le visage ne nous confère pas une identité
non plus que les livres d’ailleurs
ce ne sont que des défis lancés à la finitude
le visage et le livre
ne sont que des bréviaires fragiles
qui, l’un et l’autre, en tant que doubles inséparables
ont leur stratégie de fuite devant la finitude
devant les véritables exigences du Monde
et de la finitude1Normand de Bellefeuille, Mon visage
Au printemps 1983, pour le quatrième numéro de la revue Aléa, Jean-Luc Nancy publie son article « La communauté désœuvrée2 », dans lequel il élabore une réflexion autour des notions de communauté et de commun, à une époque où les idéaux et mythes politiques (portés par la philosophie et le mouvement communistes, entre autres) s'épuisent. L'auteur convoque par le fait même la nécessité d'un tel geste critique, dont prendra acte Maurice Blanchot qui publie, quelques mois plus tard en réponse au texte de Nancy, La communauté inavouable. Alors que Blanchot réfléchit à partir et contre la position de Nancy, s'adressant à lui – « avec quelle habileté, avec quelle discrétion dans la discussion et même dans la dispute! » (Nancy, 2012) –, c'est depuis ce différend et par un mouvement de rupture et de relais qu’une « réflexion jamais interrompue » (Blanchot, 1983, 9) sur le commun se déploie 3.
Ce cas de figure, emblématique en ce qu'il met en pratique par une dialectique de la lecture et de l'écriture le concept même de communauté, nous permet d'interroger la part d'altérité qui mobilise l'écriture et produit un espace de création qui pourrait en être un, au fond, d'étrangeté commune. « Écrire avec » s'annonce alors comme un processus à la fois critique, éthique et politique qui délimite un lieu de convergence, circonscrit l'événement de la rencontre.
« C’est à vous d’être lacanien, si vous voulez. Moi je suis freudien » : c’est ce que disait à ses étudiants Jacques Lacan, qui inscrivait son enseignement dans un geste obstiné de relecture des textes de Freud. De cette posture théorique résulte un ensemble de séminaires où le psychanalyste présente non pas ses propres récits de cas, mais tente de « faire entendre » ce qui, dans les écrits de son maître à penser, aurait mal été lu par les intellectuels. Dans cette veine, on pense également à la relecture antihumaniste de Marx entreprise par Louis Althusser qui participe également, selon Frédérique Matonti, d’une tentative de faire passer le structuralisme à gauche4.
La mise en scène de la rencontre – qu'elle concerne une pratique épistémologique ou de création – invoque de fait diverses modalités spatio-temporelles : celles du synchronisme et de la concordance, mais aussi du décalage et des va-et-vient. Prenons Sophie Calle et Hervé Guibert par exemple, qui mettent en jeu leurs rendez-vous réels en filigrane de leurs œuvres respectives dans une sorte de vaudeville. À travers une confrontation entre l'autobiographique et la fiction, l'écrit et l'image, l'existence fictive de l'un en vient à cannibaliser l'écriture de l'autre.
Les tombeaux littéraires, ces ouvrages dédiés à la mémoire d'un auteur défunt, se présentant comme les suppléments actuels d'un héritage, d'une filiation, nous forcent aussi à repenser les temps et les lieux de l'histoire, du collectif et de l'intime. Tout récemment, Victor-Lévy Beaulieu publiait 666 Friedrich Nietzsche, où l’admiration pour l’écriture de l’autre – à l’instar de ses livres Monsieur Melville et James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots – devient également le lieu d’une écriture de soi et permet de penser l’écriture comme un véritable palimpseste. C’est ainsi que dans son recueil poétique Mon visage, Normand de Bellefeuille « écrit avec » ses auteurs favoris, Fernando Pessoa, Thomas Bernhard, etc. Écrire avec les morts, avec les fantômes et les ancêtres (comme le fait Catherine Mavrikakis dans toute son œuvre), c'est donner à la littérature un rôle ventriloque, lui donner le langage décalé de la disparition.
Cette appréhension d'autrui dans l'acte de création renvoie de plus à ce moment philosophique de la « mort de l'auteur », théorisé par Michel Foucault (Qu'est-ce qu'un auteur?) et Roland Barthes (La Mort de l'auteur), et qui signe pour la pensée poststructuraliste la démythification du sujet écrivant, maître de l'écriture, du savoir et du discours. C'est ainsi que nous pouvons voir surgir dans les théories postcoloniales et féministes, chez Gayatri Spivak, Donna Haraway et Rosi Braidotti (pour ne nommer que celles-ci), une « politique de la citation », qui vise à faire exister l'autre (sexualisée, racisée, colonisée, etc.) dans le texte : « Letting the voices of others sound through my text is […] a way of actualizing the non-centrality of the “I” to the project of thinking5. » (Braidotti, 1993, 9) La transposition et la différence agencée de ces voix diverses, n'ayant pas pour effet d'en reconduire les instances autoritaires, déplacent ces dernières et engendrent plutôt une nouvelle posture, une nouvelle relation éthique au texte, laquelle repose sur une expérience de défamiliarisation, autant pour l'auteur ou l'auteure que le lecteur ou la lectrice.
Cette communauté qui se crée en négatif de la position auctoriale nous ramène enfin à l'anonymat du livre dont parlait Blanchot, « qui ne s'adresse à personne » (Blanchot, 1983, 45) mais à l'inconnu, « l'inconnu sans amis » (44), et qui instaurerait « ce que Georges Bataille (au moins une fois) appellera la “communauté négative : la communauté de ceux qui n'ont pas de communauté” » (45). Peut être associée à cela toute la tradition des manifestes littéraires et artistiques (Refus Global, Manifeste du futurisme, Le manifeste du surréalisme, Le manifeste Dada, Manifeste des 343, Scum manifesto, Cyborg Manifesto, etc.) et celle des collectifs (Le comité invisible, Anonymous, les Guerrilla Girls, Pussy Riots). L'anonymat du militantisme de ces derniers renvoie à cette question de sujet maître, d'auteur, d'identité et de célébrité, qui est mise à mal dans une visée démocratique, voire anarchique.
« Écrire avec » est ainsi l'occasion de cerner, comme le mentionne Nancy, cette « préoccupation de notre temps quant au caractère commun de nos existences : à ce qui fait que nous ne sommes pas d’abord des atomes distincts mais que nous existons selon le rapport, l’ensemble, le partage dont les entités discrètes (individus, personnes) ne sont que des aspects, des ponctuations. » (Nancy, 2014, 11) C'est dans le sillon de ces réflexions critiques et théoriques que les auteurs de ce numéro étaient invités à problématiser les rapports éthiques, esthétiques et politiques entre lecture et écriture, sous le signe du « commun ». Les articles ont été regroupés en trois sous-ensembles qui tentent de cerner différentes problématiques de « l’écrire avec » mises de l’avant par nos auteur.e.s, intitulées « l’écrivain lecteur et son réseau », « reprise et transformation » et « faire communauté ».
En ouverture de ce dossier, Marion Sénat propose de lire les écrits de nature essayistique de Jacques Brault pour dégager la politique du « vivre ensemble » qui les sous-tend. Se penchant sur l’ethos de l’auteur et faisant appel à différentes théories contemporaines de la lecture, Sénat révèle que l’écriture et la lecture participent d’un même mouvement à interroger. Mettre au jour la rencontre des différentes voix d’écrivains qui habitent l’écriture de Brault apparaît comme le moyen de cerner la tentative sans cesse renouvelée de repenser la relation entre l’auteur et son lectorat, laquelle se veut, chez lui, horizontale.
Après avoir dégagé dans l’œuvre narrative de Julien Gracq ce qu’il nomme une « poétique de l’internat » – dans le cadre de son mémoire de maîtrise –, Émile Bordeleau-Pitre prolonge pour nous sa réflexion en se penchant spécifiquement sur les écrits critiques de l’auteur. On peut effectivement comprendre les préférences esthétiques de Gracq, annoncées ou sous-entendues, à la lumière de la mise en récit de son expérience traumatique et déterminante d’internement. Cette poétique particulière figure également comme un prisme privilégié pour apercevoir la manière dont Gracq présente la communauté d’écrivain.e.s dans laquelle il s’insère; les œuvres « avec » et « contre » lesquelles se constitue son ethos d’écrivain.
Sandrine Bourget-Lapointe s’intéresse quant à elle au cas de l’adaptation en bande dessinée, par Stéphane Heuet, de l’œuvre proustienne. S’approprier un classique littéraire pour le transposer sur un autre médium sous-tend plusieurs choix picturaux et provoque plusieurs effets de lecture inattendus que Bourget-Lapointe met à plat dans son article. Si une part importante du texte illustré par Heuet provient de l’œuvre originale, peut-on considérer que Marcel Proust en est tout de même l’auteur? En est-il seulement la muse? Poser ces différentes questions nous amène à percevoir comment ce procédé d’adaptation original interroge les notions d’auteur, de lecture et de récit.
S’il ne porte pas sur le médium de la bande dessinée, le texte de Jordan Diaz-Brosseau partage tout de même certaines conclusions de Bourget-Lapointe. En effet, le procédé parodique est ici compris comme un véritable moteur d’invention, voire un projet politique. L’auteur se penche sur le cas d’une parodie, par Rimbaud, d’un poème de Verlaine : « Fête galante ». Ce poème apparaît exemplaire du genre en ceci qu’il opère le procédé parodique alors même qu’il en dévoile les mécanismes. Faire l’analyse de ce poème tout en proposant une réflexion rigoureuse sur la parodie permet de révéler que lorsque Rimbaud « écrit avec » Verlaine, c’est tout un « chantier d’écriture polyphonique » que l’on est en mesure d’apprécier.
C’est par l’analyse de l’œuvre de Sophie Calle que Barbara Bourchenin pense l’« écrire avec », en relation étroite avec le concept d’« essayer dire » du philosophe Georges Didi-Hubermann. Or, Calle ne propose pas une simple illustration de ce concept; elle le met en acte dans sa production artistique, où elle demande à des aveugles de décrire, devant des œuvres de nature visuelle, leur expérience esthétique. On peut ainsi affirmer que Sophie Calle met à mal les fondements d’une communauté d’experts autoproclamés et propose l’émergence d’une communauté esthétique nouvelle et inédite.
Alors que Sophie Calle est ici analysée en tant qu’elle donne la parole aux aveugles, l’œuvre de Jean Genet intéresse Camille Toffoli en tant qu’elle donne à entendre une communauté d’individus « sans voix ». En effet, dans Notre-Dame des fleurs, Genet construit un espace discursif où les exclus de la société française de son époque, les oubliés de l’Histoire – meurtriers, proxénètes, voleurs, etc. – obtiennent voix au chapitre. Sortir de la marge ces individus incarcérés pour les inscrire au sein d’un univers narratif constitue un véritable geste politique, compris, à la suite de Didi-Hubermann, comme celui d’une « survivance »
Comme à l’habitude, Postures publie également des articles qui ne portent pas sur la thématique principale. Les deux articles composant cette section, rédigés par deux jeunes chercheurs, ont toutefois en commun d’étudier la vision comme acte et son articulation à l’écriture littéraire.
Étienne Bergeron propose une fine analyse de l’ouvrage Avec Bastien de Mathieu Riboulet, publié en 2010. S’il va de soi que notre nouveau rapport à l’image – inféré par une culture contemporaine de l’écran qui va toujours en s’intensifiant – modifie notre lien au réel et aux autres, il semble que la littérature contemporaine interroge ce rapport singulier dans le sens d’un dépassement. Que cache l’image? Qu’y a-t-il dans le hors-champ de l’image? La démarche d’écriture de Riboulet cherche à résoudre cette énigme, laquelle se révèle d’autant plus grande lorsqu’elle concerne l’iconographie pornographique, qui, par sa nature, prétend tout révéler.
C’est un article de Jérémi Robitaille-Brassard qui clôt ce vingt-troisième numéro de Postures. La question qui est posée est inédite : Histoire de l’œil de Georges Bataille serait-il un récit « surréaliste »? L’auteur répond par l’affirmative, et pour cela propose de mettre de côté l’écart idéologique qui oppose Bataille aux surréalistes, afin d’apercevoir plutôt ce qui, au sein de la poétique bataillienne, permet de les relier : le motif du « voir ».
L'équipe de Postures tient à remercier les membres des comités de rédaction et de correction pour leur travail rigoureux, ainsi que les partenaires financiers qui permettent le rayonnement de Postures. Un grand merci à l'Association facultaire étudiante des arts (AFEA), à l'Association étudiante du module d'Études littéraires (AEMEL), à Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire et à l'Association étudiante des cycles supérieurs en Études littéraires (AECSEL). Nous remercions également le Service à la vie étudiante de l’UQAM (SVE) grâce auquel les jeunes chercheuses et chercheurs du Québec et d'ailleurs ont la possibilité de faire connaître et de partager leurs travaux.
Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur.e.s pour leur travail, ainsi qu'à M. Michel Lacroix, professeur au Département d'études littéraires à l'UQAM, pour la pertinence et l’intelligence de sa préface.
BRAIDOTTI, Rosi. 1993. « Embodiment, sexual difference and the nomadic subject », Hypatia, vol. 8, n° 1.
BLANCHOT, Maurice. 1983. La communauté inavouable, Paris : Minuit.
DE BELLEFEUILLE, Normand. 2011. Mon visage, Montréal : Éditions du Noroît.
MATONTI, Frédérique. 2009. « Marx entre communisme et structuralisme », Actuel Marx, n°45, p. 120-127.
NANCY, Jean-Luc. 2012. « La Communauté, Le Mythe, La Politique. Rencontre Avec J.-L. Nancy. » dans Emmanuel Moreira et Amandine ANDRÉ. La Vie Manifeste. En ligne <http://laviemanifeste.com/archives/5791>
NANCY, Jean-Luc. 1986. La communauté désœuvrée, Paris : Christian Bourgeois.
_____. 2014. La communauté désavouée, Paris : Galilée.
Pelletier, Laurence et Louis-Daniel Godin. 2016. « Avant-propos : Écrire avec », Postures, Dossier « Écrire avec », n°23, En ligne <http://revuepostures.com/fr/avant-propos-23>