Ce qui nous mène à faire de la littérature notre champ d’études est un rapport avec des œuvres suscitant une fascination qui traverse les époques et qui leur confère le statut de « classique littéraire ». Il en est ainsi pour Madame Bovary de Gustave Flaubert, Le Père Goriot d’Honoré de Balzac ou Le Rouge et le noir de Stendhal, pour ne nommer que celles-là. Ces œuvres semblent faire partie d’un corpus regroupant des textes qui ont non seulement traversé leur époque, mais qui l’ont, plus souvent qu’autrement, profondément marquée par leur originalité et leur apport singulier au monde littéraire. Innovation formelle, audace thématique, critique acerbe de l’époque et de ses acteurs, réception critique et populaire : voici quelques caractéristiques qui peuvent contribuer à élever les œuvres au rang de classique. Chaque individu évoluant dans le monde littéraire développe avec certaines de ces œuvres un lien particulier qui influence ses recherches et ses intérêts.
Le chercheur qui est aussi écrivain tisse quant à lui un lien parallèle qui le relie non pas au livre en tant que tel, mais à la démarche d’écriture derrière les œuvres, et donc à l’écrivain classique. Je me permets ici de préciser ce que j’entends par « écrivain classique ». Il est nécessaire d’entendre cette expression non pas comme faisant référence à l’époque classique, mais plutôt comme renvoyant à un écrivain classique personnel, qui serait l’auteur d’une œuvre importante et marquante, orientant notre démarche créatrice. Cet écrivain est pour moi Marguerite Duras. Son œuvre possède des caractéristiques qui en font une œuvre fondamentale dans ma démarche d’écriture.
Ce rapport aux « classiques personnels » dans le processus d’écriture m’intéresse et soulève plusieurs questions : comment ce lien à un style littéraire reconnu, nommé comme étant « classique », influence la démarche des écrivains contemporains? Qu’est-ce qui fait naître le désir d’« écrire comme » tel écrivain? Ce désir présente un problème dont l’écrivain n’est pas toujours conscient et qu’il doit tenter de résoudre s’il souhaite développer sa propre écriture.
Je tenterai d’offrir des éléments de réponse en me servant du rapport que j’entretiens avec la pratique littéraire de Marguerite Duras pour illustrer mon propos.
Au moment d’entreprendre l’écriture d’un nouveau texte, l’écrivain ne s’installe pas à la table de travail seul. Il y invite, souvent inconsciemment, les écrivains dont le style l’inspire et le touche. Certains passages de Duras ont provoqué chez moi une forte émotion, puisque je reconnaissais dans la voix durassienne une étrangeté fascinante. Voici un de ces passages, tiré du Ravissement de Lol. V. Stein :
La nuit avançant, il paraissait que les chances qu’auraient eu Lol de souffrir s’étaient encore raréfiées, que la souffrance n’avait pas trouvée en elle où se glisser, qu’elle avait oublié la vieille algèbre des peines d’amour (Duras, 1964, p. 19).
Cette phrase est celle qui m’a donné envie d’ « écrire comme Duras ». Ce style littéraire auquel j’ai été confrontée a, en plus de me bouleverser en tant que lectrice, profondément ébranlé ma démarche d’écriture. Imprégnée de la phrase de Duras, je souhaitais écrire « comme elle ». Je sentais la tristesse insondable de Lol. V. Stein et son impossibilité de la vivre. Je sentais le manque s’installer et j’espérais le combler avec mes mots.
Un souffle dans la chevelure de la femme. Mes paupières se ferment sur le spectacle éblouissant des corps inondés de la lumière de l’aurore. Nos visages, baignés de soleil, exclus de la danse par la passion dévastatrice qui emportent les silhouettes. Attente impossible à soutenir. Insoutenable désir qui brûle et consume.
Aujourd’hui, je suis consciente que cette recherche stylistique n’était pas mienne. Je tentais de m’approprier le style d’une écrivaine admirée, oubliant ainsi de poursuivre ma recherche d’une démarche créatrice. Je pense que l’un des risques que peut engendrer ce genre de rapport à l’écrivain classique, c’est de plagier son style sans s’en rendre compte, en reprenant formellement des procédés d’écriture (notons dans le cas de Duras l’utilisation de la phrase nominative ou encore l’écriture de type scénario), des thèmes, et ultimement, en imitant la voix de l’écrivain.
Dans Le Plagiat par anticipation, Pierre Bayard explique ce risque qui devient pour l’écrivain une crainte.
La crainte d’être plagié – que ressent légitimement tout créateur – se double souvent d’une autre, plus singulière, celle de plagier et de perdre ainsi le contrôle de sa création, et, au-delà, le contrôle de soi-même. En plagiant l’œuvre de l’autre, surtout si je ne m’en rends pas compte, je perds là aussi l’autonomie de ma création et me retrouve tout autant dépossédé que si mes idées me sont subtilisées à mon insu, et tout autant, de ce fait, en danger psychique (Bayard, 2009, p.79).
Dans mon cas, j’ignore si je peux parler de plagiat inconscient, mais en réfléchissant à ce que Bayard affirme, il n’est pas difficile de concevoir qu’une telle entreprise puisse mener l’écrivain à perdre le contrôle de son processus créateur. Le style durassien semblait si parfait à mes yeux, à une certaine époque, que je tentais de reprendre sinon son style en tant que tel, du moins les manies touchantes de son écriture. Je souhaitais arriver à écrire comme elle et j’entendais sa voix :
Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu’aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir.
Nous allons rester seuls, mon amour.
La nuit ne va pas finir.
Le jour ne se lèvera plus sur personne.
[…]
Tu me tues.
Tu me fais du bien (Duras, 2011, p. 70).
La tension palpable dans ce passage illustre ce qui fait à mon sens la beauté du style de Duras : de l’écriture tiraillée par un désir qu’il semble impossible à assouvir émane une violence, que les personnages accueillent dans l’espoir d’une résolution de la tension. Lire l’œuvre de Duras, c’est assister, à chaque texte, à une tentative de résolution du désir. Ce qui me fascine et qui a fait naître chez moi le désir de reprendre sa voix, c’est peut-être que l’œuvre elle-même paraît bâtie sur la reprise. Ainsi, on peut dire qu’elle est une éternelle répétition, qu’elle est dirigée par un mouvement consciemment cyclique qui ne cesse de revenir à un point de départ fondateur. Ce qui permet l’écriture de la répétition chez Duras, c’est justement l’inaboutissement de chaque œuvre, l’irrésolution d’un désir qui reste en suspens. Certains textes semblent porter une conscience de cet échec. Il en est ainsi de L’Amour, qui se termine sur un incendie qui ravage S. Thala (Duras, 2011, p.1332). S’il est possible de voir cet incendie comme le dénouement du texte, comme la destruction ultime, il faut cependant porter une attention particulière à la toute dernière phrase du roman : « Ils se taisent. Ils surveillent la progression de l’aurore extérieure » (Duras, 2011, p.1334). L’incendie, juxtaposé à l’image de l’aurore grandissante, annonce à la fois la destruction et la renaissance. Le texte révèle ainsi le procédé cyclique de reprise sur lequel est basée l’œuvre entière : à la suite d’une tentative d’achèvement avortée se bâtit la possibilité du prochain texte. Ce qui a déjà été écrit devient donc le seul matériel nécessaire à la création du prochain texte. L’histoire amorcée dans Le ravissement de Lol. V. Stein1 est reprise dans L’Amour, puis de façon évidente dans La femme du Gange, où le personnage de Lol. V. Stein est désigné par ses initiales : « Assise contre un grillage, sur la plage, […] celle qui regarde le sol, la deuxième femme. Elle a un nom matriculaire : L.V.S. » (Duras, 2011, p. 1437). Un autre exemple de reprise est le lieu de l’intrigue de ces trois textes, S. Thala, ville hantée par les personnages, véritables revenants qui ressurgissent, simplement désignés de façon différente par l’écrivaine. Dans Le ravissement, Lol. V. Stein vient de S. Thala : « Lol. V. Stein est née ici, à S. Thala » (Duras, 2011, p. 287). Dans L’Amour, l’homme, la femme et le voyageur déambulent sur les plages de S. Thala : « Dans tout S. Thala, lâchées, les sirènes de l’épouvante. Il regarde le ciel, la mer. Puis celle qui dort dans les bras du voyageur » (Duras, 2011, p. 1333). Dans La femme du Gange, toujours S. Thala : « Le jour naissant. Façade aveugle de l’hôtel, du block-haus de S. Thala. Une seule fenêtre est ouverte » (Duras, 2011, p. 1441). Chacun de ces textes contient les éléments nécessaires à l’écriture du prochain livre. Ce ne sont pas des suites, puisque Duras ne fait que reprendre la même intrigue et en reconfigurer les composantes. En ce sens, dans L’entretien infini, Maurice Blanchot écrit :
D’abord, personne ne songe que pourraient être créés de toutes pièces les œuvres et les chants. Toujours ils sont donnés à l’avance, dans le présent immobile de la mémoire. Qui s’intéresserait à une parole nouvelle, non transmise ? Ce qu’il importe, ce n’est pas de dire, c’est de redire et, dans cette redite, de dire chaque fois encore une première fois (Blanchot, 1969, p. 469).
L’œuvre de Duras semble mettre à profit ce procédé de redite, offrant à chaque fois des éléments qui, révélés sous un angle nouveau, enrichissent l’univers de l’œuvre afin de tendre vers cette ultime résolution du désir. Dans ce cas, serait-il juste de dire que l’écrivaine s’est elle-même plagiée ? Peut-on en fait, parler d’auto-plagiat ? Le plagiat agirait chez Duras comme un art poétique, un concept fondateur de la mécanique de l’œuvre. Ce que nous pouvons affirmer à propos de la reprise chez Duras, c’est qu’elle permet de toujours dire une première fois, tel que le souhaite Blanchot. Chaque texte est en effet une œuvre en soi. Il n’est pas nécessaire de lire toute la Trilogie indochinoise – formée par Un Barrage contre le Pacifique (1950), L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord2 (1991) – pour comprendre chaque texte. Cependant, sa lecture permet de reconnaître l’entreprise colossale de redite, de reprise et de répétition qui est à l’œuvre chez Duras et ainsi de devenir complice. L’ensemble de la trilogie forme un texte qui engloberait tous les textes, ces derniers pouvant êtres perçus comme autant d’états d’une même histoire, celle de la jeune française qui trouve un amant chinois et qui entretient une relation problématique avec sa mère. Le thème peut sembler banal, mais ces trois textes, dont L’Amant est sans doute le pilier, font en fait l’exploration des ruines de la même histoire. L’écrivaine y reprend des phrases, des scènes et des motifs presque mot pour mot. C’est à mon sens ce qui fait la force de l’œuvre durassienne : ce continuel retour dans les mêmes eaux – peut-être celles du Gange – gluantes, dont personne ne sort indemne.
Le vent dans les cheveux hirsutes de la mendiante de Birmanie. Le souffle du vent, saturé du parfum des mangues trop mûres et des cris infatigables de la folle du Gange. Crier, toujours. Chanter, toujours. La folie, toujours. Insoutenable désir qui brûle et consume.
Finalement, le plagiat, ou l’auto-plagiat, devient chez Duras une force positive qui, plutôt que de demander à l’écrivain de se tourner vers le passé, comme le fait habituellement le plagiat, permet d’aller toujours plus loin dans l’élaboration d’un univers. En fait, j’aimerais qu’on entende par plagiat la reprise sur plusieurs plans d’une même histoire. Il serait dans ce cas peut-être plus approprié de dire que les textes se plagient eux-mêmes entre eux, ayant déjà mentionné plus haut qu’ils semblaient investis d’une certaine conscience. Les exemples concernant Lol. V. Stein et S. Thala illustrent ce phénomène, tout comme la reprise de la figure de la mendiante, qui traverse tout le cycle indien composé du Ravissement de Lol. V. Stein, de L’amour, du Vice-consul, de La femme du Gange et d’India song. Les origines de la mendiante nous sont révélées dans Le Vice-consul, où déjà elle entonne son chant :
On ne la retrouve plus jamais aux abords du pays natal. Dans la lumière bouillante et pâle, l’enfant encore dans le ventre, elle s’éloigne, sans crainte. Sa route, elle est sûre, est celle de l’abandon définitif de sa mère. Ses yeux pleurent, mais elle, elle chante à tue-tête un chant enfantin de Battambang (Duras, 2011, p. 556).
Dans India Song, toujours le chant et les cris déments :
voix 1
Des mots sans suite.
Elle rit.voix 2
Une mendiante.voix 1
Folle ?voix 2
C’est ça…Dans les allées du parc, soleil d’après la pluie. Soleil mouvant. Taches de lumière grise, pâle. Cris et rires de la mendiante, toujours.
voix 1
Ah oui… je me souviens. Elle se tient au bord des fleuves… elle vient de Birmanie… ?voix 2
Oui (Duras, 2011, p. 1531).
La mendiante est en quelque sorte un fantôme qui hante le cycle indien, comme si elle était là pour assurer le bon déroulement de l’histoire qu’elle connaît par cœur, ayant chanté et crié dans chacune de ses manifestations.
La figure fantomatique de la mendiante qui revient sans cesse est tributaire de la dimension transgressive que j’affectionne tant dans l’écriture de Duras. J’admire, en plus de son utilisation de la répétition, ce droit qu’elle se donne d’écrire le silence, l’immobilité. Par exemple, dans India song :
Ils dansent. Ils se rapprochent jusqu’à ne faire qu’un. India Song s’éloigne. Fondus dans la danse, l’un dans l’autre, presque immobiles.
Puis, immobiles.
[…]
Plus de musique.
Au loin, une rumeur. Puis elle passe. D’autres rumeurs. Immobiles, toujours, dans le silence cerné par le bruit.
Scellés. Arrêtés.
Longtemps (Duras, 2011, p. 1529).
Duras décrit l’étreinte immobile des personnages avec une sensibilité qui fait oublier le fait qu’elle décrit simplement deux humains qui ne bougent pas. « Longtemps », précise-t-elle. Cette capacité de rendre compte de moments dénués d’action est pour moi un exemple de la singularité de l’écriture durassienne. De plus, cette scène de danse, unissant un homme et une femme dans une étreinte statique, est présente dans Le ravissement et Le Vice-consul, entre autres. Cet esprit transgressif viendrait donc, aussi, de la reprise inhérente à l’œuvre. Gilles Deleuze affirme, dans Différence et répétition, qu’« à tous égards, la répétition, c’est la transgression » (Deleuze, 1968, p. 9). En ce sens, la transgression, opérée par la répétition chez Marguerite Duras, est ce qui donne à l’œuvre sa cohérence. C’est ce qui assure une unité de sens et qui relie les textes entre eux. C’est ce qui fait la singularité de l’œuvre et qui pourrait lui conférer son statut de classique.
Je me demande ainsi si ce n’est pas le désir d’explorer un texte classique et son style littéraire d’une tout autre façon qui serait à l’origine du désir « d’écrire comme ». Et si, inconsciemment, nous pensions que la reprise du souffle d’un auteur classique permettrait d’apporter une nouvelle couche de sens à un texte que nous ne pouvons cesser de relire? Si, justement, la prochaine étape était non pas d’offrir une lecture personnelle d’un texte de Duras, mais plutôt d’en offrir une réécriture? Dans Palimpsestes, Gérard Genette développe le concept d’hypertextualité3, qui a la particularité de toujours questionner les œuvres. À ce propos, il écrit :
L’hypertextualité a pour elle le mérite spécifique de constamment relancer les œuvres anciennes dans un nouveau circuit de sens. La mémoire, dit-on, est « révolutionnaire » - à condition sans doute qu’on la féconde et qu’on ne se contente pas de commémorer (Genette, 1982, p. 453).
Genette cite ensuite Borges qui, dans Enquêtes, affirme que : « [l]a littérature est inépuisable pour la simple raison qu’un seul livre l’est. » (Genette, 1982, p. 453). Genette poursuit alors dans le même sens que Borges :
Ce livre, il ne faut pas seulement le relire, il faut le récrire. […] Ainsi s’accomplit l’utopie borgésienne d’une littérature en transfusion perpétuelle […] dont tous les auteurs ne font qu’un, et dont tous les livres sont un vaste Livre, un seul Livre infini. L’hypertextualité n’est qu’un nom de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine (Genette, 1982, p. 453).
En adoptant l’optique borgésienne de la littérature, c’est-à-dire notre droit d’écrire, de récrire, d’emprunter, de répondre ou même de poursuivre des œuvres déjà écrites, nous trouverions le moyen de substituer au désir « d’écrire comme » le désir « d’écrire avec ». Le rapport à l’écrivain classique n’en serait plus un de hiérarchie, mais en serait plutôt un d’accompagnement. Notre démarche créatrice personnelle serait accompagnée par celle de l’écrivain classique. Ainsi, ce ne serait plus un modèle à « atteindre », mais une façon de prolonger, à l’aide de notre propre voix, une œuvre qui nous a particulièrement marqués. Nous ne penserions plus cette relation sur un syntagme historique, mais sur un syntagme linguistique. C’est-à-dire que notre rapport à l’œuvre classique relèverait de ce fait du rapport que tout écrivain entretient avec le langage comme ensemble de possibilités. Pour appuyer cette pensée, je me réfère à la poétique développée par Paul Valéry dans « L’enseignement de la poétique au Collège de France », que commente Pierre Bayard dans Le plagiat par anticipation. Je cite d’abord Valéry qui écrit:
D’ailleurs, en considérant les choses d’assez haut, ne peut-on pas considérer le Langage lui-même comme le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre littéraires, puisque toute création dans cet ordre se réduit à une combinaison des puissances d’un vocabulaire donné, selon des formes insinuées une fois pour toutes ? (Bayard, 2009, p. 94)
Pierre Bayard tire de cette affirmation une déduction qui appuie ce rapport à l’œuvre classique que je tente d’établir, puisqu’il ne serait plus question de plagiat, mais bien d’une contribution à une œuvre littéraire universelle. Il écrit: « C’est le langage envisagé dans sa totalité qui constitue l’œuvre littéraire la plus accomplie » (Bayard, 2009, p. 94). En ce sens, les œuvres ne seraient plus opposées en termes chronologiques. Il devient possible de penser que, malgré le fait que j’écrive après Duras, il n’est plus question de plagiat, mais bien d’une combinaison linguistique qui se rapproche de la sienne. Duras aurait, elle aussi, appliqué ce principe à son œuvre, puisant dans son propre lexique de nouvelles combinaisons. On ne parlerait dès lors plus d’auto-plagiat, mais bien d’associations – à la fois formelles et thématiques – qui trouvent leurs composantes à même le corpus durassien4. À propos de ce principe de possibilités linguistiques, Pierre Bayard poursuit :
Ce sont les possibilités incluses dans le langage qui présentent maintenant de l’intérêt et non les auteurs qui ont pu attacher temporairement, et comme par inadvertance, leur nom à telle ou telle de ces possibilités. D’autre part, le langage est compris comme une gigantesque combinatoire dans laquelle les auteurs viennent successivement puiser telle ou telle possibilité disponible (Bayard, 2009, p. 94).
Une telle conception de l’écriture et du rapport aux œuvres classiques ouvre pour l’écrivain la possibilité infinie d’assurer cette circulation des œuvres dont parle Genette. Et si l’important, comme l’affirme Blanchot, « est de toujours redire une première fois » (Blanchot, 1969, p. 469), je crois que redire, ou plutôt récrire, avec les écrivains classiques et non comme les écrivains classiques, nous permettra d’accomplir ce souhait de Blanchot.
Cette façon d’aborder le langage exige d’abandonner toute idée de propriété. Toujours dans L’Entretien infini, Blanchot écrit :
Disons brièvement que le livre peut toujours être signé, il reste indifférent à qui le signe ; l’œuvre […] exige la résignation, exige que celui qui prétend l’écrire renonce à soi et cesse de se désigner. Pourquoi signons-nous nos livres ? Par modestie, pour dire : ce ne sont encore que des livres indifférents à la signature (Blanchot, 1969, p. 629).
La modestie dont il parle permet de concevoir la littérature comme un lieu d’échanges qui se préoccupe peu des livres en tant qu’objets qui consigneraient le langage. C’est à même un langage libre et volatile, libéré des frontières que peuvent représenter les pages du livre, que l’écrivain irait chercher la matière nécessaire à la création de son texte. Le chapitre de L’Entretien infini dans lequel Blanchot partage cette réflexion se nomme, à propos, « L’absence du Livre ». Nous pouvons donc dire qu’il serait d’accord avec Paul Valéry pour affirmer qu’effectivement, le langage est véritablement l’œuvre ultime.
Le rapport qu’un écrivain entretient avec un écrivain classique passe par une voix contemporaine qui répond à une voix de jadis. C’est ajouter sa parole à la communauté de voix qui permet de faire entendre son écho. Ce n’est pas en le copiant ou en le plagiant – même si la tentation est là, même si c’est fait parfois de façon inconsciente – que j’arriverai à rendre compte du lien privilégié que j’entretiens avec mon classique, c’est plutôt en offrant ma voix d’écrivaine accompagnant la sienne, à l’unisson. « Palimpsestes », dirait Genette. La réécriture du texte serait ainsi un échange sous-terrain entre l’écrivain contemporain et l’écrivain classique. Il n’est pas nécessairement question d’annoncer ou de révéler la réécriture, mais plutôt d’utiliser l’esprit de mon modèle classique pour nourrir une voix qui m’est propre.
Je crois ainsi que le moment précis du geste d’écrire est tributaire de ce désir d’honorer l’esprit de Duras. Ce qui m’apparaît fondamental et finalement très beau, c’est que je retiens de la poétique de Duras une singularité qui m’inspire à faire de mes textes des objets qui porteraient la trace de ma singularité. Mon rapport avec Duras en tant qu’écrivaine est empreint de respect. Un respect pour l’authenticité qui jaillit, fulgurante, des phrases de Duras. C’est ultimement cette authenticité que je souhaite retenir de mon rapport à l’écrivaine : je veux à mon tour laisser jaillir une vérité portée par un souffle qui est mien. Un souffle à relai, entre Duras et moi, entre sa langue et la mienne, unies dans un même désir, celui de laisser les mots briser le silence.
Fracas des chants sur les falaises. La pointe des roches perce la peau, comme les éclats d’une même fable. Décuplée, la voix de la folle qui poursuit la route, sans destination autre que le départ. Elle est ronde comme le monde et grandit en elle l’origine, le début de voyage, l’annonce de la mort. Décuplée, la voix de l’écrivain qui dans un cri silencieux en appelle au silence antérieur. Insoutenable désir qui brûle, qui consume. Chair qui sollicite la brûlure pour continuer d’exister, pour continuer de répandre sa langue, son dialecte, quelque chose comme une berceuse étrange venue des tréfonds d’un fleuve mythique.
Duras n’est finalement pas tant un modèle qu’une consœur. Si son œuvre m’a tant touchée, c’est sans doute parce qu’elle est venue révéler les premiers balbutiements de ma propre voix d’écrivain. Je peux maintenant, grâce à Duras et à ses mots, à Lol. V. Stein et au sable de la plage de S. Thala, continuer de définir, de raffiner ma voix qui, j’en suis sûre, s’abreuvera aux eaux poisseuses du Gange, attentive au chant de la mendiante.
Aron, Paul. 2004. Neuf études réunies et présentées par. Du pastiche, de la parodie et de quelques notions connexes. Québec : Éditions Nota Bene, 250 p.
Bayard, Pierre. 2009. Le plagiat par anticipation. Paris : Les éditions de Minuit, Coll. « Paradoxe », 154 p.
Blanchot, Maurice. 1969. L’entretien infini. Paris : Gallimard, 640 p.
Deleuze, Gilles. 1968. Différence et répétition. Paris : PUF, Coll. « Épiméthée », 409 p.
Duras, Marguerite. 1964. Le Ravissement de Lol. V. Stein. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 191 p.
Duras, Marguerite. 1993. Écrire. Paris : Gallimard, Coll. « Folio », 146 p.
Duras, Marguerite. 2011. Œuvres complètes II. Paris : Gallimard, Coll. « La Pléiade », 1896 p.
Genette, Gérard. 1982. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris : Éditions du Seuil, 468 p.
Hennig, Jean-Luc. 1997. Apologie du plagiat. Paris : Gallimard, Coll. « L’infini », 142 p.
Sangsue, Daniel. 2007. La relation parodique. Paris : José Corti, Coll. « Les Essais », 376 p.
Thisdale, Isabelle. 2012. « "Écrire comme". Le rapport aux écrivains classiques dans le processus d’écriture », Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/thisdale-16> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, p. 27-37.