Rassemblant tous les aspects du Moyen Âge poétique, le Roman de la Rose touche à peu près tous les genres du XIIIe siècle et présente pour ainsi dire la somme de la littérature médiévale1. Cette œuvre, probablement la plus importante de la littérature allégorique médiévale « tant par ses dimensions que par sa perfection technique » (Strubel, 1989, p. 199) 2, construit, pour parler métaphoriquement, toute une bibliothèque du savoir et de l’imaginaire médiéval. Cette abondante bibliothèque est parsemée d’innombrables allégories et autres allusions à double sens qui ont pour effet de rendre très difficile une lecture littérale de l’œuvre.
Le Roman de la Rose est écrit par deux auteurs. La première partie, composée vers 1230 par Guillaume de Lorris, est « l’un des exemples les plus accomplis de la tradition dite “courtoise” » (Strubel, 1992, p. 6). Après la mort de Guillaume3, le travail est repris, entre 1269 et 1278, par Jean de Meun, qui en fait un traité philosophico-critique. Malgré la cohérence narrative du Roman, « il s’agit en fait de deux œuvres bien différentes par l’idéologie et l’esthétique » (Strubel, 1989, p. 199), chacune comprenant divers thèmes et procédés poétiques attribuables aux différentes références littéraires des deux auteurs. L’écriture et l’intention de la deuxième partie, considérablement plus longue, diffèrent radicalement de la première. L’auteur de la première partie, le noble lettré, reste vis-à-vis de son œuvre uniquement écrivain. Pour sa part, son successeur, clerc érudit, est autant lecteur qu’écrivain : il s’inscrit tout autant comme continuateur que critique de la première partie du Roman.
Dans les 4000 vers de Guillaume de Lorris domine une esthétique de la contemplation et de l’émerveillement, doublée d’une perfection formelle. Les règles de la fin’amor sont intégrées à une trame narrative qui adopte la forme allégorique. La cohérence de cet ensemble est due « à la maitrise de l’amplification métaphorique, à la capacité d’assimilation et de transformation de matériaux et de procédés divers, issus de registres romanesque et lyrique » (Strubel, 2002, p. 139). Par contre, la seconde partie, composée de plus de 17 000 vers, est d’un style et d’une finalité fort différents : le discours est majoritairement philosophico-critique et s’éloigne la plupart du temps de la forme allégorique. La quarantaine d’années qui séparent l’écriture des deux parties montre surtout l’abime qui existe entre deux considérations opposées de la poésie française, rattachées à deux époques différentes : l’une penchée vers la nostalgie d’un passé glorifié, l’autre vers une ère nouvelle, celle d’un humanisme renaissant.
Dans le Roman de Jean de Meun, l’introduction des références philosophiques permet à l’auteur de mener une réflexion critique, voire ironique. En effet, la pensée de Jean ne s’accorde pas avec celle de Guillaume, le premier s’opposant aux idées exposées par le second. L’ironie de Jean de Meun se mêle à l’expression allégorique pour parvenir à une construction nouvelle : l’allégorie ironique4. Ce procédé repose sur les possibilités du double sens (autorisé par l’allégorie), qui sont exploitées dans un but polémique.
Le répertoire des œuvres compris dans la « bibliothèque » du Roman diffère radicalement d’une partie à l’autre5, chacune détenant un style et un fondement idéologique propres. C’est pour cette raison qu’il est possible de constater que le Roman se construit selon l’image d’une bibliothèque à deux étages : le premier étage (la première partie) représente une construction allégorique bâtie sur plusieurs références à l’art d’aimer, tandis que le second étage (la deuxième partie) devient une forteresse du savoir philosophique et, en même temps, le miroir déformant de la première partie.
Dans cet article, nous proposons donc de nous attarder à cette image de la bibliothèque à deux étages. D’abord, nous allons expliquer sa structure allégorique : il est question d’analyser le fondement structurel de cet édifice. Ensuite, nous allons exposer le répertoire des œuvres qui composent les deux étages bien différents de la bibliothèque du Roman. Finalement, il sera possible de comparer les idées principales tirées de ce répertoire afin de voir pourquoi la deuxième partie du Roman se situe à la fois en opposition et en continuité de la première partie.
L’écriture allégorique médiévale se caractérise généralement par la rhétorique du double sens6 en développant « une analogie première par une série d’images étroitement subordonnées, liées par une métonymie permanente » (Strubel, 1992, p. 11). Ainsi, dans le Roman, le récit allégorique à caractère symbolique7 présente un enchainement d’actes mettant en scène des personnages divers dont les attributs, le costume, les gestes et les faits ont valeur de signes. Les personnifications des abstractions se meuvent dans un lieu et dans un temps également symboliques8. L’essence de la narration allégorique se donne ainsi comme « un système de relations entre deux mondes » (Morier, 1975, p. 65) où la signification immédiate et littérale du texte — les personnages mis en scène — renvoie à une signification abstraite et générale — la personnification, par les personnages des vices ou des vertus9.
L’essentiel de toute œuvre allégorique médiévale réside dans son aspect prémonitoire : en tant que narration qui se prête à l’exégèse, elle se présente comme la préfiguration d’évènements ultérieurs. Le cadre du Roman de la Rose se présente de la sorte comme un songe qui consiste en « la préfiguration des heurs et des malheurs à venir, car bien des gens rêvent la nuit, de façon détournée, toutes sortes de choses que l’on voit par la suite ouvertement » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 43) 10. Strubel explique que « covertement/apertement [de façon détournée/ouvertement] est une métaphore traditionnelle de l’opposition entre le sens caché et l’interprétation dans les textes allégoriques » (1992, p. 43). L’allégorie médiévale est donc aussi réécriture et réinterprétation des formules poétiques antérieures qui appartiennent à trois courants littéraires : le roman, le lyrisme et l’exégèse. Aussi, en plus de constituer, par sa structure singulière, une bibliothèque à deux étages, le Roman peut être considéré comme une bibliothèque d’œuvres anciennes.
Dans le récit de Guillaume de Lorris, cette bibliothèque repose sur un code d’amour courtois, un art d’aimer prenant modèle à la fois sur l’Ars amatoria et les Métamorphoses d’Ovide11, sur la pédagogie du comportement amoureux exprimée dans De Arte honeste amandi12 par André le Chapelain, sur le modèle de la poétique troubadouresque (qui favorise le « je » du poète) et sur les schémas romanesques en vigueur à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle (qui confèrent une place importante au voyage initiatique) et, finalement, sur la littérature allégorique, alors nouvelle13. S’ajoute à ces sources la poésie goliardique14, notamment le poème Carmen de rosa, qui « détourne la citation biblique ou liturgique ou l’éloge marial au profit d’une érotique toute profane » (Payen, 1984, p. 107).
En comparaison, l’œuvre de Jean de Meun, véritable somme des connaissances de l’époque, se révèle une anthologie de citations : les digressions qui comportent des citations véhiculent diverses idées morales, sociales, politiques et philosophiques appartenant aux poètes et philosophes antiques et médiévaux. Parmi les auteurs latins cités, nommons Boèce (avec son De consolatione philosophiae), Ovide (à la fois avec l’Art d’aimer et les Métamorphoses), Cicéron, Virgile, Sénèque, Horace, Lucain et Tite Live. Le répertoire des auteurs grecs est, quant à lui, plus ou moins limité à Aristote, Platon et Homère. Soulignons que Jean de Meun reprend ou paraphrase plusieurs passages d’Alain de Lille, l’un des représentants les plus connus de l’École de Chartres, qui lui sert constamment de modèle idéologique.
Jean de Meun a trouvé dans la première partie du Roman un cadre convenable pour montrer et appuyer son savoir et exposer ses idées, qu’il pose le plus souvent dans la bouche de Raison. Avec son attitude de raisonneur, il prive le texte des sources lyriques, en cultivant le sens au détriment de la passion. Le jeu poétique devient donc une ruse pour instruire le public au lieu de rester, comme le prescrit l’imaginaire romanesque, une expérience merveilleuse conduisant à un monde magique. En parallèle de ces changements thématiques et stylistiques, la continuation du Roman de la Rose recourt aux méthodes de la disputatio, le récit proprement dit étant relégué au second plan. Traducteur et interprète d’Aristote et de Platon, de Boèce, de Végèce, d’Abélard, de Guillaume de Saint Amour et d’Alain de Lille, Jean de Meun reprend leur style et leur pensée ; ce faisant, il ajoute à la narration une dimension intellectuelle nouvelle et aborde des problèmes politiques et sociaux de son époque. Ainsi, utilisant au maximum le procédé de l’amplificatio, l’auteur greffe sur la narration d’amples discours adressés au protagoniste qui sont à prendre stricto sensu : il soustrait de la sorte le texte à l’allégorisation proprement dite. Par-delà la construction allégorique, le poème de Jean de Meun est un montage idéologique mêlé à la satire, à l’ironie subtile et à une raillerie ouverte. Néanmoins, l’ironie de Jean de Meun n’est jamais destructrice : « elle se mêle de sympathie pour les errements du jeune homme, à qui elle finit par donner un regard plus lucide et plus complet sur les choses de l’amour » (Strubel 1992, p. 34).
La première partie du Roman de la Rose construit une bibliothèque de l’allégorisme érotique issu de la tradition courtoise. Cet allégorisme englobe alors toute une bibliothèque d’œuvres préexistantes dont les éléments sont « recomposés selon un projet nouveau, et trouvent ainsi une nouvelle profondeur de champ, la senefiance » (Strubel, 2002, p. 139).
Le récit s’ouvre sur la « reverdie », topos représentatif de la poésie troubadouresque15. Avant d’amorcer son itinéraire initiatique à travers le paysage allégorique16, l’auteur, qui est à la fois le protagoniste (récit à la première personne), définit ainsi le cadre spatiotemporel du récit onirique. Le thème principal du Roman, issu de la théorie de l’art d’aimer, est l’initiation amoureuse qui prend place dans le verger entouré d’une muraille17. Un système d’oppositions nettes s’établit entre les figures peintes sur la muraille du verger (Avarice, Pauvreté, Vieillesse, etc.), qui n’ont pas accès à la vie courtoise, et les habitants du verger (Largesse, Richesse, Jeunesse, etc.), personnifications des valeurs courtoises, qui procèdent du grand chant courtois.
L’allégorie la plus riche en connotations érotiques dans le texte de Guillaume est probablement la Fontaine de Narcisse, le miroir qualifié de périlleux18 qui capte le reflet du bouton de rose, objet de désir du protagoniste. La Fontaine de Narcisse, cet espace mystérieux où nait le désir, « serait ainsi le lieu où l’amant-trouvère choisit son destin, son itinéraire » (Baumgartner, 1984, p. 49) 19. Introduisant la thématique de l’itinéraire, l’auteur fait passer la narration de la forme lyrique à la forme romanesque20. Or, la quête s’organise par le biais de l’imaginaire et de l’idéologie de la fin’amor, telle qu’elle se présente dans la poésie troubadouresque et dans les traités sur l’amour. Les règles de la fin’amor sont expliquées par le dieu Amour auquel s’oppose le personnage de Raison ; ce dernier, qui emprunte le principe de l’altercatio (débat entre les notions21), cherche à persuader le poète-amant d’abandonner son entreprise. Gravitent désormais autour du héros les acteurs qui sont les personnifications et les concrétisations de sentiments, de valeurs ou de défauts qui émanent dans la plupart des cas de l’image même de la rose22. Un seul baiser est volé à la rose, grâce aux conseils pratiques d’Ami et à l’incitation de Vénus, l’incarnation de la sexualité féminine. Cependant, à ce moment, la rose se trouve enfermée dans un château construit par les personnifications malveillantes qui en interdisent l’accès au protagoniste. Comme à ce point le récit de Guillaume reste inachevé, il est possible de le nommer « le seul rêve allégorique sans réveil » (Strubel, 1992, p. 15).
À travers la structure de l’action prenant modèle sur les éléments typiques du roman arthurien, les rencontres, les arrêts et les lieux archétypaux23 s’esquisse la quête initiatique du héros solitaire. Les portraits des personnages du verger rappellent à leur tour la codification des éléments rhétoriques dans le roman24. Néanmoins, la combinaison des éléments familiers au registre romanesque – l’amour, l’aventure et le merveilleux – suit une logique différente, inhérente plutôt aux dimensions de la tradition lyrique. Guillaume de Lorris a probablement trouvé les métaphores, le vocabulaire amoureux et les significations de ses personnifications chez Thibaut de Champagne, Blondel de Nesle et Châtelain de Coucy, trouvères qui ont poursuivi la tradition des troubadours, bien que l’influence directe de la poésie occitane ne soit pas exclue25.
Dans l’œuvre de Guillaume, « l’allégorie, pour la première fois, exprime non les mouvements de l’âme en général, mais la subjectivité propre du narrateur » (Zink, 1985, p. 161). Pour parler de « l’allégorie psychologique, la mieux représentée dans la première partie du Roman de la Rose » (MacQueen, 1978, p. 64), il faut donc prendre en considération le changement fondamental dans le domaine de la psychomachie26, qui ne consiste plus, comme chez les auteurs latins, en la seule action du combat, mais porte l’attention sur l’objectif du combat, qui est, dans la littérature allégorique médiévale en général, le salut de l’âme. Ainsi, le thème de la quête dans le roman médiéval s’assimile à l’aventure intérieure qui mène à la découverte de soi-même. Par ailleurs, la psychomachie est transformée en expérience individuelle qui restera une tendance dominante jusqu’à la fin du Moyen Âge et surtout dans les époques suivantes27.
La première partie du Roman de la Rose est donc « un véritable carrefour : point d’aboutissement de multiples courants (lyrisme, roman, exégèse) » (Strubel, 2002, p. 139) du XIIIe siècle. Toutefois, le cadre du songe, la thématique de l’itinéraire et l’évocation de la vie intérieure dans une œuvre narrative en vers ne sont pas l’invention de Guillaume de Lorris. Son apport original consiste d’abord en la réécriture et la réutilisation à d’autres fins des schémas déjà constitués. Ce qui est une nouveauté, c’est le principe même de la création en tant que combinaison des modèles et des matériaux. Plus précisément, l’originalité de Guillaume de Lorris consiste dans l’insertion des motifs-clés de la lyrique courtoise dans le flux narratif et dans la transposition des procédés allégoriques dans le registre romanesque28. L’écriture allégorique dans le Roman de la Rose, tout en permettant à l’auteur d’échapper au pur didactisme formel, attribue ainsi une dimension nouvelle aux formes littéraires empruntées au répertoire de la poésie lyrique et au cadre de la narration romanesque.
Étage « somptueux » de cette vaste bibliothèque médiévale, parce que puisant dans un bassin des références littéraires et philosophiques beaucoup plus vaste que la première partie, la continuation du Roman conserve le cadre allégorique du schéma général proposé par Guillaume et aboutit sur une fin prévisible : Amour rassemble son armée et conquiert le château de Jalousie. Finalement, la Rose est cueillie29. Cependant, le texte de Jean de Meun est, comme nous l’avons déjà mentionné, un poème philosophico-scientifique. Disciple de Raison, il prend pour modèle Socrate30, ironiste par excellence de l’Antiquité. Or, sa critique est explicite, parce qu’il satirise les idées de Guillaume en s’y opposant ouvertement, orientant la narration contre deux cibles omniprésentes dans le courant de la littérature morale et satirique du XIIIe siècle, les femmes et les moines31. La satire et l’ironie sont exposées dans les digressions multiples, issues de la narration primaire.
La critique des moines mendiants est donnée par le personnage de Faux Semblant, personnification de l’hypocrisie, qui figure déjà dans la première partie de l’œuvre, où il est nommé Papelardie. Faux Semblant parle comme un moine mendiant tout en révélant sa nature hypocrite : « Mais moi, revêtu de ma simple robe, trompant les trompés et les trompeurs, je vole les volés et les voleurs » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 621) 32. La teneur de son propos est complètement en opposition avec l’ensemble du texte : « à aucun moment, il n’est récupérable au sein d’un “art d’aimer”, car sa visée est purement pamphlétaire, politique et d’actualité » (Strubel, 2005, p. 384). Par là, le rôle important attribué à Faux Semblant dans la deuxième partie du Roman dévoile l’éloignement ironique de la première partie de l’œuvre et par-là une construction nouvelle du second étage de la bibliothèque.
La critique la plus ardente de Jean de Meun est orientée contre les femmes. À la différence de la première partie où la femme est à la fois l’inspiratrice et la destinataire du récit33, Jean de Meun s’adresse à des hommes, comme l’ont fait avant lui Ovide et André le Chapelain dans leurs traités sur l’art d’aimer. Dénonçant le désir amoureux et prônant le modèle de la sagesse antique, il exprime dès le début le mépris des choses fortuites, dont l’amour pour la femme, et s’oppose à l’insouciance de la jeunesse, l’antipode de la sagesse. Il réintroduit le personnage de Raison qui, lors de sa discussion avec Amant, propose une autre variante du rapport entre l’amour et la sagesse : il le réoriente vers deux formes d’amour contradictoires, l’amour de Dieu (caritas) et l’amour charnel (cupiditas), souvent associé au désir sexuel. Ironiquement, l’amour courtois, loué dans la première partie du Roman, devient l’amour pécheur. Soulignons que cette conception basée sur l’oxymore est reprise d’Alain de Lille34 : « L’amour c’est une paix haineuse, l’amour c’est une haine amoureuse […] c’est la raison pleine de folie, c’est la folie raisonnable » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 257) 35. La souffrance amoureuse est comparée à l’enfer : « les larmes et la chaleur sont les expressions de la passion amoureuse aussi bien que du supplice. Amour est un diable » (Rossman, 1975, p. 133).
Si la deuxième partie du Roman de la Rose peut être considérée comme un traité contre l’amour courtois, voire une « anthologie de la misogynie » (Strubel, 1992, p. 27), c’est qu’elle s’oppose à la glorification de la femme aimée et à l’idéalisation du sentiment amoureux, définies dans la poésie courtoise et défendues dans la première partie du Roman. Jean de Meun sous-entend par l’amour la charité, du moins l’amour désintéressé, l’amour du prochain. Selon lui, l’amour idéal pour la femme n’est pas possible; il n’y a que le désir charnel, l’aspiration des hommes à perpétuer leur espèce. Lorsqu’il donne la parole à Ami et à la Vieille, il réinterprète et actualise l’Ars amatoria ovidien dans une perspective nouvelle. Les conseils de Vieille adressés à Bel Accueil doublent en effet ceux d’Ami à l’Amant : « Il ment, Amour, le fils de Vénus, et là-dessus personne ne doit le croire : celui qui le croira, il le payera cher » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 695) 36. L’oppression des femmes par les hommes est illustrée par l’exemple du mari jaloux. Ce dernier substitue l’instinct sexuel à tout idéalisme amoureux, traitant le monde féminin d’une manière ouvertement misogyne : « Vous êtes toutes, vous serez ou vous fûtes, en acte et en intention, des putes! » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, 1992, p. 496) 37.
Le discours de Nature, la plus longue digression de la deuxième partie du Roman et la plus opposée aux idées exposées dans la première, présente une vaste revue des sujets les plus divers, dont l’astronomie, la cosmogonie, les lois de l’optique, le libre arbitre, les vices de l’humanité, etc. Avec ce personnage, Jean de Meun « substitue aux codes, litotes et euphémismes caractéristiques de l’esprit courtois, une provocante [...] glorification du désir physique, de l’instinct et de la nature » (Strubel, 1992, p. 7). Il « échappe de l’impasse du pur désir en reconnaissant sa fonction naturelle, non courtoise » (Poirion, 1999, p. 25). L’initiation amoureuse se retirant au profit de l’apprentissage philosophique et moral, il s’agit ici d’une quête du savoir plutôt que d’une quête de la rose ou de l’amour. Amant, le héros du Roman, doit devenir Penseur : il évolue au sein d’un univers géré par Nature, où les disciplines — histoire, science, religion — se confondent, pour y trouver sa liberté, sa vérité, son sens. Jean de Meun démystifie d’une manière tantôt satirique, tantôt ironique le monde anachronique et ritualisé proposé dans la première partie de l’œuvre38. À la fin, le rêveur ne se réveille pas seulement du rêve de la rose, mais aussi « du rêve d’une relation, qui s’appelle l’allégorie » (Whitman, 1996 p. 269).
L’allégorisation, qui, au XIIIe siècle, apparait pour la première fois dans la littérature médiévale profane en langue vernaculaire, constitue la structure textuelle du Roman de la Rose. Elle se joint, dans la première partie de cette œuvre, à l’idéologie de la poésie et du roman courtois. La littérature courtoise compose, avec son fondement idéologique, la bibliothèque de Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du Roman.
Cette première partie restant inachevée, son continuateur, Jean de Meun, construit en ce sens le deuxième étage de la bibliothèque du Roman. La bibliothèque de Jean est composée d’un répertoire d’œuvres plutôt critiques et philosophiques. Ainsi, le deuxième étage diffère du premier tantôt par la quantité des œuvres anciennes qu’il contient, tantôt par l’idéologie qui sous-tend celles-ci. Les idées de Jean apportent à la narration un point de vue nouveau sur les principales idées (telle la conception de l’amour courtois) exposées dans la première partie du Roman.
Introduisant l’ironie dans un texte allégorique, Jean de Meun construit une bibliothèque différente de la première. Toutefois, si l’étage somptueux composé par Jean éclipse celui construit par Guillaume, il ne le détruit pas. Jean s’affranchit du contenu de la bibliothèque de Guillaume, mais en conserve la forme. L’allégorie permet ainsi d’éviter la destruction. De fait, la deuxième partie de l’œuvre, tout en détournant progressivement le procédé allégorique de la généralisation vers l’individualisation, respecte le cadre de la narration onirique. En outre, le deuxième Roman suit la continuité temporelle de la pensée médiévale, qui se dirige naturellement vers une ère nouvelle, la Renaissance. Aussi n’y a-t-il pas rupture : la seconde partie du Roman de la Rose adopte une posture collaborative vis-à-vis de la première, quoique cette alliance n’aille pas sans accrocs.
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