Pour un renouveau de la photographie en littérature

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Aucun art ne me donne cette sensation. Aucune peinture, aucune fiction, aucune musique ne me conduit vers ce lieu presque indicible où, en regardant un présent construit par la photographie, je peux croiser les flottements du cœur et de l’âme d’un passé qui s’éloigne et se cogne contre aujourd’hui.

Arlette Farge, 2000, p. 8.

Il n’est plus nouveau de relier photographie et littérature. D’abord comprise comme une forme de reproduction de la réalité, la photographie a bien vite été pensée, au même titre que la peinture, la sculpture, la littérature, comme un art, se libérant par le fait même des poncifs sur la ressemblance qui l’accablaient. À maintes reprises depuis, les discours littéraire et photographique se sont amalgamés. À l’instar de leurs confrères historiens de l’art, les littéraires ont étudié l’image photographique, ses fondements techniques, esthétiques, symboliques, et ses intrications possibles avec le texte. Or, pour diverses raisons, il s’est avéré que cette réflexion n’a pas suivi l’évolution fulgurante de son objet. En ce qui a trait à la littérature et à la photographie, nous ne pouvons nous en cacher : le discours théorique se réfère presque automatiquement à la sémiotique visuelle développée par Roland Barthes, comme si tout ouvrage finissait inévitablement par s’en réclamer. Bien qu’intéressante sur de nombreux points – elle n’a pas été discutée durant tout ce temps sans raison – elle s’avère bien vite insuffisante puisque érigée majoritairement – et Barthes ne s’en cache pas, d’ailleurs! – sur des considérations personnelles, subjectives. L’œuvre centrale de cette sémiotique, La Chambre claire, demeure, pour l’essentiel, une oraison funèbre pour la mère de l’auteur, tout juste décédée. Barthes eut beau tâcher d’indiquer que ses réflexions s’ancraient dans l’expérience de ce deuil, ses propres réserves n’ont pas empêché que son point de vue soit utilisé comme modèle, comme absolu de la photographie pendant de nombreuses années par le discours littéraire.

C’est néanmoins pour son caractère profondément subjectif que je privilégierai d’abord cette réflexion de Barthes pour ensuite l’écarter. Je souhaite revoir les concepts centraux de sa théorie – le punctum, le studium, le ça a été, etc. – afin de mettre en lumière leurs forces et leurs limites respectives, et ensuite chercher à les réactualiser à travers de la théorie de l’image dialectique développée par Georges Didi-Huberman. Cette réflexion, je l’espère, me permettra de cerner davantage la nature de ce langage que partagent parfois, le temps d’un texte, la photographie et l’écriture.

Au jardin d’hiver

Barthes amorce son livre en annonçant clairement son l’intention : il désire « formuler le trait fondamental, universel sans lequel il n’y aurait pas de Photographie » (Barthes, 1980, p. 22), et ce, à partir de mouvements, d’impressions personnelles. Or, une centaine de pages plus loin, force est de constater qu’il n’a pas trouvé ce trait fondamental, mais qu’il n’a pu que fixer ce qu’il nomme « une vérité », mais une vérité pour lui seul (Barthes, 1980, p. 171). La Chambre claire devient ce fil d’Ariane permettant à Barthes de nommer sa vérité, de réfléchir à la seule photo qui ne comptât réellement pour lui1; le livre s’offre donc davantage comme le tombeau de sa mère qu’il vient tout juste de perdre que comme une œuvre réflexive centrale sur la photographie. D’ailleurs, Barthes n’hésite pas à placer l’affect au cœur de sa réflexion. Il écrit : « Je voulais l’approfondir [la Photographie] que par “sentiment”; je voulais l’approfondir, non comme une question (un thème), mais comme une blessure. » (Barthes, 1980, p. 42) Mais où nait-elle, cette blessure? Il remarque qu’une dualité entre deux éléments est bien souvent à la base de l’intérêt que suscitent chez lui certaines photographies. Leur coprésence éveille l’affect. Il cherche alors à les nommer. Dans un premier temps, il réfléchit à ce champ, cette étendue qu’on « perçoit assez familièrement en fonction de [notre] savoir, de [notre] culture » (Barthes, 1980, p. 47). Il le nomme studium. Pour le dire autrement, le studium est ce qui, dans une photo, éveille un intérêt humain, un intérêt général, « dont l’émotion passe par un relais raisonnable d’une culture morale et politique » (Barthes, 1980, p. 48). Par exemple, il note que dans une photo de William Klein, intitulée Premier mai à Moscou, prise en 1989, il est possible d’avoir une idée de l’habillement des Russes à Moscou cette année-là, il remarque la casquette d’un enfant, le foulard sur la tête d’une vieille dame, les coiffures, etc. Or, ce qui vient perforer cette émotion moyenne, ce sentiment de familiarité par rapport à une photo donnée, c’est, selon l’expression de Barthes, ce qui me pointe, ce qui transperce soudain la photographie pour venir m’atteindre, m’émouvoir, moi, individu singulier. C’est le deuxième temps. C’est le punctum. Piqûre, petit trou, petite coupure, le punctum n’en est pas moins poignant. Nous comprenons qu’au studium, véritable système codifié, s’oppose, ou se superpose, le punctum qui, lui, n’a rien à voir avec un système de codes, quel qu’il soit. Il est propre à l’affect.

Fondamentalement ancré dans la subjectivité de Barthes, le concept de punctum échappe constamment au lecteur, car les exemples que choisit Barthes pour illustrer son propos sont des punctums qui le blessent, lui. Cependant, il spécifie qu’il ne faut pas confondre punctum et choc. Une photo qui blesse n’est pas forcément une photo qui crie (entendre une photo qui choque) (Barthes, 1980, p. 70). Pour Barthes, ceci explique qu’une photographie de guerre, par exemple une photo-journalisme, soit une photo qui éveille une certaine forme d’empathie – et donc un studium, mais que les horreurs qu’elle dévoile ne soient pas nécessairement plus prenantes que le simple portrait d’une jeune fille afghane, cliché sans aucun élément extérieur indiquant une quelconque forme de pauvreté, voire de détresse. Il suffit d’un minuscule détail qui interpelle, qui s’impose à soi, et seulement à soi, comme essence unique de l’image pour qu’une photographie qui ne faisait que crier (ou tout bonnement se taire) se mette à blesser. De plus, Barthes souligne que ce qui a été mis intentionnellement par le photographe ne saurait nous poindre, ne saurait être punctum, puisque celui-ci se doit d’être dans l’indicible. C’est donc la dimension profondément subjective du concept de punctum que l’on doit cette impression de flou, d’insaisissable qui sous-tend La Chambre claire.

En parcourant les divers clichés l’ayant marqué, Barthes note que ce qu’il y a de particulier avec la photo, contrairement aux autres systèmes de représentation, c’est qu’on ne saurait nier qu’il y a nécessairement eu une chose réelle placée devant l’objectif. Alors que dans le langage, le référent est toujours l’absent, en photographie, la chose a été là. Irrémédiablement là. C’est ce que Barthes définit comme le Référent Photographique : le ça-a-été. Ce que je regarde, ça a été. À partir de là, toute la notion de punctum se déplace. Il devient désormais plus qu’un simple détail qui poigne. Il est attaché à ce référent, ce ça-a-été. Le punctum, « c’est : cela va mourir. [C’est lire] en même temps : cela sera et cela a été » (Barthes, 1980, p. 150). C’est frémir d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Ainsi, confrontés à une photographie, nous serions automatiquement placés devant la coprésence de deux temps : l’un anthropologique, sociologique, un temps de l’humain, ce studium qui est percé, transfiguré lorsque l’autre, un je-ne-sais-quoi vient nous poindre, lorsque ce punctum emplit la vue de force et nous rappelle qu’il est impossible d’oublier que ce que nous voyons a été, mais n’est déjà plus.

Le monde et son image

À la suite de La Chambre claire, les notions de studium, de punctum et de ça-a-été, véritable ossature de la théorie de Barthes, ont teinté une grande partie du discours portant sur la photographie, que ce soit dans le milieu des arts visuels ou de la littérature. Enveloppées d’un discours théorique de plus en plus vaste, ces notions ont été appelées à une relecture, car, si Barthes observe longuement les deux concepts de studium et de punctum, jamais il ne les fait réellement dialoguer. Bien que l’on comprenne que là n’était pas l’intention de l’auteur, la lecture de l’œuvre semble suggérer qu’un concept prévaut sur l’autre, que l’un vient scander l’autre. Le studium nous donne l’impression d’exister que dans l’attente qu’un punctum le légitimise. Or, davantage qu’un simple cadre référentiel attendant d’être transpercé par le détail du punctum, le studium nous permet de comprendre à quel « morceau » du monde appartient l’image; le studium est ce qui ancre la photographie dans un présent et ce qui nous la rend lisible. Faute de définir profondément l’essence de son concept, Barthes semble soutenir que le propre de la photographie est d’être référentiel, idée contre laquelle Serge Tisseron, psychanalyste s’étant vivement intéressé aux réflexions de Barthes, nous met en garde :

La réflexion sur la photographie est constamment menacée par deux pièges. Le premier consiste à croire que la photographie est un pur reflet du monde. À ce titre, elle serait moins une forme de création qu’une forme d’enregistrement du réel. Elle ne serait donc pas un art. Le second, à l’inverse, consiste à penser toute photographie comme un ensemble de signes porteurs de signification. […] Pourtant ces deux pièges conduisent chacun à une impasse. D’une manière ou d’une autre, ils contribuent à nous rendre la photographie incompréhensible. (Tisseron, 1996, p. 17)

Bien que l’idée de la photographie comme « reflet » du monde ne soit plus la norme, particulièrement après l’arrivée de la technologie numérique, elle demeure une douce illusion, un mythe que nous aimons bien entretenir, particulièrement lorsque, comme Barthes, nous nous retrouvons confrontés à des photographies d’un temps passé. Toutefois, cette illusion que « le monde serait semblable à son image photographiée en entretient une autre qui consiste à croire que le monde serait semblable à l’image que nous en avons. » (Tisseron, 1996, p. 18) Il n’y a pas, en photographie, une chose telle que l’objectivité. À travers sa lentille, le photographe perçoit une version du monde qu’il propose en appuyant sur le déclencheur, et celui qui regarde ensuite le cliché en reçoit une tout autre version. Et aucune n’est entièrement le monde lui-même, en son expérience physique. Dès lors, le ça-a-été dont traite Barthes ne peut plus être pris comme une certitude. Il est certes une « vérité de la photographie prise dans sa généralité, mais il est tout aussi surement un mensonge de la relation que chacun noue avec chaque photographie. » (Tisseron, 1996, p. 147) Nous serions naïfs de croire que le ça-a-été d’une quelconque photographie est semblable à ce que nous sommes tentés d’y voir, ce que Tisseron nomme le « ça a été ainsi ». Nous ne pouvons pas, jusqu’à un certain degré, douter de l’existence du référent de la photographie. Quelque chose a été photographié, peu importe les modifications que nous permette le numérique. Toutefois, nous pouvons nous leurrer quant à notre appréciation de ce référent : sur « la vérité de son "ça a été" pousse le mensonge de mon "ça a été tel que je le vois" » (Tisseron, 1996, p. 147). Ainsi, dans son désir d’étudier la photographie à partir de l’affect, Barthes a fini par la figer en un objet non seulement capable, mais ayant la charge d’imposer un présent éternel. Il s’est rangé sous une bannière réflexive où photographier et embaumer devenaient deux actions comparables : celui qui contemple un cliché vit une micro-expérience de la mort et celui qui photographie pose un geste d’embaumeur (Barthes, 1980, p. 30). La théorie du punctum a permis de faire naitre au plus profond de chacun un rapport unique et personnel à la photographie, mais, ce faisant, elle a ancré son objet dans une mélancolie profonde. La photographie, pour Barthes, renvoie invariablement à la mort puisqu’elle sera toujours la trace d’un objet, d’une personne, d’une présence désormais changée, désormais absente. Cette absence sera certes déguisée par sa propre image, mais le fera dans l’imposition d’un présent immuable.

Entrer dans l’image comme on entre en religion

Paradoxalement, malgré la subjectivité qui sous-tend toute l’œuvre de La Chambre claire, jamais son auteur ne se prononce, jamais il n’entre dans les photographies. Son regard, son analyse est extérieure, excentrique; il n’est jamais ailleurs que devant l’image, en dépit d’un désir intuitif d’y plonger. La photographie demeure pour Barthes une surface : « Il faut donc me rendre à cette loi : je ne puis approfondir, percer la Photographie. Je ne puis que la balayer du regard, comme une surface étale. » (Barthes, 1980, p. 164) Or, simplement sur le plan technique, la photographie sollicite le regard différemment que peut le faire la peinture, ou toute autre forme d’image picturale. Une photographie nous demande d’entrer dans l’image, de nous commettre, et de reconstruire ses différents plans :

Alors que les formes d’une surface peinte peuvent être suivies par un regard qui reste à l’extérieur de la toile, une photographie nous incite à reconstruire la place des objets dans la profondeur de l’espace représenté et celle du photographe au moment de sa prise de vue. Si peinture et photographie nous placent chacun à la fois « devant » et « dans » l’image, la première privilégie plutôt le premier de ces rapports alors que la seconde oblige absolument son spectateur à entrer « dans l’image ». (Tisseron, 1996, p. 118)

Ainsi, malgré sa fusion presque mélancolique avec les objets de son étude, Barthes n’arrive pas à se laisser toucher par l’image. Par le punctum, il pressent sa dangereuse profondeur, mais persévère pourtant à chercher quelque chose derrière la photo, une chose à laquelle il faudrait accéder. Cette distance que prend l’auteur avec son objet d’étude lui est néanmoins salutaire puisqu’elle lui permet d’aller jusqu’au bout de la Chambre claire sans s’égarer dans la douleur du deuil. Mais s’il n’y avait rien derrière la photo, mais plutôt une présence dans la photo, qui émanerait vers nous? Comme si toute image, plus qu’un seuil ou une surface, était une crypte.

Ce sentiment d’une image-crypte est également l’intuition de Georges Didi-Huberman qui, à travers ses nombreuses réflexions, a soulevé le concept de l’image dialectique. Pour Didi-Huberman, cela signifie que, lorsque nous regardons une chose – qu’elle soit sculpturale, photographique, picturale –, cette chose nous regarde en retour. Afin d’illustrer cette affirmation pouvant paraitre étrange, voire inquiétante, l’historien donne en exemple la situation d’un homme contemplant un cercueil. Devant le tombeau, l’homme voit, certes, le tombeau, le corps qu’il renferme, donc il voit ce que Didi-Huberman nomme « l’évidence d’un volume ». Mais, en face de lui, il y a l’inévitable présence de ce qui regarde l’homme, c’est-à-dire le destin d’un corps semblable au sien, vidé de sa vie, de sa parole, c’est-à-dire un évidement, « l’évidence d’un vide » (Didi-Huberman, 1992, p. 17-18) ou, pourrait-on dire, l’évidence d’une crypte2. Il n’est donc pas aisé de laisser l’image être dialectique. Devant l’angoisse de ce vide qui s’ouvre à nous, Didi-Huberman souligne qu’il arrive souvent que nous nous refusions à l’image, et ce, de deux manières antagonistes. D’abord, nous pourrions décider d’en rester à ce que nous voyons, récusant la temporalité de l’image, niant sa charge mémorielle, en bref, nous dire : je vois ce que je vois, le reste n’existe pas. Didi-Huberman nomme cette posture l’exercice de la tautologie. L’homme de la tautologie dépouille l’image (ou même l’objet, dans le cas du tombeau) de toute histoire, et le tombeau contemplé n’est jamais qu’une boite faite de certains matériaux, de dimensions quelconques. (Didi-Huberman, 1992, p. 19) À l’opposé, nous pourrions, devant l’immense force de ce qui nous regarde, aller au-delà de ce que nous voyons et de ce qui nous regarde, et chercher ce « quelque chose d’autre » après l’image, outrepassant la matérialité de l’objet, nous créant une fiction qui n’a plus rien à voir avec cet objet-photo que nous avons entre les mains. Une telle posture, exercice de la croyance, est propre à l’imaginaire chrétien : si le corps du cercueil est sans vie, c’est simplement parce qu’ailleurs cette vie a été reprise, et que « le corps y sera rêvé comme restant beau et bien fait, plein de substance et plein de vie » (Didi-Huberman, 1992, p. 21). Une fois appliqué à la photographie, cela signifierait que, devant le portrait d’une amante disparue, l’homme de la croyance se complairait dans la construction d’une fiction consolatrice et refuserait – ou pis ne reconnaitrait plus – l’immédiateté et la réalité de la photographie. Par l’exercice de la croyance, le réel est refusé au profit d’une fiction d’un temps qui se réinvente au-delà de l’image.

L’image telle que la comprend Didi-Huberman ne nécessite pas que nous choisissions entre ce que nous voyons ou ce qui nous regarde, entre tautologie et croyance : c’est ce qui nait entre notre regard et ce qui exhale de la photographie qui compte. C’est l’oscillation du pendule, c’est le flux et le reflux. Les images dialectiques

nous font ainsi constamment hésiter entre l’acte de voir leur trop sombre forme extérieure et l’acte de toujours prévoir leur espèce d’intériorité dépliée, vide, invisible en soi. Elles ont beau représenter un ordre d’évidence visible […], elles deviennent bien vite des objets de l’inévidence, des objets capables de présenter leur convexité comme le soupçon même d’un vide et d’une concavité à l’œuvre. (Didi-Huberman, 1992, p. 76)

Elles sont donc porteuses d’une latence. La profondeur de l’image, cette crypte, n’est pas nécessairement manifeste. À l’instar du punctum qui perce parfois à retardement, la concavité à l’œuvre des images dialectiques ne se donne pas forcément au premier regard. Elle est potentielle, susceptible de surgir à tout moment. Pour cette raison, certains ne la verront jamais. Ils resteront pèlerins de la tautologie ou pèlerins de la croyance. Mais une fois conscients de cette latence, de ce vide que nous soupçonnons, notre voir est inquiété. Nous sommes en attente d’un surgissement. Par là, j’entends que l’image « exige de nous que nous dialectisions notre propre posture devant elle […]. C’est-à-dire que nous pensions ce que nous saisissons d’elle en face de ce qui nous y "saisit", en face de ce qui nous y laisse, en réalité, dessaisis » (Didi-Huberman, 1992, p. 67). À mon sens, ce dessaisissement, si propre à l’acte d’écrire, est peut-être ce langage que partagent parfois, le temps d’un texte, la photographie et l’écriture. Même si le terme de dessaisissement connote une certaine inaction, cet état n’est pas passif. Au contraire, il est travail. Le dessaisissement nécessite une rigoureuse réceptivité afin de ne pas laisser filer le texte qui se fait. Ainsi que l’écrit Didi-Huberman, il s’agit véritablement d’une dialectisation de notre écriture, de notre regard. La poète Louise Warren disait : « Je dois rencontrer la forme vide, la forme évidée de toute matière, je dois aller vers l’invisible, me détacher, me désapprendre. » (Warren, 2006, p. 40) Dupe est celui qui se présente devant l’écriture en conquérant, car elle aura tôt fait de le laisser dépourvu de toutes certitudes d’écriture, une fois ce vide surgi. Comme la photographie vient vers celui qui la contemple, le texte – en écriture ou en lecture – sait venir vers soi. Une rencontre se fait dans le langage, qu’il soit texte ou image.

Ce rapprochement, qui semblait presque impossible lorsque nous considérions la photographie telle que Barthes le faisait, c’est-à-dire comme un objet mélancolique, devient fertile maintenant que nous la pensons comme un objet dynamique, duquel il est possible d’être regardé autant qu’il est d’usage qu’il soit regardé. Écrire est cette expérience du vide, de ce que nous saisissons du texte à l’œuvre, mais également ce qui, dans le texte même, nous saisit, nous dessaisit, parfois bien contre notre gré. Barthes n’en était pas très loin en parlant d’un frémissement devant une catastrophe ayant déjà eu lieu, de cette confrontation à un indicible, à une certaine concavité se cachant derrière l’apparente convexité de la photographie. La blessure du punctum qui nous prend et nous renverse s’apparente aisément avec le sentiment vécu parfois dans l’intimité de la lecture et de l’écriture. Combien de fois n’a-t-on pas entendu des lecteurs s’écrier, se sentant interpellés par une composante, voire l’entièreté du texte : « Ce live a été écrit pour moi! » Ou encore, pensons à ces écrivains qui ne peuvent expliquer pourquoi, une fois arrivés à ce qu’ils pensaient être le cœur de leur texte, un tout petit mot les a obligés à tout reprendre du début « parce que tout d’un coup le voilà » (Dillard, 1996, p. 100). Mais l’intuition qu’a eue Barthes du punctum n’est pas complète en soi. Là où Didi-Huberman réfléchit à deux forces complémentaires, c’est-à-dire moi et l’image, et l’image et moi, Barthes réfléchit à une voix se subordonnant à une autre. Indirectement, il superpose à la voix de la collectivité (ce que tout le monde sent, tout le monde peut comprendre) la voix de sa singularité (ce que je sais, ce que je ressens de plus que les autres). Il est excentré à l’image. Il n’y rentre jamais, mais se contente plutôt de l’insérer dans la culture, dans le monde, puis de faire parler cette image du monde à nous. Chez Didi-Huberman, au contraire, nous plongeons. Nous plaçons l’image en nous et nous plaçons dans un même mouvement, dans l’image. Et alors, seulement, serons-nous prêts à reprendre La Chambre claire et à nous laisser porter, dans une lecture nouvelle, par l’écriture de Barthes, si juste, malgré tout, d’être subjective.

Là où Barthes réfléchissait à une surface, Didi-Huberman nous ouvre à un lieu, avec toutes ses composantes d’espace, de profondeur, du proche et du lointain, du temps qui les sépare. Comme le texte dépasse la simple surface du papier, la photographie « réintroduit dans l’image l’unité indissociable du corps du sujet et de l’espace de la représentation » (Tisseron, 1996, p. 172). Notre façon de comprendre l’image depuis la Renaissance est renversée. Nous ne sommes plus devant elle. Nous n’avons plus besoin de la lire, de la déchiffrer absolument. Elle n’est pas un système de codes qu’il nous faudrait organiser. Tout comme le sujet écrivant n’est pas détaché de sa page, hors d’elle, mais plutôt corps écrivant, celui contemplant une photographie – que ce soit à travers la lentille de son objectif ou directement entre ses mains – n’est pas séparé d’elle. Au contraire, il est un corps regardant – plein de sa subjectivité, de sa mémoire – qui se laisse bercer entre un devant et dedans de l’image.

 

Bibliographie

ABRAHAM, Nicolas et Maria TÖROK. 1978. L’Écorce et le noyau. Paris : Éditions Flammarion, 481 p.

BARTHES, Roland. 1980. La Chambre claire. Paris : Éditions Gallimard, 192 p.

DIDI-HUBERMAN, Georges. 1992. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Les Éditions de Minuit, 208 p.

DILLARD, Annie. 1996. En vivant, en écrivant, Paris : Christian Bourgois Éditeur, 146 p.

FARGE, Arlette. 2000. La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv. Coll. « Fictions et cie ». Paris : Éditions du Seuil, 151 p.

TISSERON, Serge. 1996. Le Mystère de la chambre claire : Photographie et inconscient, Paris : Les Belles Lettres, 187 p.

WARREN, Louise. 2006. Bleu de Delft, Québec : Éditions TYPO, 127 p.

Pour citer cet article: 

Galand, Sandrine. 2011. « Pour un renouveau de la photographie en littérature », Postures, Dossier « Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque », n°13, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/galand-13 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Interdisciplinarités / Penser la bibliothèque », n°13, p. 51-60.