué par un jeu intellectuel fondé sur l’érudition – notamment la métaphysique – où celle-ci, au même titre que le surnaturel dans le fantastique plus classique, vient s’opposer à la réalité intra- ou extradiégétique :

Qu’est-ce d’ailleurs que ce « Fantastique sans Surnaturel » dont il [Borges] se réclame? […] Le Surnaturel semble ici être remplacé par des données qu’on peut s’autoriser à nommer « métaphysique » : le mot fait concurrence à « Fantastique » dans le discours critique qui cerne et enveloppe l’écrivain argentin. (Fabre, 1992, p. 457)

L’effet fantastique, s’il est souvent associé à un sentiment de terreur (notamment depuis Lovecraft), passe néanmoins tout autant par le jeu sur l’étrange, l’ambiguïté ou le doute – et ce sont sur ces derniers aspects que table le fantastique borgésien. « Le jeu avec la peur n’intéresse pas Borges » (ibid., p. 468), nous rappelle Jean Fabre dans son très pertinent Le miroir de sorcière. Essai sur la littérature fantastique. Il ajoute d’ailleurs que « Borges emploie une paléo-psychologie permettant une relation avec le fabuleux et un détournement de la métaphysique de l’ordre du transcendantal vers la sphère de l’esthétique. » (Ibid., p. 470) Le but avoué serait alors de créer un effet fantastique par le jeu sur la vraisemblance; non pas une reproduction exacte du réel, mais une volonté de rendre le récit le plus près possible de ce qui pourrait être le réel – en d’autres termes, lui donner une crédibilité… qui peut très bien n’être qu’une apparence de crédibilité, tout en étant véritablement fausse, fictive. Dans ce contexte, le recours à la métaphysique vient embrumer le lecteur de son aura d’autorité, mais le lecteur idéalisé auquel Borges adresse ses nouvelles ne devrait pas être dupe : il doit être en mesure de déceler le simulacre, l’apparence qui se donne pour réalité. Irène Bessière, dans son incontournable Le récit fantastique : la poétique de l’incertain, abonde dans le même sens : « L’insolite ne correspond pas, dans ses nouvelles, à la description d’un procès de déréalisation, mais à la révélation de l’organisation et de la désorganisation des apparences. » (Bessière, 1974, p. 153) Et c’est ainsi que la métaphysique, mais aussi la linguistique, la psychanalyse et tout l’éventail analytique au service de l’essayiste deviennent les éléments constitutifs des fictions néo-fantastiques de Borges :

elle [l’érudition, immense, de Borges] remplit une fonction exclusivement littéraire qui dénature ce que cette érudition contient de connaissance spécifique, en la remplaçant ou en la subordonnant à la tâche qu’elle accomplit dans le récit : tantôt décorative, tantôt symbolique. Ainsi, dans les contes de Borges, la théologie, la philosophie, la linguistique et tout ce qui apparaît comme savoir spécialisé devient littérature, perd son essence et acquiert le statut de fiction, redevenant partie et contenu d’une fantaisie littéraire. (Vargas Llosa, 2004, p. 57)

C’est bien joli ça, mais il n’était pas question d’une sorte de jardin bizarre…?

Sans être une mise en abyme en entier comme l’est, nous l’avons vu, « Les ruines circulaires », « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », dont le titre, rappelons-le, renvoie à celui du recueil, lequel est mentionné à la toute fin de l’ « Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », débute néanmoins avec l’introduction d’une mise en abyme, puisque le récit est raconté, ou plutôt est retranscrit, à partir d’une déclaration écrite et signée par le « docteur Yu Tsun, ancien professeur d’anglais à la Hochschule de Tsingtao » (Borges, « Le jardin... », 1965, p. 91). Aussi, il convient de mentionner, au passage, que le fait que « [l]es deux pages initiales manquent » (ibid., p. 91) ajoute une forme de mystère, d’étrangeté au récit : une lacune qu’il convient d’appeler une indétermination8. Que peuvent bien, en effet, contenir ces pages manquantes? La question ne peut que rester en suspens, fruit de multiples conjectures pour le lecteur. Le ton est donné : Borges impose déjà la réflexion, principe premier de son néo-fantastique, à son lecteur, alors que ce dernier, déjà perdu dans le labyrinthe formel borgésien imposé par les faux-semblants et les simulacres analytiques de l’« Examen de l’œuvre de Quain » dont il vient à peine de terminer la lecture, s’apprête à pénétrer dans le labyrinthe narratif du « Jardin aux sentiers qui bifurquent ».

C’est pas trop tôt… Non mais, on s’y perd, dans cette analyse…

L’admonition des enfants de toujours tourner à gauche pour trouver la maison du professeur Albert prend des allures de prophétie : « Le conseil de toujours tourner à gauche me rappela que tel était le procédé commun pour découvrir la cour centrale de certains labyrinthes. » (Ibid., p. 96) La suite place le labyrinthe au centre de l’intrigue :

Je m’y entends un peu en fait de labyrinthes : ce n’est pas en vain que je suis l’arrière-petit-fils de ce Ts’ui Pên, qui fut gouverneur du Yunan et qui renonça au pouvoir temporel pour écrire un roman qui serait encore plus populaire que le Hung Lu Meng, et pour construire un labyrinthe dans lequel tous les hommes se perdraient. Il consacra treize ans à ces efforts hétérogènes, mais la main d’un étranger l’assassina et son roman était insensé et personne ne trouva le labyrinthe. (Id.)

Personne n’ayant trouvé le labyrinthe de Ts’ui Pên, il y a là une indétermination qui force autant le narrateur que le lecteur à se questionner sur l’emplacement du labyrinthe – on ne perd pas une construction aussi monumentale, puisque, mythe hellénique obligeant, le premier signifié qui vient à l’esprit demeure celui d’une colossale architecture, avant d’envisager, comme le narrateur, Yu Tsun, d’autres formes possibles de labyrinthes :

Sous des arbres anglais, je méditai : ce labyrinthe perdu, je l’imaginai inviolé et parfait au sommet sacré d’une montagne, je l’imaginai infini, non plus composé de kiosques octogonaux et de sentiers qui reviennent, mais de fleuves, de provinces et de royaumes… Je pensai à un labyrinthe de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe croissant qui embrasserait le passé et l’avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte. (Ibid., p. 96)

Il faut savoir, avant de poursuivre, que Borges éprouve une fascination particulière pour les labyrinthes, pour ne pas dire LE Labyrinthe, celui du Minotaure, commandé par le roi Minos à l’architecte Dédale pour y enfermer le monstrueux fils de sa femme, un hybride humain/taureau – Borges ira même, plus tard, jusqu’à raconter, du point de vue du Minotaure, le célèbre mythe9  –, aussi sommes-nous en droit de nous demander s’il n’y avait pas déjà, à l’époque de la première publication du Jardin aux sentiers qui bifurquent, une volonté de reproduire, au-delà du thème, la symbolique du funeste Labyrinthe minoen; ce qui fait d’ailleurs dire à Monegal :

Lien paradoxal, le Labyrinthe fixe à jamais le mouvement symbolique de l’extérieur vers l’intérieur, de la forme vers la contemplation, du temps vers l’absence de temps. Il représente aussi le mouvement inverse, de l’intérieur vers l’extérieur, selon une progression bien connue. Au centre du Labyrinthe il y a un être, un monstre ou un dieu (parce que la monstruosité est parfois un attribut divin). Dieu ou monstre, au centre du Labyrinthe il y a un mystère. (Monegal, 1983, p. 57. Je souligne.)

Et qu’est-ce qu’on peut en perdre du temps quand on est perdu…

Nous en venons ainsi, et nécessairement, à la temporalité singulière qu’implique l’insertion d’un labyrinthe dans un récit. Phénoménologiquement parlant, le temps passé à l’intérieur du labyrinthe semble détaché de l’extérieur; il y a une sorte de coupure marquée par les murs du labyrinthe, par sa frontière physique qui confère une relativité certaine au passage du temps de celui qui parcourt les corridors du dédale. Cet écoulement relatif du temps est nécessairement provoqué par la perte de repères sensoriels de celui qui s’est perdu dans le labyrinthe. La fracture avec le monde extérieur l’enferme dans un microcosme relatif, comme si le labyrinthe constituait un ensemble singulier de coordonnées spatio-temporelles qui désobéirait à l’écoulement physique, imperturbable du temps – comme si la vitesse de la succession interminable des points-instants futurs en points-instants passés pouvait singulièrement être modifiée à l’intérieur du labyrinthe. Et pourtant… Einstein, dans l’élaboration de sa théorie de la relativité générale, nous apprend que l’écoulement du temps est tributaire du référentiel d’un observateur – en d’autres termes, qu’il n’est pas fixe, et c’est là l’une des grandes révolutions apportée par la théorie d’Einstein –, Newton théorisant plutôt que l’écoulement du temps est immuable. Ainsi, à des vitesses avoisinant celle de la vitesse-limite, c’est-à dire, de la vitesse de la lumière, le temps ralentit son cours de manière exponentielle. Il en est de même aux abords d’un trou noir, au point où le temps s’arrête complètement à sa surface. Du strict point de vue de la phénoménologie, l’expérience sensible du temps nous renvoie ainsi à une assertion semblable : alors que l’expérience de l’attente ou de l’ennui nous met devant un temps newtonien, mis à nu, réduit à sa plus simple expression de succession infinie des instants10, le travail, les loisirs, l’occupation quotidienne nous font paraître le passage temps de manière relative, c’est-à-dire, d’autant plus rapidement que notre cerveau est absorbé par les tâches qui lui sont confiées. Certes, il s’agit d’un rapprochement comportant une part de simplification outrancière – mais Einstein lui-même utilisait une métaphore similaire pour parler de la relativité, dans cette célèbre boutade : « Placez votre main sur un poêle une minute et ça vous semble durer une heure. Asseyez-vous auprès d’une jolie fille une heure et ça vous semble durer une minute. C’est ça la relativité. » De la même façon, le lecteur assidu, qui se plonge dans un livre, enivré par les mots, fait une expérience du temps similaire à celui qui se perd dans le labyrinthe : à l’évidence, l’acte phénoménologique de la lecture provoque, dans l’esprit du lecteur, un envahissement par les multiples signifiés des lexèmes constituant le livre parcouru – et l’intellect, recréant l’univers (intradiégétique) que l’auteur avait précédemment couché sur le papier, se perd, comme dans le labyrinthe, dans les dédales de la fiction… et le temps, de sembler suspendre son cours, alors même que les heures défilent. Sorti du labyrinthe, le marcheur, comme le lecteur qui ferme son livre, est surprit que le jour soit tombé.

Ce lien intrinsèque entre labyrinthe et temps n’échappe pas à Borges ni aux protagonistes qu’il met en scène. Au moment de la révélation de l’équivalence de l’entreprise de Ts’ui Pên, c’est-à-dire que roman et labyrinthe ne font qu’un, le professeur Albert présente le tout de la manière qui suit :

Un labyrinthe de symboles […]. Un invisible labyrinthe de temps. […] Ts’ui Pên a dû dire un jour : Je me retire pour écrire un livre. Et un autre : Je me retire pour construire un labyrinthe. Tout le monde imagina qu’il y avait deux ouvrages. Personne ne pensa que le livre et le labyrinthe étaient un seul objet. (Borges, « Le jardin… », 1965, p. 99)

Cette mention d’un labyrinthe de symboles et de temps fait directement référence à l’objet-livre. Nul besoin d’élaborer sur les symboles que contient un livre, dont, justement, le symbolisme du Labyrinthe devient l’écho, et l’interrelation entre livre et temps est manifeste. À la fois temporel parce qu’inscrit dans une époque par le seul acte d’écriture qu’il impose, l’objet-livre demeure également intemporel par l’invariabilité de son message, c’est-à-dire, la juxtaposition des mots qui le composent – celui-ci traversera le temps, plus ou moins favorisé par les rééditions, demeurant toujours le même, fixe.

Mais la composition particulière des manuscrits de Ts’ui Pên en une sorte de labyrinthe temporel, fait transcender le seul rapport au temps de l’objet-livre à un autre niveau, comme l’expose successivement le professeur Albert dans trois citations-clés :

[L]a confusion qui régnait dans le roman me fit supposer que ce livre était le labyrinthe. Deux circonstances me donnèrent la solution exacte du problème. L’une, la curieuse légende d’après laquelle Ts’ui Pên s’était proposé un labyrinthe infini. L’autre, un fragment de lettre que je découvris. (Ibid., p. 99)

Ce fragment de lettre se lit comme suit : « Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. » (Id.) À ce fragment s’ajoute l’explication du professeur Albert :

Je compris sur-le-champ; le jardin aux sentiers qui bifurquent était le roman chaotique; la phrase nombreux avenirs (non à tous) me suggéra l’image de la bifurcation dans le temps, non dans l’espace. […] Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. (Ibid., p. 100)

Comme nous l’avons déjà laissé entendre un peu plus haut, normalement, le dédale est une distorsion spatio-temporelle exclusivement sensorielle, phénoménologique, et non physique. Le narrateur, en conjecturant sur la possibilité d’un labyrinthe temporel, traverse la frontière de la stricte sensibilité phénoménologique pour faire entrer la distorsion spatio-temporelle qu’est le labyrinthe dans la physique post-einsteinienne – du moins, puisqu’il s’agit d’une fiction (mise en abyme au sein d’une autre mise en abyme), des implications philosophiques de celle-ci. Les manuscrits de Ts’ui Pên, lequel est complètement obsédé par le temps11, s’apparentent alors à un manifeste d’une vision du temps qui a toutes les apparences du temps relativiste, c’est-à-dire, de l’espace-temps tel que les physiciens le conçoivent depuis Einstein – alors même que Ts’ui Pên aurait écrit ces manuscrits avant l’annus mirabilis (1905) de la publication des travaux sur la relativité restreinte du célébrissime physicien –, ce qui ferait de Ts’ui Pên (s’il eût existé dans notre univers extradiégétique) ni plus ni moins qu’un précurseur par rapport à cette même théorie de la relativité :

L’explication en est claire. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplète, mais non fausse, de l’univers tel que le concevait Ts’ui Pên. À la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. (Borges, « Le jardin… », 1965, p. 103)

Ici, la mention d’Arthur Schopenhauer et d’Isaac Newton n’est pas un hasard. D’une part, Borges (qui, rappelons-le, a composé sa nouvelle en 1941, décennie où la théorie de la relativité commençait à peine à être mieux comprise par le grand public) avait la pensée de Schopenhauer en très haute estime, et connaissait très bien l’œuvre de celui-ci; aussi, il est évident que la philosophie du temps exprimée dans les manuscrits de Ts’ui Pên vient s’opposer, par son rapprochement avec la relativité, au temps cyclique défendu par le philosophe allemand12. De même, l’espace-temps d’Einstein rendait obsolète le temps newtonien – en effet, dans le cadre de la relativité, temps et espace sont indissociables :

Un événement est quelque chose qui arrive en un point particulier de l’espace à un moment particulier. Aussi peut-on le spécifier par quatre nombres ou coordonnées. Encore une fois, le choix des coordonnées est arbitraire […]. En Relativité, il n’y a pas de véritable distinction entre l’espace et les coordonnées de temps, tout comme il n’y a pas de véritable différence entre deux coordonnées de l’espace. (Hawking, 1989, p. 46)

Il s’agit bel et bien d’un temps moderne que cherche à illustrer Borges à travers cette mise en abyme (d’une mise en abyme), un temps, ou plutôt un espace-temps, qui admet la possibilité des univers parallèles, comme le souligne François Taillandier :

De la même façon « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » nous fait vivre concrètement une autre hypothèse, celle des temps parallèles, où nous vivons simultanément toutes les variantes possibles de notre vie; et il nous la fait vivre comme un cauchemar. Le personnage sait qu’il vit aussi toutes les autres variantes, mais il n’en est pas moins prisonnier de celle-ci, la pire. Le temps n’existe peut-être pas mais nous sommes prisonniers du temps, nous sommes le temps; je ne vis peut-être qu’une variante, mais je suis contraint de la vivre comme si elle était ma seule vie. (Taillandier, 1993, p. 94)

Comment ça, des « univers parallèles »? C’est quoi ce délire?!

Nous savons aujourd’hui que la physique possède une théorie, invérifiable en laboratoire, selon laquelle, comme Borges à travers Ts’ui Pên l’affirme, l’espace-temps serait constitué d’une infinité d’espace-temps métriques de Minkowski13 formant une trame, infinie autant dans le futur, le passé que le présent, parce que comportant tous les événements possibles – aussi improbables puissent-ils paraître – depuis le commencement de l’Univers : la théorie du Multivers. Chaque événement, ainsi que chaque effet causal qui lui sont possiblement rapportés, formeraient un Univers indépendant dont l’existence demeurerait indécelable pour tous les autres Univers causals, et vice versa. Toutefois, leur interrelation demeure possible et certainement envisageable, dans la mesure où différents futurs possibles provenant de différentes trames temporelles peuvent aboutir au même point-événement à venir – c’est-à-dire, causer un événement qui serait, pour chacun des Univers mis en cause, exactement le même, mais à partir de prémisses qui pourraient être en partie différentes – et Borges, à travers Ts’ui Pên, l’a compris : « Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent; chacun est le point de départ d’autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent ». (Borges, « Le jardin… », 1965, p. 101)

En amalgamant au thème du labyrinthe cette théorie de l’espace-temps, encore nouvelle (et mal comprise par une large frange du public) au moment de l’écriture du « Jardin aux sentiers qui bifurquent », Borges cherche à construire une indétermination fondée sur l’érudition. Cette érudition ne reposerait pas sur la métaphysique, comme Jean Fabre l’affirmait en parlant de son œuvre en général (et qui correspond, grosso modo, à l’essentiel de son argumentaire à propos de l’Argentin dans Le miroir de la sorcière), mais plutôt sur une certaine érudition scientifique, au sens dur du terme. Borges étant fasciné par le temps et les labyrinthes, il allait alors de soi qu’il se devait d’écrire une nouvelle qui en serait la quintessence fantastique – mais d’un fantastique proprement borgésien, où la forme demeure au centre de l’effet de doute et d’étrangeté que l’Argentin offre au lecteur puisque, rappelons-le, les manuscrits de Ts’ui Pên englobent tous les possibles passés, présents, et futurs de ses protagonistes. Un tel récit, même en étant simplement la mise en abyme d’une mise en abyme, ne peut que donner le tournis, provoquer le vertige chez le lecteur idéalisé, le même que celui de l’« Examen de l’œuvre d’Herbert Quain », qui, nécessairement, arrêtera momentanément sa lecture pour tenter d’imaginer une telle œuvre; et l’esprit chavire, puisqu’il semble impossible d’en concevoir toute la portée dans notre monde extradiégétique : un tel ouvrage, qui prétend dépeindre tous les possibles – lesquels sont infinis – ne serait-il pas volumineux au point de faire pâlir la plus vaste des encyclopédies? Ne serait-ce pas une sorte de récit total, qui ne pourrait jamais réellement prétendre avoir de fin, autre que celle de la mort de son auteur14

? Et en ce sens, par la seule masse de ses pages, cet ouvrage n’occuperait-il pas la place de toute une bibliothèque? Et par extension, si cet ouvrage, qui prétend couvrir l’infini des possibles, en venait à être complété (ce qui est une aporie), cette bibliothèque qui le contient ne devrait-elle pas être elle-même infinie pour espérer inclure un ouvrage lui-même infini (ce qui, avouons-le, évoque étrangement l’idée générale derrière cette autre nouvelle qu’est « La Bibliothèque de Babel »…)? Et en couvrant l’étendue infinie de tous les possibles, l’ouvrage infini de Ts’ui Pen n’en viendrait-il pas, in extensio, à relater, au fil de ses tomes occupant un espace physique infini et relevant nécessairement du labyrinthe (déjà qu’il est aisé de se perdre dans les rayons d’une bibliothèque aux dimensions nationales…), des intrigues qui, poussant la fiction dans ses ultimes retranchements, pourraient bien être extradiégétiques, c’est-à-dire bien réelles, anéantissant ainsi, de manière bien angoissante (et fantastique!) il faut l’avouer, la frontière entre la réalité et la fiction? Toutes ces questions soulevées font ainsi dire à Irène Bessière que c’est toute la cohésion de l’univers, du réel, qui est ainsi remise en question à travers l’existence improbable des manuscrits de Ts’ui Pên :

Les thèmes du labyrinthe et de l’espace démultiplié reprennent l’antinomie de la raison et de la déraison pour dessiner la quête sans fin et l’image d’un centre caché, pour imposer la vanité de tout discours. L’architecture du réel se confond avec celle de la parole humaine, à la continuité illusoire […]. Cette possibilité de la polyvalence, de la bifurcation du sens, installe l’indétermination en même temps qu’elle figure une cohésion de l’univers, qui ne peut être définie rationnellement. (Bessière, 1974, p. 155)

Ah d’accord! Et c’est ainsi qu’on en revient à la bibliothèque!

Le livre insensé de Ts’ui Pên et son labyrinthe ne font qu’un – le livre EST le labyrinthe et vice versa. Dès lors, Borges, au même titre que le roman de Ts’ui Pên, se joue de ses lecteurs en les faisant bifurquer, se retourner, revenir sur leurs pas, dans un dédale de mots et de mises en abyme où la fiction se fait l’écho de la forme labyrinthique privilégiée par les auteurs : Borges, mais aussi ses créations (Ts’ui Pên, mais aussi Herbert Quain, Pierre Menard et Mir Bahadur Ali), sortes de disciples fictifs, pour ne pas dire carrément d’avatars du modèle borgésien de l’écrivain fantastique. Exit alors la progression ultra-rapide qu’appelle d’ordinaire le récit fantastique : ici la confusion est maîtresse et force, chez le lecteur, les retours en arrière et, par le fait même, la relecture... au beau milieu du récit!

Il n’y a, finalement, qu’en saisissant les enjeux de ce que le contenu des pages d’un objet-livre peut devenir, lorsque poussé vers son absolu totalisant (et l’abrutissement paradoxal de la tâche pour y parvenir), vers l’étourdissement intellectuel qu’évoque seulement la possibilité d’une bibliothèque infinie comportant un seul ouvrage infini explorant tout l’infini des possibles, que l’on peut saisir toutes les implications de la bibliothèque borgésienne. Borges, véritable maestro des labyrinthes thématiques et formels, nous invite, par le truchement de réflexions sur la bibliothèque, mais surtout ses organes-livres, dans un intriguant carrousel, une valse de stimuli intellectuels dont les ramifications, à la manière de fractales, se répercutent vers l’infini – au point où la raison du lecteur, vacillant devant les vertigineuses possibilités présentées à son entendement, se fracture, et tel un papillon brisant la soie de son cocon, émerge vers un nouveau mode de compréhension des possibles offerts par la fiction.

 

Bibliographie

BESSIÈRE, Irène. 1974. Le récit fantastique : la poétique de l’incertain, Paris : Librairie Larousse, 256 p.

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Pour citer cet article: 

Ross Gaudreault, Marc. « À l'intérieur de la bibliothèque borgésienne », Postures, Dossier « Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque », n°13, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/ross-gaudreault-13 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque », n°13, p. 171-186.