« Il n’y a jamais moyen de déplacer une grille sans que tout s’envole [1]. » Écrire, lire, vivre ensemble dans les essais de Jacques Brault

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La lecture et l’écriture ont partie liée dans l’univers essayistique. La lecture n’y est pas confinée à une activité hors-texte, mais constitue une manière d’écrire. Proche de la critique, les essais de Jacques Brault travaillent en dialogue avec d’autres œuvres d’art. Ses essais, parus pour la plupart dans la revue Liberté et rassemblés dans les Chemins1, sont marqués par un dialogue récurrent avec des œuvres, littéraires ou picturales. L’essayiste s’y désigne peu en tant que « lecteur », mais sa pratique de lecture est déterminante dans la construction de son ethos. Celui-ci remet en cause l’autorité auctoriale; s’y conjuguent, à l’instar des essais de Michel de Montaigne, l’intimité, la familiarité ainsi que l’exploration et l’incertitude.

Ces choix invitent à une reconfiguration des modes de lecture qui impliquent, plus largement, une politique de la littérature. Avec François Cusset, il nous semble qu’

une politique de la littérature, si une telle chose existe, se situe à la fois en deçà et au-delà des fins révolutionnaires et des contextes sociaux : elle concerne la question de la lecture, et plus particulièrement la question de savoir si nous lisons ensemble ou pas, et, si tel est le cas, en quel sens et dans quelle mesure (2015, 112).

 Or, on fait l’hypothèse que les gestes de lecture présents dans les essais de Jacques Brault engagent plus qu’eux-mêmes et proposent une pensée du vivre-ensemble. Lire, se mettre en relation avec un ou plusieurs textes peut éclairer la manière dont nous faisons société. On considère, en effet, l’acte de lecture comme un acte interprétatif au même niveau que ceux qui déterminent la conception et les pratiques du vivre-ensemble. Questionner les conditions de l’acte de lecture revient donc à questionner les conditions du vivre-ensemble et à en imaginer les possibles. En repensant l’implication du lectorat ainsi que le statut du texte dans l’acte de lecture, les théories de la lecture contemporaines, héritées du pragmatisme et de l’histoire culturelle, ont posé les jalons d’une « politique de la lecture » (Hamel, 2014). Cette hypothèse est notre point d’appui pour comprendre comment le positionnement2 de lecteur que Jacques Brault explore dans ses textes permet de penser une forme de vivre-ensemble, refusant la reproduction du même et invitant à la reconfiguration permanente.

La Poussière du chemin, qui rassemble des articles parus entre 1970 et 1987, sera notre terrain d’exploration. Des trois recueils d’essais parus jusqu’à maintenant, il apparaît comme le plus audacieux en terme d’expériences formelles et de lectures polyphoniques. Notre parcours ouvrira trois sentiers : on montrera d’abord que ces essais présentent un lecteur polyphonique à l’identité instable; ensuite, que la pratique de lecture actualisante3 de Jacques Brault déstabilise les « identités fétiches 4 » des textes. Enfin, on verra que ses lectures proposent un ethos d’apprenti, qui est ferment d’horizontalité et qui se construit dans un rapport d’incertitude aux textes.

Le lecteur comme caisse de résonnance

Les textes des Chemins sont souvent écrits à la première personne, accompagnés d’anecdotes biographiques (présentées comme telles) ou empreints de modalisations (expressions en italique ou entre guillemets, usage de l’ironie par exemple) qui créent un effet de présence et établissent une certaine intimité avec le lectorat. Les lectures de Jacques Brault, qu’elles soient énoncées à la première ou à la troisième personne du singulier, se déploient dans une pluralité de voix, un étoilement de perspectives plutôt que dans la construction d’une entité stable et cohérente qui ferait la spécificité de la lecture. Jacques Brault choisit des dispositifs propices aux lectures polyphoniques et construit ainsi un ethos, une manière d’être. Notion qui fait l’objet de nombreuses discussions et interprétations, l’ethos est ici compris, avec Ruth Amossy, comme « la façon dont le sujet parlant construit son identité en s’intégrant dans un espace structuré qui lui assigne sa place et son rôle » (2010, 38). Citant Dominique Maingueneau, elle ajoute que l’ethos présente « une manière spécifique de se rapporter au monde en habitant son propre corps » (39). Or, l’ethos de Jacques Brault-lecteur se déploie comme être plusieurs, composite, être résonnant. Dans sa Poétique de Dostoïevski, Mikhaïl Bakhtine explique que :

Ce qui apparaît dans [les] œuvres [de Dostoïevski] ce n’est pas la multiplicité de caractères et de destins à l’intérieur d’un monde unique et objectif, éclairé par la seule conscience de l’auteur mais la pluralité des consciences « équipollentes » et de leur univers qui, sans fusionner se combinent dans l’unité d’un événement donné (1970, 35).

La théorie de la polyphonie pense l’énonciation comme présence de plusieurs voix de valeur équivalente dans un texte et dont le discours n’est pas synthétisé par une autorité. Si les essais de Jacques Brault sont marqués par une voix reconnaissable d’un texte à l’autre – qui fait les liens entre les différentes voix, les introduit et les commente – la singularité de ses lectures s’exprime par une capacité à lire à plusieurs. La parole de l’écrivain n’occupe pas tout l’espace discursif et n’est pas souveraine. Ses essais sont souvent écrits avec les textes et non sur ou à propos. Dans un essai intitulé « Petite suite émilienne5 » (PC, p. 119-133), il lit-lie les textes d’Emily Brontë et d’Emily Dickinson en combinant citations dans un format classique (deux points et citation à la ligne) et citations qui prolongent le discours de l’essai ou qui font partie intégrante du texte (même si elles sont à la ligne et en italiques dans les deux cas). On peut lire à propos des amours d’Emily Dickinson :

Amour panique qui se risque hors de sa retraite où il n’en peut mais de ronger ses songes; il s’éprouve sur l’aire du poème car il ne se veut pas

                           … bien au chaud et pur et borné

                           … compréhensible

                           Compris

comme l’écrit la poétesse écossaise Margaret Tait (encore une Émilie!) (PC, 131-132).

La lecture est ici doublement polyphonique en ce qu’elle présente plusieurs voix et plusieurs horizons spatio-temporels : Margaret Tait, une poète écossaise du xxe siècle devient une « Émilie », catégorie que la lecture construit en jouant sur le rapprochement de prénoms et d’esthétiques. De la même manière, Jacques Brault cite Mallarmé ou Saint-Denys Garneau6 pour évoquer le « vide » et le « décentrement égoïque » (1989, 127) rencontré dans la poésie d’Emily Dickinson. Plutôt que de dévoiler la signification d’un texte, sa lecture fait résonner ensemble des voix; elle déploie le texte à travers des œuvres dont le lectorat se saisit à partir de « son histoire, sa physiologie, sa bibliothèque ». Jean-Marie Goulemot (2003, 120) désigne ainsi les trois champs qui façonnent nos lectures. Ces champs, s’ils permettent des lectures singulières, sont partagés par d’autres et marqués par les influences culturelles, les événements historiques dans lesquels celui ou celle qui lit a baigné. Et, en effet, les citations avec lesquelles Jacques Brault fait ses lectures permettent de reconstituer sa bibliothèque.

Jacques Brault-lecteur est une caisse de résonnance, il se laisse traverser par des voix. Son ethos se distingue de l’image de l’auteur comme instance identitaire stable qui donne une lecture unifiée et cohérente du texte qu’il commente. La dynamique de relation entre les différentes voix présentes dans le texte permet, en n’assimilant plus une voix à une identité, de penser l’énonciation comme une coexistence de paroles, jamais vraiment elles-mêmes, jamais vraiment étrangères, parce qu’« allum[ées] de reflets réciproques » (Mallarmé, 211). Plusieurs des essais de Jacques Brault dont « Petite suite Émilienne », « Dérives7 » se présentent dans une forme fragmentée, proposent des lectures par étoilement. Des lectures où l’interprétation déploie les textes commentés plutôt qu’elle ne les concentre. Dans l’extrait de « Petite suite Émilienne », le rapport entre les voix ne se construit pas sur le régime de l’identité/altérité puisque la citation est partie prenante du discours de l’essai tout se distinguant comme un texte à part entière. La typographie montre une énonciation qui ne fait pas bloc sur la page, mais qui se présente comme plurielle et déliée.

Le sujet de l’énonciation peut alors être compris, avec Myriam Suchet, comme un « effet du texte ou du discours8 ». Tous les noms convoqués pour lire différentes œuvres, y compris celui de l’auteur, et jusqu’au je de l’énonciation pourraient être mis entre guillemets9. On rejoint alors Yves Citton qui écrit :

Interpréter se conçoit beaucoup mieux au sein d’un sujet collectif, en mouvement et en conflit, plutôt que comme une activité individuelle : en interprétant un texte littéraire, lecteurs et critiques savent qu’ils s’inter-prêtent des idées, des processus de symbolisation, qui sont à situer entre eux, plutôt que dans la besace propre de tel ou tel individu parmi eux (2010, 37).

On peut reconnaître dans la définition de l’interprétation que donne Yves Citton un espace politique qui repose sur la mise en présence de multiplicités. Comme la dynamique déliée des voix dans les essais de Jacques Brault attaque la stabilité et la cohérence de la figure de l’auteur, il nous semble qu’elle refuse une conception de la société conçue comme une entité stable. En effet, le sujet-lecteur chez Jacques Brault ne se définit pas par son être10, mais se construit dans la relation, dans un régime de la différence plutôt que de la conformité à une identité11. À la nécessité de maintenir la société comme un espace rapaillé où les identités sont des masques et circulent correspond celle de maintenir le texte à la croisée de plusieurs paroles par la lecture. On conçoit bien alors l’urgence de penser la lecture comme le fait d’un sujet collectif, où le texte s’inter-prête.

Habiter l’écart : expériences de lectures actualisantes

Les lectures de Jacques Brault perturbent les identités fétiches des œuvres avec lesquelles elles entrent en dialogue. Outre l’énonciation polyphonique de l’essai, il pratique aussi ce qu’Yves Citton a appelé une « lecture actualisante ». Cette forme de lecture revient à déplacer un texte de son contexte de réception afin de créer une lecture signifiante pour le présent. Yves Citton écrit :

L’interprétation littéraire actualisante est une procédure de fidélité qui n’a pas pour objet premier le donné du « texte », mais l’événement (indécidable) que constitue l’œuvre aux yeux de l’intervenant-interprète; ce n’est qu’au cours de l’enquête lancée par cette procédure de vérité que peut apparaître « le texte » (conçu comme la disposition la plus convaincante des traces laissées par l’événement), sur lequel les pratiques de fidélité s’appuieront pour que sa vérité force les savoirs existants (2007, 293).

C’est une lecture par décalage qui bouleverse en général les lectures précédentes; elle peut être assimilée à une « lecture allégorique » qu’Antoine Compagnon définit comme une « interprétation anachronique du passé en fonction du présent ou du futur, une lecture de l’ancien sur le modèle du nouveau, un acte herméneutique d’appropriation » (1994, 91). Les lectures actualisantes sont parfois la matrice des essais de Jacques Brault ou elles peuvent intervenir au cours du texte. Son essai « Dérives » se termine sur l’idée que les vers courts d’Apollinaire produisent un « effet haïku ». Cette manière de faire d’une lecture actualisante un moment de la réflexion pourrait s’appeler (en reprenant les mots de Jacques Brault) « glaner des correspondances » (PC, 89-90). Les essais qui proposent des lectures actualisantes reposent sur des rencontres entre des auteur.es et des poétiques qui n’ont pas a priori de rapport, comme dans la « Petite suite émilienne » (voir ci-haut). Jacques Brault propose aussi, dans un essai intitulé « Sur la langue des poètes », une lecture conjointe des poétiques de François Villon et de Gaston Miron12. Il montre comment Villon et Miron « sont frères en poésie et contemporains d’une même langue menacée, abâtardie, énervée à force de se vouloir de nouvelles raisons de vivre. » (PC, 179) Le texte part d’une

 hypothèse parfaitement gratuite, laquelle est née à la faveur d’une obsession personnelle : je crois que nous vivons une espèce de quinzième siècle « énorme et délicat », une situation où fins et commencements, où merveilles et médiocrités s’emmêlent et se compénètrent jusqu’à former un fouillis en quoi le meilleur a l’air du pire – et inversement (PC, 167).

Le parallèle entre les années 1960 au Québec et le xve siècle de François Villon permet une prise de distance vis-à-vis du contexte politique et social de la poésie de Gaston Miron et l’éclaire. L’essai est constitué de la lecture successive des textes de Villon et de ceux de Miron, articulés par ce qui constitue leur horizon commun :

J’ai voulu simplement suggérer que […] François Villon, tirant parti d’une situation difficile, n’a cherché finalement qu’une chose, et probablement sans trop le savoir : recommencer la langue. C’est exactement le cas de Gaston Miron (PC, 179).

Pour le médiéviste qu’est Jacques Brault, la lecture actualisante est double : elle permet de relire Villon sous un autre angle, de prendre position en contraste avec les lectures critiques qui sont faites de son œuvre. Elle permet également de lire Gaston Miron en éclairant quelque peu le « fouillis » du contexte dans lequel il s’inscrit, à la lumière des traits poétiques communs.

Jacques Brault construit son essai en achoppant sur les lectures traditionnelles des textes de François Villon et déplace ainsi l’image d’Épinal qui les entoure. Il écrit : « On a dit et redit au sujet de Villon qu’il était difficile d’accès. Déjà, Clément Marot se plaignait, avouant que pour comprendre Villon il faudrait avoir vécu de son temps à Paris. » (PC, 172) Rapprochant l’écriture de Villon du Québec des années 1970, Jacques Brault contredit la réputation d’hermétisme faite aux textes du poète. À partir de cette image fétiche, il propose une lecture en « poésie vraiment “risquée” [qui] cherche et réussit à dépasser la situation » (PC, 172). C’est autour de cette question que tourne Jacques Brault dans cet essai où il allègue, en écho, la capacité aux poètes de « recompos[er] la double articulation phonique et sémantique13 » (PC, 176) de la langue.

La lecture de Jacques Brault met en relation les poèmes de Villon et de Miron et place en dialogue les situations sociopolitiques dans lesquelles ils s’inscrivent. L’« anachronisme14 » sur lequel repose la lecture actualisante, liant deux écrivains issus de siècles et de sociétés différentes, s’appuie, en effet, sur une lecture du contexte d’écriture et de parution des textes. Le « recommencement de la langue » dans la poésie de Gaston Miron est lié au contexte dans lequel Jacques Brault écrit. Il évoque en ouverture « une crise du langage et de la langue » (PC, 170) et de manière plus ténue en conclusion du texte :

Dans ma lecture et dans mon entendement se rejoignent et s’enlacent cette ardente paille et ce froid humain, petites choses qui se rencontrent hors de tout chemin tracé d’avance et qui fécondent ma langue et lui assurent une descendance. Je sais maintenant que même mort je parlerai les mots du pays (PC, 186).

Les expressions en italiques sont des passages de poèmes de François Villon et de Gaston Miron cités précédemment par Brault. L’esssayiste reprend ces expressions en écho ici. Quand Jacques Brault s’interroge sur le recommencement de la langue qui a lieu en poésie, c’est dans la perspective de l’à-venir de la société québécoise francophone. Il écrit :

 Chacun, dans son siècle et dans son milieu, a dû en quelque sorte se refaire une langue non pas pour écrire, mais pour, en écrivant, vivre, tout simplement, accorder les mots et les gestes […]. […] Recommencer la langue […] c’est réveiller l’inattendu au cœur de l’attendu, c’est combiner et recombiner les sous-codes du global, ce n’est pas parler de soi, c’est parler à tous de ce que nous serons parce que nous avons été […] (PC, 185).

Ce texte paraît dans la revue Liberté, cinq ans après la crise d’Octobre, au début des politiques instituant la défense du français dans la société québécoise15. L’analyse des situations dans lesquelles écrivent Villon et Miron à la lumière du contexte de la Révolution tranquille laisse entendre une attente politique qui dépasse les enjeux linguistiques : la possibilité de renouveler le vivre-ensemble. Dans cette perspective, faire bouger la lecture « officielle » des textes de Villon et les donner à lire pour le présent ne constitue pas seulement un enjeu théorique, mais engage un regard politique sur sa société. En jouant sur le cadre interprétatif des textes, Jacques Brault déplace ce que ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible », c’est-à-dire :

un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. […] Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce (2000, 13). 

Rancière montre que le partage du sensible est une grille de lecture de la société, qu’elle la constitue. En proposant une lecture actualisante des textes de Villon, Jacques Brault vient jouer dans les grilles de lecture classiques et montre combien la langue des poètes engage notre rapport au possible, notre inscription dans un espace politique. Ce que le texte caresse et que la définition du « partage du sensible » permet de comprendre, c’est la manière dont la lecture peut travailler les conditions du politique, du vivre-ensemble.

Ethos d’insavoir : horizontalité et incertitude

Se présenter et écrire en tant que lecteur est, on l’a vu, un élément déterminant de l’ethos essayistique de Jacques Brault. Écrivain, lecteur parmi d’autres, il inscrit cette activité dans une quotidienneté plutôt que dans une perspective de génie ou d’exception. Dans « Existons-nous? » (PC 30-35), un essai qui retrace l’influence de la pensée existentialiste au Québec dans les années 1950-1970, Jacques Brault se met en scène découvrant la philosophie de Jean-Paul Sartre dans un lit d’hôpital, en s’éveillant d’une anesthésie :

L’hôpital. J’ai dix-sept ans. Lent réveil, brumeux, douloureux puis encore un sommeil de perdition. […] Un ami m’avait laissé, un exemplaire de la Revue de la pensée française, un affreux « digest » à couverture jaune pipi et où je trouvai, signé Jean-Paul Sartre, un texte énigmatique : Qu’est-ce que l’existentialisme? (PC, 30-31)

Le procédé rhétorique consistant à introduire un sujet, une question, une lecture par le récit d’un événement banal est courant dans les essais de Jacques Brault. Ce court récit permet d’impliquer le lectorat en créant un lieu commun auquel la réflexion se rattache tout au long de l’essai. La trivialité de l’anecdote ne situe pas la pratique de la lecture dans un univers mythique 16. Le livre est ici présenté péjorativement, sa découverte est fortuite, et la lecture sera ensuite décrite comme un exercice difficile : « Ah mes aïeux! que j’ai peiné sur ces explications compliquées […]. » (PC, 32) L’aspect « énigmatique » du texte de Jean-Paul Sartre ne signifie toutefois pas que sa lecture en soit insurmontable : Jacques Brault se garde en général de faire du texte une substance indéchiffrable. L’entrée dans le texte de Sartre se fait en quelque sorte par la petite porte.

La proximité avec le lectorat est permise par l’ethos de l’essayiste en lecteur parce qu’il se présente en apprenti : « Apprenti je reste et je resterai. Cet état d’incertitude me convient » (PC, 159), peut-on lire dans « Carnet d’un apprenti », un essai dans lequel Jacques Brault parle de sa pratique d’écriture et de peinture. Le ton est décidé : ce statut d’apprenti n’est pas une découverte de soi dans la pratique, mais un parti-pris dans lequel son ethos est ancré. L’incertitude et l’apprentissage qui le sous-tendent ne sont pas des statuts par défaut, des manques à gagner, mais traversent l’expérience d’écriture, de peinture, de lecture. On retrouve ce positionnement dans le récit de ses propres expériences de lecture :

Mais votre Convention, ouverte devant moi comme un jardin plus sauvage que secret, me renvoie le double reflet d’un lecteur perplexe et d’un écrivain aux prises avec « ce qui a été, ce nœud mal compris et qui ne se défait pas » (PC, 107).

 Le texte fait le lien entre le lecteur et l’écrivain dans l’image de l’essayiste qu’il crée. Cette « perplexité », cette incapacité à défaire les nœuds sont motrices dans les pratiques de lecture et d’écriture de Brault; elles façonnent une manière de penser et d’aller à la rencontre des textes. Cet ethos est celui d’un lecteur qui accepte de se mettre en danger, de ne pas être en position de force vis-à-vis du texte; la fragilité, socialement considérée comme une entrave à la réussite aujourd’hui, devient ici agente de la lecture. Si Jacques Brault, professeur à l’Université de Montréal, lit avec érudition et avec sa vaste bibliothèque, sa syntaxe est légère et son vocabulaire n’est pas jargonnant. Son ethos d’apprenti n’est qu’à moitié une prétérition : en ne se présentant pas comme un être hors du commun, il permet à son lectorat d’aborder ses essais de manière décomplexée.

L’ethos d’apprenti permet également une proximité avec la lectrice et le lecteur projeté.e.s ainsi que le partage d’un positionnement de perplexité et de questionnement à travers un discours qui n’est pas toujours explicite. Ce texte qui se refuse à répondre aux questions qu’il pose, à conclure, peut en effet être le signe d’une relation horizontale entre l’écrivain et le lectorat. La position pédagogique de l’auteur qui explique au lectorat ce qu’il doit comprendre d’un texte est relayée par une herméneutique où écrivain et lecteur sont en recherche. Partager l’incertitude et la perplexité avec son lectorat revient souvent à intégrer des lignes de fuite à l’élaboration d’une réflexion. Jacques Brault écrit autour des textes d’Emil Cioran :

L’humain n’existe que coincé entre l’être qui lui est accordé (ce qui est trop) et le néant qui lui est promis (ce qui compte pour trop peu). Voilà l’horrible et qui rend Cioran non pas mécontent, mais furieux. Le temps d’une vie, dans sa finitude, demeure de bout en bout posthume. Il n’y a rien, décidément, et s’il y a quelque chose ou quelqu’un, « ce serait une tragédie stupide » (PC, 66).

Le texte lance : « Le temps d’une vie, dans sa finitude, demeure de bout en bout posthume » sans expliciter le sens de cette assertion. La phrase suivante donne une piste, sans en reprendre les termes; le paragraphe se termine, ensuite le propos du texte change. Le texte fonctionne par clignotement, par scintillement, ouvrant, dans la linéarité de l’écriture, une brèche qui ne se referme pas tout à fait et dans laquelle la lectrice et le lecteur peuvent glisser différentes interprétations. On retrouve ici un modèle de lecture active et impliquée, plus tournée vers l’expérience émotionnelle que vers l’érudition : « Je ne lis pas pour comprendre, pour savoir, pour juger, mais dans l’espoir d’un étonnement, d’un mirage d’admiration. » (PC, 87) L’essayiste refuse de considérer la lecture comme activité savante, systématisante, pour valoriser une expérience d’adhésion au texte, de proximité avec le texte lu. Il écrit :

les théoriciens ne cessent de s’exciter à grand renfort d’analyses « grillagées ». Je respecte je n’admire pas ces machineries intellectuelles quand elles ne tournent pas à vide ou ne fabriquent pas des machinations idéologiques. Mais moi, dépourvu de tout esprit scientifique et zélateur, quand je m’accoude à la lucarne de mes petites songeries, je vois des choses, oui, et la plupart du temps fort prosaïques (PC, 201-202).

En mettant en regard deux pratiques de lecture, savante et essayistique, Jacques Brault montre que « le savoir n’est pas un ensemble de connaissances, il est une position » (Rancière, 2008, 15) ainsi que l’explique Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé. L’opposition entre des « analyses grillagées » et ses « petites songeries » place les théoriciens dans le rôle du maître et l’essayiste-lecteur dans celui de l’élève. Jacques Brault rend inopérant ce modèle pédagogique dans la mesure où, se présentant comme lecteur et comme apprenti, dévalorisant la position des « sachants17 », il supprime la distance à parcourir pour atteindre le « savoir » constitué. Cette distance, Rancière la critique d’ailleurs en avançant que

c’est toujours la même intelligence qui est à l’œuvre, une intelligence qui traduit des signes en d’autres signes et qui procède par comparaisons et figures pour communiquer ses aventures intellectuelles et comprendre ce qu’une autre intelligence s’emploie à lui communiquer (2008, 16).

En dévalorisant les lectures savantes, Jacques Brault critique une forme de pouvoir reposant sur une communauté de « sachants ». Ses lectures sont à parcourir, à constituer; elles proposent un ethos de lecteur qui n’est pas « sujet » d’un système hiérarchique, mais acteur de sa lecture et doté d’un sens critique. Il présente un modèle d’horizontalité où la lecture peut être pratiquée sans prérequis et où le sens d’un texte n’est pas possédé par une petite communauté de spécialistes.

Son opposition aux lectures savantes peut être mise en écho avec la place qui est faite dans ses textes à la vulnérabilité : « Quoi? nous sommes nus jusqu’à l’os, entièrement exposés à l’inévitable? Oui, ne nous en déplaise. » (PC, 65) Brault-lecteur se présente sous l’angle de la fragilité plutôt que sous celui de la force. C’est d’ailleurs dans cet espace qu’il permet une rencontre entre les textes et le lectorat. Enjeu politique fort que celui d’une communauté capable de se rassembler autour de ce qui manque, ainsi que le propose l’interprétation de l’étymologie du mot « communauté » formulée par Pierre Ouellet dans l’introduction de Politique de la parole, Singularité et communauté : cum – avec et munus – vide, dette, don (2002, 10). Sa lecture s’oppose à l’étymologie formée par « cum-unus » : cum – comme et unus – un, qui laisse entendre un imaginaire du vivre-ensemble fondé sur l’unité et la répétition du même. Le refus d’un imaginaire de la puissance et de la performance pourrait permettre un vivre-ensemble au sens fort du terme, ouvrant un espace pour l’instant fermé à toute personne qui n’est pas « compétitive », un vivre-ensemble depuis la déprise :

Il n’y a plus d’îles, il n’y a que nous, les hommes, vivants parmi les vivants, et donc mortels et le sachant, et pour cela débordés d’un désir dément : parler, projeter des « paroles en archipel », faire un grand ressassement d’îles modifiables au gré de l’inconnu qui parle en chacun devant tous les autres. (PC, 102) 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Corpus étudié

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Textes compagnons

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[1] Dans cette citation, il fait référence aux poètes. Jacques Brault, 1989, La Poussière du chemin, Montréal, Boréal, p. 184. Toutes les citations tirées de ce texte seront désormais suivies entre parenthèses de l’abréviation PC et du numéro de page.

 

Pour citer cet article: 

Sénat, Marion . 2016. « “Il n’y a jamais moyen de déplacer une grille sans que tout s’envole.” Écrire, lire, vivre ensemble dans les essais de Jacques Brault », Postures, Dossier « Écrire avec », n°23, En ligne <http://revuepostures.com/fr/senat-23>