La disparition, symptôme de rupture nostalgique dans les livres d’Arnaldur Indridason

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Oh, où suis-je donc, / Maintenant que s’abat l’hiver / Et où ont fui les fleurs / Le soleil / Et l’ombre / rafraîchissante de la terre ? / Résonnent les murailles, / Muettes et glaciales, / Grincent les girouettes / Dans la tempête 1.

L’occupation principale du commissaire Erlendur Svenson, héros des romans policiers de l’auteur islandais Arnaldur Indridason, lorsqu’il n’est pas en train de lire un livre relatant en détail une disparition tragique, est d’enquêter sur des disparitions. Il se demande ainsi « comment raconter l’histoire sans oblitérer la mémoire du présent comme lieu d’inscription de soi et d’institution de la communauté, comme espace d’initiative et d’action » (Hamel, 2006, p. 23). En se basant principalement sur les romans La Femme en vert (2007a), Hiver arctique (2009) et Hypothermie (2010), mais aussi, quoique dans une moindre mesure, sur les autres romans policiers d’Indridason traduits en français2, il s’agira de montrer en quoi la disparition est le symptôme d’un malaise de la modernité lié à une discontinuité narrative, psychologique et sociétale, qui tente de trouver une solution dans les livres, lieu du « dire » permettant de combler le « non-dit » créé par la disparition. Une première approche analysera les manifestations narratives de la disparition et propose une possible résolution des traumatismes qu’elle suscite par l’écriture ; une deuxième questionnera les relations entre la modernité et l’impossibilité d’assimiler la disparition ; une troisième, enfin, s’intéressera à la discontinuité que vient introduire la disparition, dans le rapport de l’individu non seulement au temps, mais aussi à la société moderne. Le motif de la disparition est ainsi utilisé pour étudier différents aspects de la modernité, selon les caractéristiques définies par Anthony Giddens et en suivant plus particulièrement l’intuition de Jean-François Hamel, pour lequel une conception aporétique du temps est propre à la modernité (Hamel, 2006, p. 207).

Les types de disparition et ses principes de multiplication

La disparition est presque toujours à l’origine des enquêtes menées par le commissaire Erlendur Svenson, à moins qu’elle ne produise un rebondissement au cours de ses recherches. Deux types de disparition se distinguent : celles où le corps est présent, mais pas le nom, comme pour le squelette inconnu qui lance le récit de La Femme en vert ; et celles où le nom est connu, mais où le corps fait défaut, comme c’est le cas des deux jeunes adultes de l’intrigue secondaire de Hypothermie. Si l’on considère que l’identité d’une personne est dépendante de son apparence et aussi de son état civil, la disparition devient l’épiphénomène d’une incomplétude identitaire. Parmi les différentes acceptions du mot « disparition » en islandais, on pourrait à ce sujet retenir gangayifr, c’est-à-dire « cesser d’exister ». Non pas simplement mourir, mais perdre réellement une vie aussi bien corporelle qu’identitaire et par conséquent ne pas pouvoir réellement mourir. Dans les romans d’Indridason, ce n’est que lorsque la matérialité du corps et la conceptualisation de l’identité sont réunies dans le rituel funèbre que le décès peut réellement être accepté. Ainsi en est-il de l’enterrement de sa supérieure Marion Briem, auquel assiste solitairement Erlendur : « Ce ne fut qu’alors qu’il se tenait là, tout seul avec cette urne entre les mains, qu’il prit réellement conscience que c’était terminé. » (Indridason, 2009, p. 331)

Le fait qu’une disparition soit difficile à accepter à cause d’un manque d’éléments ne permettant pas de faire pleinement le deuil est bien sûr un lieu commun. Cependant, elle peut sévir à des niveaux où on ne l’attendait pas, se manifestant parfois alors qu’il n’y a pas de dissociation corps-nom apparente, comme c’est le cas pour le suicide3. Les disparitions paraissent s’engendrer les unes les autres, selon un principe de contagion : le squelette dans La Femme en vert, qui renvoie à une disparition passée ayant eu lieu une quarantaine d’années auparavant, permet d’attirer l’attention sur une autre disparition qui vient de se produire au moment où commence l’enquête. Ainsi, lorsqu’une disparition ne connaît pas de solution, elle continue de hanter les survivants et les pousse à provoquer à leur tour des disparitions, comme dans La Femme en vert où le fils répète les gestes violents du père. L’idée de transmission est particulièrement visible à travers la présence des enfants : ce sont eux qui sont le plus durablement affectés par le traumatisme, comme le jeune Nyran qui disparaît dans Hiver arctique pour pouvoir venger son frère4. Chaque disparition ne semble ainsi que le résultat de la répétition traumatique d’une autre5. La propre obsession d’Erlendur est directement en lien avec une disparition dont il a lui-même subi les conséquences psychologiques pour n’avoir pas su l’empêcher : celle de son petit frère, dont il a laissé glisser la main lors d’une tempête de neige. Le corps n’a jamais été retrouvé, et Erlendur continue de se rendre régulièrement sur les lieux dans l’espoir vain mais tenace de trouver une explication. C’est là le symptôme d’un traumatisme qu’il ne semble pas possible de dépasser et qui le condamne, selon une approche psychanalytique, à répéter le refoulé dans le présent plutôt qu’à se le remémorer comme un fragment du passé. L’expérience fait retour, évacuant la mémoire consciente au profit d’une reproduction inconsciente. Erlendur reproduit effectivement le geste d’abandon qu’il a connu en disparaissant à son tour de la vie de ses enfants6, et développe une obsession qui dénote un rapport faussé avec la mémoire, pour des événements similaires.

Les disparitions irrésolues produisent donc un traumatisme, dont l’impact non seulement influe sur l’individu, mais se répercute au travers des générations : elles créent un blocage qui empêche le déroulement linéaire du temps et condamne à une réitération maladive. C’est ce à quoi Hamel fait référence lorsqu’il évoque Heidegger pour qui l’être-là (le Dassein) ne peut se projeter vers le futur qu’en se saisissant de « ce qui a été pour en reconnaître les possibilités non exploitées et circonscrire l’ouverture de l’avenir » (Hamel, 2006, p. 14), mais de façon authentique. C’est justement le cas de l’adoption élective de Marion Briem par Erlendur7 ; alors que les disparitions, qui font les morts décider pour les vivants, ne le sont pas, et empêchent une vraie répétition. Celle-ci reprend, comme l’indique le préfixe, c’est-à-dire envisage selon un angle nouveau : le Pierre Ménard de Jorge Luís Borges qui écrit Don Quichotte le fait de manière totalement identique et totalement différente, donc dynamique. Dans cette perspective, le problème d’une histoire qui n’est pas, comme celle de Marion Briem, acceptée dynamiquement, mais seulement retranscrite de façon figée, s’avère qu’elle resurgira toujours en perpétuant le traumatisme, comme pour Erlendur : « L’image du corps [...] lui vint à l’esprit, entraînant immédiatement celle, ancienne, d’un autre petit garçon qui [...] avait péri dans une tempête déchaînée. C’était son frère, âgé de huit ans. » (Indridason, 2009, p. 95. Je souligne.)

La verbalisation du traumatisme : une solution possible ?

Une solution pour vivre de façon apaisée avec un traumatisme lié à une disparition semble alors être, dans les romans, la capacité à le verbaliser. Au fil de ses enquêtes, Erlendur est de plus en plus confronté à la nécessité de relater ce qui lui est arrivé, ce qui est en partie rendu possible par le fait d’avoir lu de nombreux récits de disparitions :

[…] beaucoup d’entre elles racontaient en réalité des sauvetages couronnés de succès et parlaient de la capacité qu’avaient les gens de se remettre après avoir supporté d’incroyables épreuves ainsi que de leur obstination sans limite. C’est en cela que réside tout l’intérêt de ces histoires, avait-il affirmé. Voilà pourquoi elles sont si importantes. (Indridason, 2009, p. 281)

Un livre racontant la disparition de son propre frère lui donne finalement la possibilité de raconter son expérience à l’attention de sa fille (Indridason, 2007a). Au niveau diégétique des enquêtes elles-mêmes, les documents écrits peuvent participer de leur résolution, puisque Erlendur éprouve un « vif plaisir à résoudre [l’énigme d’une disparition passée] en se plongeant dans de vieux papiers jaunis » (Indridason, 2007a, p. 69). Dans le même roman, des éléments nouveaux sont apportés grâce à une lecture patiente de vieux documents entreposés dans une cave : une tradition écrite archivée permet la progression de l’enquête. Par ailleurs, au niveau narratif, tous les livres d’Indridason fonctionnent selon le même principe, c’est-à-dire parvenir, à la fin du roman, à l’unification de deux récits distincts en tension l’un par rapport à l’autre. Celui, d’une part, de l’enquête menée par Erlendur, pris en charge par un narrateur extradiégétique (Genette, 1972, p. 256) et n’ayant qu’un accès relatif aux pensées du personnage principal, afin de maintenir le suspense quant aux conclusions qui ne seront formulées qu’à la fin. Celui, d’autre part, autodiégétique (Genette, 1972, p. 253) et matérialisé par des italiques, d’un récit effectué soit par la victime (dans La Voix, Hypothermie et L’Homme du lac), soit par la victime et le coupable (dans La Femme en vert), dont l’origine peut demeurer mystérieuse jusqu’à la résolution de l’enquête, et qui permet au discours du personnage Erlendur de donner une cohérence narrative commune à ces deux récits jusqu’alors simplement juxtaposés. Ainsi, le traumatisme provoqué par la disparition initiale, conséquence d’une rupture entre nom et corps, semble pouvoir être surpassé par le biais du support écrit. En dernière instance, il semble que c’est la cohérence et la transmissibilité d’un discours qui, enfin rendu possible, peut espérer résoudre le traumatisme.

Étranger à soi-même

Malgré la possibilité de résolution qu’ouvre la verbalisation du traumatisme découlant des disparitions, il demeure intéressant d’analyser ses effets selon une perspective plus vaste : « Lequel des deux suis-je, de celui qui survit ou de l’autre qui meurt8 ? » C’est une question qui poursuit Erlendur puisque, lorsqu’il s’adresse à sa fille alors dans le coma, il affirme : « Il a disparu, je crois qu’il est toujours perdu, comme il l’a été pendant bien longtemps, et je ne suis pas sûr qu’on le retrouve un jour. » (Indridason, 2007a, p. 251) On pourrait croire qu’il évoque son petit frère, mais il parle alors en réalité de lui-même à la troisième personne9. Erlendur est donc disparu lui aussi, rendu étranger à lui-même10, ni vraiment présent ni vraiment absent. Son problème est d’être le double en creux de son frère, que sa disparition a paradoxalement rendu plus présent, forçant Erlendur à être plus absent qu’il ne le devrait. C’est également le cas des deux jeunes gens de Hypothermie, dont la pensée ne quitte pas les vivants11. Les personnages disparus sont en fait d’autant plus présents qu’ils sont absents, alors qu’à l’inverse on peut dénombrer un certain nombre de personnages dont le statut de réels « vivants » est sujet à caution. C’est le cas de la fille d’Erlendur lors de son coma tout au long de La Femme en vert. Dès lors, le milieu hospitalier et les maisons de retraite sont, avec les cimetières, des lieux récurrents des enquêtes d’Erlendur, où il devient possible de rencontrer des mourants, ou des morts auxquels l’on s’adresse tout de même.

Surnaturel et revenants

Ces statuts de morts-vivants correspondent à un contexte plus large de l’univers des enquêtes, s’aventurant parfois du côté du surnaturel. Les intuitions d’Erlendur permettant de résoudre des enquêtes alors que rien d’autre ne semble motiver son obstination confinent parfois au magique. De plus, un certain nombre de coïncidences curieuses sont mises en scène dans les livres, comme dans La Femme en vert où la fille d’Erlendur s’éveille de son coma « au même moment » (Indridason, 2007a, p. 347) que celui où son père résout l’enquête. Les songes sont importants, notamment dans Hiver arctique où la fille d’Erlendur tient à tout prix à raconter qu’elle a rêvé une mort possible du frère d’Erlendur, sans qu’elle semble avoir pu être en contact avec qui que ce soit la lui ayant suggérée12. Dans le même ordre d’idée, Erlendur est plusieurs fois confronté à des médiums : dans La Femme en vert, où une médium semble savoir qu’il est hanté par le souvenir de son frère, et dans Hypothermie, où une femme est prête à faire une expérience de vie après la mort pour tenter d’entrer en communication avec son père et sa mère. Le spiritisme, la possibilité d’une communication avec les défunts, est au fond une forme de réponse logique à donner à des êtres ni vivants ni morts que sont les disparus : « S’il était possible d’apaiser d’une façon ou d’une autre les gens confrontés à la perte d’un être aimé, alors cela ne le dérangeait pas. L’origine de la consolation importait peu. » (Indridason, 2010, p. 215) Cependant, cet apaisement n’est pas à la portée de tout le monde, Erlendur lui-même étant par exemple peu enclin à se laisser convaincre par la possibilité d’un au-delà. Cet univers romanesque où se côtoient disparus et morts-vivants, à cause d’une incapacité à achever le deuil, serait alors spécifique à la modernité, parce que « la question du deuil inachevé [lui] est sans doute centrale […] » (Hamel, 2006, p. 208)13. Il paraît cohérent de s’intéresser au niveau sociétal présent dans les romans d’Indridason, en prenant la disparition comme fil conducteur afin d’interroger son rapport à la modernité.

Extension de la modernité

Les romans d’Indridason développent un rapport problématique au temps se situant cette fois-ci d’un point de vue historique, et qui évoque la notion de « discontinuité » dont parle Giddens en en faisant une caractéristique de la société moderne (Giddens, 1991, p. 12-16). En effet, Erlendur affirme, en faisant référence à un passé vieux de soixante, soixante-dix ans : « Ces gens disparaissaient et, même si nul ne s’en réjouissait, leur destin était tout de même accepté dans une certaine mesure […] » (Indridason, 2007a, p. 126. Je souligne.). Les choses ont bien changé depuis lors. Les romans d’Indridason mettent en évidence, à travers leur traitement méthodique de sujets de société14, une mutation de la société islandaise laissant paraître une scission profonde due à l’insertion de l’île dans un univers mondialisé, qui correspondrait à l’extension planétaire de la modernité évoquée par Giddens (1991, p. 15). On peut ainsi observer les réticences répétées d’Erlendur à l’encontre de l’irruption de l’anglais dans le vocabulaire islandais, jusqu’alors préservé. La Femme en vert s’intéresse plus particulièrement au moment d’ouverture de la société islandaise sur le monde lorsque la Seconde Guerre mondiale a amené sur l’île des soldats américains. De même, dans Hiver arctique, le récit tourne autour des tensions que génère l’immigration au sein d’une société où le nombre d’étrangers est encore peu élevé : Erlendur y feuillette par exemple une revue où « on […] mentionnait les dangers de disparition qui menaçait les Islandais comme race nordique […] à la suite du métissage constant qu’ils subissaient » (Indridason, 2009, p. 180). De plus, La Femme en vert insiste sur l’urbanisation de la zone entourant Reykjavik. Cela met l’accent sur le passage d’un mode de vie rural à un mode de vie urbain comme étant également une modification profonde, récente et rapide, car il s’agit d’une réorganisation de l’espace selon des principes complètement différents (Giddens, 1991, p. 16). Erlendur tend pour sa part à symboliser un attachement à de vieilles valeurs menacées de disparition : les romans s’attardent sur ses habitudes culinaires ou langagières et sur ses méthodes d’investigation traditionnelles, desquelles se moque son assistant, plus moderne. Ils semblent ainsi enregistrer la disparition nostalgique d’un certain mode de vie, présentée comme irrémédiable. Dans ce contexte, elle apparaît alors comme le symptôme d’un changement irréversible qui concerne non seulement un individu ou une famille, mais la société tout entière.

Tradition et modernité

Erlendur suggère dans La Femme en vert qu’il aurait abandonné sa famille à cause d’une rupture avec la tradition : à son enfance, durant laquelle il était encore possible de vivre de façon apaisée avec les fantômes15, succède une période où « il n’entendait plus d’histoires et elles se perdirent. Tous ses proches avaient disparu [...]. Lui-même errait à la dérive dans une ville où il n’avait aucune raison d’être […] » (Indridason, 2007a, p. 248). Cela fait bien entendu écho au déroulement de l’enquête de ce même roman qui n’a lieu que parce que le squelette qui lance l’intrigue – lequel revient de façon régulière à travers les visites qu’Erlendur fait au géologue chargé de son exhumation –, jusqu’alors enterré dans l’impunité, est retrouvé dans les fondations d’une maison en construction faisant partie d’un nouveau quartier en train de s’étendre sur la campagne. On se trouve donc en présence d’une classique opposition ville/campagne, que recoupe une relation apaisée/problématique vis-à-vis de la disparition, complexifiée par l’absence de transmission au sein de la société urbaine. Notable est l’isolement des personnes âgées dans les romans, reléguées dans des maisons de retraites d’où elles ne peuvent plus rien communiquer à moins qu’Erlendur ne vienne les y interroger. C’est par exemple le cas du père dont le fils a disparu dans L’Homme du lac, et qui décède solitairement, juste avant qu’Erlendur puisse lui annoncer la découverte du cadavre de son fils16. Cependant, comme le vieillard de La Femme en vert, lui aussi isolé dans une maison de retraite, les personnes âgées contribuent souvent à la résolution des enquêtes. Hamel fait remarquer qu’« avec la disparition progressive de la communauté s’amorce le déclin de l’art de narrer dont résulte la difficulté de la modernité à articuler la transmission de la mémoire culturelle au passage des générations » (Hamel, 2006, p. 63). Cette absence de communication due à une rupture avec le groupe est visible dans La Femme en vert : du côté d’Erlendur qui allègue son isolement urbain pour expliquer son comportement, mais aussi du côté du mari violent finalement arrêté au terme de l’enquête, qui ne bat sa femme impunément que parce que celle-ci n’a aucun appui familial ou communautaire vers lequel se tourner. Pourtant, le couple habite à proximité de la ville (qui est la condition de leur subsistance) : le roman suggère donc que l’urbanisation rapide a eu raison des communautés solidaires auxquelles fait référence Erlendur. Par contrecoup, il est révélateur que la résolution de l’enquête soit permise par une intuition d’Erlendur à propos des groseilliers : ils sont en effet présentés de manière récurrente comme un symbole de résistance de la nature face à la ville, et comme un lieu de refuge des personnages opprimés. À l’environnement urbain, associé à une rupture avec le passé, à une discontinuité radicale, à une transmission rendue impossible, et donc à l’aspect maladif de la disparition sans solution, s’oppose une aspiration nostalgique à des communautés rurales unifiées, garantissant la transmission entre les individus et l’acceptation des disparitions, dont subsistent encore quelques traces dans les romans : les vieilles personnes, la résistance de la nature au sein de la zone urbaine ou, comme il a été suggéré en première partie, la transmission encore possible grâce aux livres et aux documents écrits. Ainsi les livres mettent-ils en évidence une discontinuité, à laquelle certains processus résistent encore, processus qui renvoient à l’une des caractéristiques de la modernité.

Temporalités

Une autre de ses caractéristiques est, selon Giddens (1991, p. 25-29), l’évidement du temps, qui n’entretient plus de relation avec l’espace immédiat. Hamel fonde également sa thèse sur l’idée que la conception du temps s’est progressivement modifiée, jusqu’à parvenir à une poétique de la répétition. À cet égard, les disparitions dans les romans d’Indridason provoquent des apories temporelles qui, comme cela a déjà été évoqué, poussent à la répétition traumatique, mais sur la base d’une temporalité qui semble échapper aux personnages. La disparition du frère d’Erlendur est ainsi renvoyée à une temporalité n’ayant rien à voir avec celle des humains : « L’image […] lui vint à l’esprit, entraînant immédiatement celle, ancienne, d’un autre petit garçon qui, des années plus tôt, une insondable éternité plus tôt, avait péri dans une tempête déchaînée. » (Indridason, 2009, p. 95. Je souligne.) Outre l’insistance sur les marqueurs temporels, non seulement le moment de la disparition de son frère est-il présenté comme une éternité, mais encore s’agit-il d’une éternité insondable, ce qui redouble à la fois son absence de limites et de sens, et suggère même la possibilité de son inaccessibilité, renvoyant à l’évidement du temps tel que suggéré par Giddens. Une idée similaire est présente dans la remarque que fait Erlendur à propos du lieu où a été retrouvé le squelette au début de La Femme en vert : le nom du quartier est « Thüsold », ce qui veut dire « mille siècle », sans le pluriel. C’est une énigme qui interdit une succession normale du temps17. Pourtant, comme le fait remarquer le géologue responsable de son exhumation, il ne représente pas grand-chose au regard de la temporalité géologique :

Cette ligne verte, là, expliqua le géologue en indiquant la couche située tout en bas, il s’agit de terre datant de l’ère glaciaire. Les lignes qu’on voit juste au-dessus et qui apparaissent à intervalles réguliers […] sont des couches éruptives. Celle qui se trouve tout en haut date de la fin du XVème siècle. […] Et puis, là, vous avez des couches [qui] datent de plusieurs milliers d’années. […] Par rapport à toute cette durée historique, il y a seulement un millionième de seconde que cette tombe a été creusée. (Indridason, 2007a, p. 33)

Mais même si cette temporalité impressionnante paraît sans commune mesure avec celle de l’humain, et que les quelques années passées depuis la disparition de l’homme enterré n’en représentent qu’une infime partie, la description qu’en fait le géologue permet d’y intégrer à la fois la présence de l’homme individuel et l’histoire de la société islandaise (la Colonisation). Le fait que l’homme ait conscience de cette temporalité ne lui est certes pas très utile, mais il peut tout de même s’y inscrire, et en profiter. Ainsi Erlendur peut-il désirer comme un apaisement, une « tranquillité », « […] l’assurance de pouvoir se perdre, ne serait-ce qu’un instant, dans les immensités de l’espace et du temps » (Indridason, 2009, p. 233). Ce que semble suggérer La Femme en vert est que, face à une disparition qui se présente comme le symptôme d’une rupture temporelle, avec la nature ou avec un mode de vie, si l’on veut bon an mal an continuer à vivre avec ses fantômes issus de disparitions, il faut accepter une transcendance incommensurable et sans possible explication. C’est-à-dire faire retour à l’un des sens de « disparition » en islandais, qui paraît correspondre à celui regretté par Erlendur : minnka, afmást (érosion).

Conclusion

Ainsi, la disparition n’est pas unilatérale chez Indridason : si elle est symptôme d’un malaise profond, elle fait aussi surface pour permettre de résoudre ce dernier. La quête de la vérité qu’induisent les disparitions renvoie à une époque pré-moderne où la tradition était encore possible et les disparitions acceptées de façon apaisée, et met ainsi en place un processus de retour de la transmission qui s’oppose à un système de contagion maladif de l’événement traumatique, calqué sur le principe de la génétique. Cependant, les disparitions produisent de nouvelles formes d’identité qui demeurent problématiques malgré la verbalisation : les disparus manifestent une présence hypertrophiée, tandis que ceux qui restent se sentent lésés d’une partie de leur identité. La figure du revenant est alors celle qui fait sans cesse retour dans un rapport enrayé au temps, et qui témoigne d’une identité moderne incomplète. La disparition pose également problème à la société islandaise dans sa relation à son inclusion dans le monde, à l’urbanisation et à l’éclatement des communautés soudées. Finalement, c’est la question du rapport au temps que permet de soulever la disparition : la seule manière d’avoir accès à une temporalité où puissent s’inscrire à la fois le disparu et celui qui reste passerait par l’acceptation d’une durée sans commune mesure avec l’expérience humaine, qu’elle soit personnelle ou historique.

 

Bibliographie

Genette, Gérard. 1972. Figures III. Paris : Gallimard, 286 p.

Giddens, Anthony. 1991. As consequencias da modernidade. São Paulo : Unesp, 156 p.

Hamel, Jean-François. 2006. Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité. Paris : Minuit, 240 p.

Indridason, Arnaldur. 2005 [2000]. La Cité des jarres. Paris : Métailié, 286 p.

____. 2007a [2001]. La Femme en vert. Paris : Seuil, 346 p.

____. 2007b [2002]. La Voix. Paris : Métailié, 329 p.

____. 2008 [2004]. L’Homme du lac. Paris : Métailié, 348 p.

____. 2009 [2005]. Hiver arctique. Paris : Métailié, 334 p.

____. 2010 [2007]. Hypothermie. Paris : Métailié, 304 p.

Pour citer cet article: 

Simon-Chaix, Piera. 2013. « La disparition, symptôme de rupture nostalgique dans les livres d’Arnaldur Indridason », Postures, Dossier « Déviances », n°18, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/simon-chaix-18> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Déviances », n°18, p. 109-120.