Les adaptions comme interprétations créatives : le cas de Proust en B.D.

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Tout texte est un intertexte1, disait Roland Barthes. Suivant cette logique, aucun.e artiste ne crée ex nihilo, aucune œuvre n’est complètement orpheline ni tout à fait originale. Tout au long du processus de création, plusieurs influences sont sollicitées : des propos inspirants ou un style duquel on aimerait se rapprocher, par exemple. Dans le cas des adaptations, la filiation est évidente et, dans bien des cas, nommée d’office, puisqu’il y a, dans ce genre de projet, un objectif de réplique, de reprise, d’imitation, en plus de la part bien réelle de création. On pourrait dire qu’il s’agit d’un exercice de re-création. L’adaptation est bien évidemment un autre texte que l’original, même si elle partage avec lui plusieurs éléments, comme le titre ou la trame narrative. Les transformations générées par l’adaptation peuvent être plus ou moins importantes, mais elles le sont généralement plus lorsqu’il y a transposition du récit dans un autre médium. Il s’agira ici, tout d’abord, de proposer une réflexion générale sur les adaptations – rôles, fonctions et identité – pour ensuite se pencher sur le cas spécifique de l’adaptation de À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust en bandes dessinées par Stéphane Heuet. Depuis le premier album, Combray, paru en France en 1998, on compte six albums d’adaptation, qui ont été traduits dans près de vingt langues. Sujet de plusieurs débats et controverses notamment au moment de la parution des premiers albums en France, cette adaptation est aujourd’hui un phénomène international, et elle est sûrement la plus commentée des dernières années. Des intervenant.e.s provenant de plusieurs domaines2 s’y sont intéressés, des spécialistes de l’œuvre de Proust aux critiques littéraires, sans oublier les journalistes. L’examen de cette réception permet de réfléchir à la place de l’adaptation au sein de la littérature contemporaine et particulièrement dans le corpus de la bande dessinée. En convoquant des théories de la lecture et de l’interprétation, notamment la notion de « lecture inspirée » de Richard Rorty et celle « d’interprétation inventrice » d’Yves Citton, je tenterai de démontrer qu’une adaptation peut être vue comme le produit d’une lecture particulièrement inspirante d’une œuvre, une lecture qui donne au lecteur ou à la lectrice l’envie de devenir, à son tour, créateur ou créatrice.

L’adaptation comme phénomène interprétatif

Adaptation into an other medium becomes a means of prolonging the pleasure of the original presentation, and repeating the production of a memory3

John Ellis, 1982

Un grand nombre d’adaptations se créent et se publient aujourd’hui; la plupart des grands éditeurs possèdent d’ailleurs une collection spécialement conçue pour accueillir ce genre de textes. L’attrait commercial peut sembler, de prime abord, le principal intérêt de ce genre pour les éditeurs.

En Amérique comme en France, [l’adaptation permet de] capitaliser sur la renommée de textes littéraires pour en tirer de nouveaux profits. Le patrimoine romanesque, en particulier, apparaît comme un gisement autant inépuisable qu’indémodable susceptible d’apporter une véritable manne commerciale (Tellop, 2014).

Si l’idée de « capitaliser » sur une œuvre, de l’utiliser comme tremplin vers la gloire peut attirer les éditeurs, elle attire également les créateur.trice.s dont le talent n’a pas encore été reconnu ou dont l’ambition est surtout économique. Les lecteur.trice.s potentiel.le.s reconnaissent le nom des classiques et peuvent décider de s’y initier, ou de les revisiter, grâce à l’adaptation. De plus, les adeptes d’un.e auteur.e sont souvent curieux.euse.s de lire l’adaptation d’un texte qu’ils ont aimé. Cependant, la conception et la publication d’une adaptation n’est pas un pari sans risque, ce dont il sera question plus loin avec le cas de Proust en BD.

Un autre aspect important des réflexions sur l’adaptation concerne l’histoire et l’institution littéraire. L’adaptation de classiques utilise et renforce l’idée d’un canon littéraire. En effet, seul un texte que l’on considère comme étant de qualité mérite d’être traduit, adapté, partagé. Ainsi, l’adaptation est une sorte d’hommage rendu à l’œuvre et à son créateur ou sa créatrice. En adaptant un texte, on affirme qu’il est assez porteur de sens pour faire l’objet d’une nouvelle œuvre. L’adaptation permet de faire connaître le récit à un lectorat plus large, lectorat auquel ne s’adresse pas nécessairement l’œuvre originale : « [e]n vulgarisant4 les chefs-d’œuvre, [l’adaptation] les fait circuler, les garde vivants, permettant au plus grand nombre d’y être, fût-ce indirectement, exposé » (Groensteen, 1998, 21).

Sjef Houppermans, professeur de littérature française moderne à l’Université de Leiden et spécialiste de l’œuvre de Proust, distingue deux tendances dans la pratique de l’adaptation d’œuvres littéraires, soient « l’exploitation » et la « serviabilité » (Houppermans, 2008). Dans le premier cas, l’artiste choisit un texte parce qu’il se prête particulièrement bien au genre qu’il exerce. Dans le deuxième, le désir d’adapter une œuvre est motivé par un facteur pédagogique ou simplement l’envie de « faciliter l’accès à des œuvres réputées “difficiles” » (398). Thierry Groensteen  et André Gaudreault proposent, quant à eux, d’utiliser le terme de « transécriture » pour désigner le processus créateur mis en branle par un projet d’adaptation. Cette locution leur permet d’analyser les adaptations intermédiatiques plus facilement. Même si, dans tous les cas, on cherche à raconter une histoire, il est pertinent de se demander ce que pourrait apporter ou permettre le médium bédéistique ou cinématographique, par exemple, au récit initial qu’on veut transmettre. Dans le cas des traductions intermédiales, il s’agit non seulement de reconstruire l’intrigue ou de reproduire les moments phares du texte : l’objectif de fidélité s’articule aussi « par des moyens différents de ceux de la littérature, [on cherche] à susciter des réactions analogues » (Tramson, 1989, 54) que celles que peut provoquer l’œuvre originale.

L’origine de la pratique de l’adaptation d’un texte littéraire en bande dessinée s’inscrit dans la longue tradition des livres illustrés, où l’ajout d’illustrations servait à rendre le livre plus attrayant, mais également à faciliter la compréhension de la réalité décrite. Cependant, lorsqu’un récit littéraire est adapté en bande dessinée, « l’image se substitue au texte support. Il ne s’agit plus en effet de représenter des fragments épars du récit, des scènes isolées, mais bien de s’approprier la totalité de celui-ci », comme l’explique Nicolas Tellop (2014). De cette façon, dans les « interprétations graphiques » (Tramson), l’image est mise au service de la narration et de la cohérence de l’intrigue. Pour produire une bonne adaptation, les possibilités du médium, dans notre cas celui de la bande dessinée, devraient servir à ajouter quelque chose au récit et ne pas simplement se contenter de raconter l’histoire. Si le médium n’est qu’un support, il y a « aseptisation de l’œuvre littéraire, nivelée vers le bas par un manque d’ambition artistique. Ni la littérature, ni la bande dessinée n’y trouvent leur compte. » (Tellop, 2014)

D’entrée de jeu, le projet d’écriture d’une adaptation n’est pas considéré comme original5, or, l’entreprise interprétative et créative qu’il met en branle n’est pas un travail mécanique, l’originalité peut se manifester dans la forme et la façon de raconter. L’artiste doit être imaginatif.ve et inventif.ve pour user des possibilités du médium et « recréer » l’œuvre originale, se la réapproprier. D’un autre côté, bien qu’il soit irréfutable que le texte littéraire adapté a « une nouvelle identité », l’éditeur tente souvent de dissimuler le nom de l’auteur.e de l’adaptation en mettant sur la couverture du livre le nom du créateur de l’œuvre originale, nom qui est souvent bien plus vendeur. En réalité, l’adaptation a deux auteur.e.s qui travaillent ensemble; les deux « créent ».

Une œuvre en traduction est une œuvre entre traduction et création impliquée dans un rapport d’équivalence, face à l’œuvre source qui en est le modèle et dont le message ne peut être transmis que d’une manière subjective, puisque les processus de lecture et d’intentionnalité impliquent par définition, l’interprétation de l’œuvre et de ce fait la création. (Gobin, 2006, 35)

Par son interprétation et les choix qu’il ou elle fait (sélection, choix du style, de la forme, etc.), l’artiste adaptateur engage un « dialogue entre les représentations du présent et celles du passé » (Tellop, 2014).

Certains textes sont-ils plus susceptibles de générer des adaptations par leur notoriété, l’intérêt de leur diégèse, leur style, leur forme? Groensteen propose que oui : il nomme « adaptogénies » (1998) les œuvres qui suscitent un nombre important d’adaptations et de l’autre côté, il avance que certaines œuvres auraient un « caractère intrinsèquement réfractaire à la transécriture » (Groensteen, 1998, 19). Comme exemple de texte qui résiste à l’adaptation, il cite le travail d’Hergé qui a été pensé et conçu pour la bande dessinée. Proust, quant à lui, est souvent considéré comme un intouchable, ne serait-ce que pour l’influence de son œuvre et pour son style singulier. D’ailleurs, La Recherche n’a inspiré qu’un petit nombre d’adaptations :

La révérence qu’inspire son nom, l’ampleur de son roman-cathédrale, le peu de place qu’y tient l’action, la longueur proverbiale de ses phrases, la nécessité de recourir à une documentation historique pour ressusciter la société proustienne, non vraiment, les arguments propres à dissuader le plus chevronné des dessinateurs ne manquaient pas. (Groensteen, 2010)

Ainsi, contre toutes attentes, Stéphane Heuet choisit de transposer l’œuvre de Proust en bandes dessinées et il défend son choix de médium par une impression de lecture : « Proust, c’est incroyablement visuel, dit-il, c’est un peintre raté qui avait le talent incroyable de décrire. » (Heuet cité par Charpentier, 2007, 2). En tant que dessinateur, Heuet a choisi l’œuvre de Proust parce qu’elle l’inspirait et lui permettait de créer à partir de ce qu’il savait faire.

Le cas de Proust en B.D. : Une expérience de lecture singulière

Un lieu commun de la réception et de ce qui a été écrit à propos de La Recherche de Stéphane Heuet est la description de l’expérience de lecture de l’œuvre de Proust par l’auteur de l’adaptation. Quelle était cette fameuse lecture qui a donné envie à Heuet de se lancer dans ce projet un peu fou? Grosso modo, elle se serait déroulée en deux temps. Le premier contact avec l’œuvre se serait fait à l’âge de 20 ans, alors que le jeune homme était en congé forcé. Cette expérience aurait été peu concluante : aussi aurait-il refermé le livre après une dizaine de pages, ennuyé. Il s’y serait remis, quelques années plus tard, dans le but de prouver à un ami que l’œuvre de Proust était sans intérêt, mais cette fois son expérience aurait été bien plus inspirante :

J’ai découvert l’humour, le charme et la justesse d’analyse de Proust. J’ai surtout découvert que ce qu’il écrivait, c’est ce que nous ressentions tous sans jamais pouvoir l’exprimer. Et j’ai découvert avec délice combien ce livre était visuel, à quel point la peinture, l’art en général, y étaient présents. Et la drôlerie de personnages comme Céline, Flora, les Verdurin, Cottard et tant d’autres, alliée à cette présence de l’image, du graphisme, m’a très vite donné l’idée de la transposition en bande dessinée. (Heuet cité par De Gmeline 2013, 85)

Si le récit de cette expérience a contribué à transformer l’auteur en un phénomène médiatique et, de cette façon, à donner une plus grande visibilité à son œuvre, il ne s’agit pas de son seul intérêt. Cette anecdote rend compte de l’acte de lecture, de la « lecture créative » que Stéphane Heuet a fait de l’œuvre de Proust. Jacques Tramson définit ce genre de lecture comme étant « suscitée par les grands textes « “'poétiques”' (au sens de la poésie, mais aussi de la “'poétique”', dynamique créatrice de l’œuvre d’art) » (Tramson, 1989, 84). Ainsi, à sa deuxième lecture, À la recherche du temps perdu résonne pour son lecteur; il y découvre des aspects qu’il n’aurait point suspectés. La Recherche devient alors un grand texte pour lui, un texte qui l’inspire et qui l’a poussé à faire « [n]i une ni deux, à trente-cinq ans, […], sans aucune expérience du média (il n’a jamais publié une seule page de bande dessinée où que ce soit, l’auteur souligne), décide qu’il va mettre Proust en cases. » (Groensteen, 2010) Il est intéressant de souligner qu’avant même la sortie de son premier album, Stéphane Heuet s’exprime beaucoup dans les médias pour expliquer son entreprise et ses intentions. D’ailleurs, la plupart des critiques du texte s’attardent longuement sur le projet et sur la présentation d’Heuet comme un passionné prêt à dédier sa vie à l’adaptation de l’œuvre de Proust et parlent peu du contenu. Ainsi, l’œuvre a peu été considérée en soi, à l’extérieur de son rapport à Heuet et son expérience de lecture, puisque celui-ci s’est mêlé de la réception dès le début. Heuet peut alors être pris comme lecteur et interprète de l’œuvre de Proust, mais également comme interprète de sa propre création.

Adaptation pour la transmission : un objectif réaliste?

Who actually reads [Proust’s] immense semiautobiographical novel these days?6

Alan Riding, New York Times (1998).

Stéphane Heuet est devenu, grâce à sa Recherche, un ambassadeur mondial de Proust7. En novembre 2001, il s’est vu décerner la « Madeleine d’or » par le Cercle littéraire des proustiens de Calbourg-Balbec. Cet honneur a de quoi surprendre8, mais ce pourrait être un indice que la bande dessinée commence à être légitimée même dans les milieux littéraires les plus puristes :

Il est assez probable que le même milieu littéraire, quelques décennies plus tôt, aurait cloué au pilori n’importe quel auteur de bande dessinée qui aurait eu l’outrecuidance de s’attaquer à une œuvre aussi intouchable. Mais les temps ont changé : la bande dessinée occupe dans notre environnement une place désormais « incontournable », la culture littéraire et humaniste fout le camp […] il n’y a donc plus beaucoup d’espoir de les intéresser aux méandres du texte proustien; alors l’initiative d’Heuet  apparaît comme bonne à prendre. (Groensteen, 2010)

Doit-on considérer l’adaptation et son succès comme un hommage au génie de Proust ou comme une preuve que l’œuvre originale est ineffective? Certains analystes se sont tournés vers l’argument des chiffres de vente : « Today, however, only about 15,000 copies of ''Swann's Way'' are sold in France each year, and Mr. Heuet's comic strip may well exceed that number in the coming weeks.9 » (Riding, 1998, B9) Si l’œuvre de Proust continue d’être l’objet d’analyses poussées et d’admiration, il est moins certain qu’elle soit toujours attrayante pour le lectorat contemporain. Je présenterai ici quelques hypothèses permettant de croire que le recours à la bande dessinée faciliterait la transmission du classique.

L’ampleur de l’œuvre originale et le temps qu’il faut pour lire La Recherche en entier a de quoi décourager plusieurs lecteurs ou lectrices. La bande dessinée offre un résumé, digne d’un « parcours en TGV » (Chartier) à travers l’œuvre. Prenons l’exemple du roman Un amour de Swann, dont l’original fait 200 pages en Pléiade; l’adaptation en BD, de son côté, compte 2 albums de 48 pages chacun. Le temps de lecture pour traverser le récit est donc vraiment plus court dans le cas de l’adaptation. De plus, le style littéraire et sa réputation d’œuvre difficile pourraient être un autre obstacle à la lecture de l’original. « Proust rebute. Moi, je voulais que le lecteur le trouve aussi facile à lire que Tintin. Et comme beaucoup de gens voulaient savoir ce que c’était cette histoire de madeleine… », explique Stéphane Heuet (cité par Charpentier, 2007, 2). Ainsi, il montre que l’intérêt pour l’œuvre est réel, que son aura fascine toujours, néanmoins le texte n’est pas accessible à tous les lecteur.trice.s. L’adaptation, bien qu’elle reprenne des extraits du texte, l’allège considérablement, le rend plus lisible. De ce fait, l’adaptateur cherche à démocratiser l’œuvre de Proust : « Proust has been kept in a ghetto of snobs as a sort of precious gold and diamond object. For me, any effort to democratize Proust is valid. » (Heuet cité par Riding, 1998, B9) Cependant, Anne-Marie Chartier met en garde contre la tentation de crier victoire trop vite : « Car ces romans graphiques, s’ils aident à lire, n’aident pas à lire la littérature, puisqu’une œuvre littéraire est “'bien plus que ce qu’elle raconte”'. Pas plus que la lecture d’un scénario ne fait connaître un film, la vue des planches illustrées ne fait “'connaître une œuvre”'.10 » (Chartier, 2009, 57) De cette manière, il ne faut pas oublier que le texte source et sa traduction, même s’ils portent le même titre et le même auteur, sont deux œuvres distinctes.

Le principal intérêt du médium de la bande dessinée pour l’adaptation de l’œuvre de Proust réside dans un mode de narration qui repose sur une étroite collaboration entre le texte et l’image. Ainsi, elle permet de montrer une réalité qu’on aurait seulement pu décrire dans un texte écrit. L’aspect visuel facilite la compréhension et la transmission d’une réalité dans des contextes éloignés, ou pour des lecteur.trice.s qui ne sont pas spécialistes de la société française de cette époque (codes sociaux, arts, littérature, etc.) : « Je pensais par ailleurs que l’illustration documentaire permettrait à beaucoup […] de voir à quoi pouvaient ressembler les lieux et monuments qui ont inspiré Combray, Balbec, Doncières, le Paris de Swann, ainsi que la rue La Pérouse, les œuvres d’art évoquées ou partiellement inventées... » (Heuet cité par De Gmeline, 2013, 85) L’extrait reproduit ci-dessous évoque comment l’illustration permet de faire des références plus efficaces à des œuvres d’art.