Écrire contre les murs : le paradoxe de la communauté d’écriture de Julien Gracq

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Les « préférences littéraires », ou plus précisément la façon singulière qu’on a de les présenter, pourraient-elles être attribuables à une expérience spécifique? Serait-il possible de cibler un événement fort, un traumatisme ayant eu une influence décisive sur les rejets ou sur les louanges catégoriques d’un individu en matière de goûts artistiques? Autour de cet événement marquant, de quelle manière un auteur, faisant état de ses pratiques de lecture et d’écriture (« en lisant en écrivant », pour reprendre l’heureuse formule de Julien Gracq), mettrait-il en scène tout le réseau – toute la communauté d’écrivains – dans lequel il s’insère? Ce sont, à la lecture de quelques articles critiques rédigés par Julien Gracq, quelques-unes des questions que je me suis posées. À quelle expérience spécifique vécue par Gracq fais-je référence? À celle de l’internat. L’écrivain, entré en 1921 au lycée Clemenceau à Nantes, a vécu le régime de l’internat jusqu’en 1935 (après Clemenceau à Henri-IV, puis à l’École normale supérieure et à Saint-Maixent) : celui-ci marque, de son propre aveu, l’une des principales cassures de sa vie (Gracq, 1989, LXIII). Faisant suite à une analyse de l’œuvre narrative de l’écrivain où je relevais les traces de ce que j’ai qualifié de « poétique de l’internat » (Bordeleau-Pitre, 2016), je souhaite à présent montrer combien certaines des découvertes par rapport à la fiction peuvent aisément être transposables à des textes gracquiens d’une autre nature, la critique littéraire, et nous amener à les relire sous une toute autre lumière. Dans le cadre de cet article, je chercherai à montrer que, tout comme dans ses romans et ses nouvelles, Julien Gracq érige, dans la présentation de ses goûts littéraires, des murs, explicites ou tacites, face auxquels les artistes qu’il convoque se positionnent – et c’est à l’aune de cette mise en scène particulière que l’auteur du Rivage des Syrtes embrasse ou rejette certaines œuvres littéraires et crée sa communauté d’écrivains.

La réflexion qui suit est le prolongement de celle qui a sous-tendu la rédaction d’un mémoire : dans un premier temps, j’exposerai donc les prémisses, les textes et les conclusions qui m’ont amené à penser la poétique de l’internat propre à l’œuvre narrative de Julien Gracq (et au Rivage des Syrtes tout particulièrement). Ensuite, mettant en lumière une structure se déployant au cœur d’un texte publié en 1961, « Pourquoi la littérature respire mal », je tenterai de montrer que les murs de l’internat, explicites ou métaphoriques, ne sont pas totalement absents d’une certaine manière de concevoir les tenants et aboutissants du fait littéraire, de même que la communauté d’écrivains dans laquelle on dit s’inscrire.

Écrire contre les murs : une poétique de l’internat dans Le Rivage des Syrtes

Les critiques et lecteurs de Julien Gracq, ce « dernier [des] classiques [français] » (Hue, 2007, 3) décédé le 22 décembre 2007 à Angers, ont bien souvent relevé un phénomène récurrent dans sa fiction. Si cette dernière est loin d’évacuer l’intrigue (à la manière dont l’a par exemple fait le Nouveau Roman, dont Gracq a vivement pourfendu la technicité), il faut remarquer combien celle-ci s’inscrit malgré tout sur un point bien particulier de la chronologie narrative. En effet, la fiction gracquienne semble systématiquement s’arrêter au seuil des événements qu’elle s’est pourtant évertuée à appeler de manière obsessive. La recension exhaustive des finales de ses fictions suffirait à étayer cette conclusion. La mise en échec du double dans Au Château d’Argol; le suicide d’Allan dans Un Beau Ténébreux; la reprise de la guerre entre Orsenna et le Farghestan dans Le Rivage des Syrtes; l’offensive des Allemands dans Un Balcon en forêt; l’envahissement du Royaume par les barbares dans Les Terres du Couchant (roman publié en 2014 à titre posthume) : ces événements dans la narration, attendus dans l’angoisse ou désirés ardemment (ou vice versa pour Gracq, attendus ardemment ou désirés dans l’angoisse), restent pourtant tous extérieurs au cadre de la fiction gracquienne. En tant que lecteurs, nous les pressentons, on nous invite même à les appréhender, mais leur arrivée signe à tout coup chez l’écrivain la clôture des récits. Michel Murat a montré combien la présence d’indices sur l’inévitable fin peut bien se faire sentir sans que chez Gracq cela n’empêche la narration d’être amputée d’une conclusion, d’une résolution au sens vrai du terme :  

Ainsi le livre « tourne à la rature de l’événement » : c’est un mot de Gracq que l’on cite souvent. Mais on en retient l’aveu d’une déception et d’un manque, sans voir comment l’écrivain fait nécessité de vertu. L’événement est à la fois vertige et spectacle. Impossible à raconter, il s’immobilise dans des instantanés qui le représentent de manière indirecte, diffractée (Murat, 2004, p. 87-88).

En ce sens, la littérature de Gracq correspondrait à une « liturgie du désir » (Le Guillou, 1991, 76). Ce serait, en d’autres mots, une « littérature de l’attente », « une littérature du dilatoire comme l’est un texte pornographique » (Michon, 2007, 35). En tant que telle, sa littérature en serait une d’avant les ébats, en serait une des « préliminaires » : « [c]ette attente, dont le récit nous force à partager l’exaltation, ressemble beaucoup à des préludes amoureux : or, précisément, ce qui intellectualise vertigineusement le rituel érotique, ce n’est pas l’acte, c’est le préliminaire » (35). Si l’on devait faire un parallèle avec le théâtre, il faudrait que les fictions de Gracq se déroulent avant même la levée du rideau. Elles seraient considérées comme des « pré-fictions », c’est-à-dire comme des introductions à des événements qui n’auraient lieu qu’une fois le rideau levé dans une fiction dite normale : « [i]l semble que le théâtre pour Gracq se confonde avec l’attente du lever du rideau […] Jamais le rideau ne se lève, jamais on ne part » (Chambers, 1968, 106). On parvient donc souvent à la conclusion, quand on analyse la littérature de Gracq, qu’elle est, en quelque sorte, une « littérature de prélude » : « [l]e récit forme un prélude à une représentation qui n’aura pas lieu, qui ne pourra pas même avoir lieu après, pour la raison que le récit est cette représentation du prélude » (Vouilloux, 1989, 323).

Dans un entretien avec Jean Roudaut, Julien Gracq donne raison à ces lectures. Alors qu’il explique la manière dont ses livres s’écrivent, il en vient à la conclusion que sa littérature commence, se construit lorsqu’il a déjà trouvé et que c’est seulement alors que peuvent débuter les recherches, la fiction se posant comme le canevas de cette quête particulière – et non pas comme le canevas de la découverte elle-même :

Un livre naît d’une insatisfaction, d’un vide dont les contours ne se révéleront précis qu’au cours du travail, et qui demande à être comblé par l’écriture. […] Dans la conception d’un livre, on trouve d’abord, et on cherche après (Gracq, 2002, 49).

À cet égard, il est intéressant de se pencher sur le cas spécifique de la fin du Rivage des Syrtes – mais surtout sur ce que son auteur en dit. Si l’on en croit Julien Gracq, ce roman, « jusqu’au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée » (Gracq, 1995, 152). Non seulement la fin du Rivage des Syrtes n’est pas celle-là : sa conclusion véritable est fondamentalement différente, voire opposée, en ce sens qu’elle ne laisse entrevoir qu’un « prélude » à la guerre qui avait au début de la rédaction été imaginée comme appartenant au récit. Est-ce vraiment, pour suivre le raisonnement de Gracq d’alors, parce que le projet a été « jalonné d’impasses inattendues, tout gauchi par l’influx de champs magnétiques à mesure déchargés », d’« incidents de route » (152)1? L’écrivain confessera pourtant quelques années plus tard qu’il ne s’agissait pas tout à fait d’une bifurcation au sens strict du terme. Lorsqu’il revient sur ce « changement de direction », il utilise explicitement le mot d’« amputation » (Gracq, 2002, 199). Le choix d’une autre fin pour Le Rivage des Syrtes – qui elle, termine le récit sur le seuil de la guerre, l’anticipant plutôt que la montrant – est donc délibéré; et ce choix a été fait, aux dires de Gracq lorsqu’il cite Valéry, parce que cette fin réussissait à « dire mieux » que l’autre précédemment envisagée :

Le sentiment de trouver, quand on écrit, se montre assez fort pour rejeter le « non-choisi », un moment envisagé, au néant. Et je rappellerai ici encore une fois le mot juste de Valéry : « L’art commence quand on sacrifie la fidélité à l’efficacité ». Bien écrire n’est pas dire exactement ce qu’on voulait dire, c’est dire mieux que ce qu’on voulait dire, en utilisant la langue comme un tremplin (Gracq, 1995, 326).

En quoi pour Julien Gracq, pourrions-nous nous demander, le seuil de la guerre pouvait-il devenir préférable comme fin que la bataille navale pressentie au départ – considérant que cette bataille navale aurait représenté, elle, une rencontre véritable avec l’altérité, une rencontre avec cette altérité du Farghestan que toute la narration du Rivage des Syrtes s’évertue à appeler, à désirer à travers des suggestions omniprésentes? En quoi cette « non-fin » (au sens où elle s’arrête – explicitement, pourrions-nous affirmer avec la dernière phrase d’Aldo – avant la levée du rideau, avant que le « décor » ne soit « planté ») représentait-elle le choix « efficace », le « dire mieux » de ce roman qui au final, se trouve « amputé » de la conclusion initialement imaginée par Gracq? Ce sont les interrogations qui, à l’origine, ont – un peu candidement sans doute – motivé mes recherches. Car si les critiques ont mis en lumière une certaine structure, une certaine mécanique narrative, rarement à ma connaissance se sont-ils risqués à des hypothèses qui parviendraient à les expliquer de manière satisfaisante. Y aurait-il un moteur sous-tendant l’absence d’apex – et de résolution subséquente – dans les écrits narratifs de Julien Gracq? Pourquoi ses fictions nous laissent-elles toujours avec cette impression – qu’elle soit perçue comme une déception ou un manque n’a pas ici réellement d’importance – qu’elles représentent des introductions à des événements qui ne seront pas représentés, des préludes à des événements entraperçus, mais des préludes à des événements qui restent et resteront un angle mort de la narration? D’affirmer que la littérature de Julien Gracq est une littérature de désir, une littérature d’attente, une littérature du dilatoire a tellement été ressassé que c’est sans aucun doute devenu le plus grand des clichés gracquiens, s’il en est : je cherchais humblement, avec mon mémoire, à proposer une réflexion qui irait un peu plus loin que l’exposition plate de ce que, de toute façon, tout le monde sait déjà – mais qu’on s’évertue pourtant à répéter comme s’il s’agissait du sésame par excellence de l’œuvre, de son incontournable « clé ».

Pour tenter d’expliquer cette non-fin dans Le Rivage des Syrtes, il est important de souligner ici combien le roman place la transgression au cœur de son intrigue. C’est effectivement en traversant une frontière interdite, cette « ligne continue d’un rouge vif », cette « frontière d’alarme », qu’Aldo, le personnage narrateur, réactive la guerre. Autour de cette transgression s’inscrira, en filigrane, tout le paradoxe de l’écriture gracquienne. Car si l’entièreté du récit pointe vers la violation de l’interdit, si elle l’appelle de toutes ses forces – l’obsession du Farghestan est explicitement qualifiée de « vice » d’Aldo, elle est sa « lubie » –, si elle représente en vérité le point focal du Rivage des Syrtes, il ne faut pas oublier que c’est cette même transgression qui signe la fin de l’histoire : jamais nous n’aurons accès en tant que lecteurs au spectacle de la reprise des hostilités entre Orsenna et le Farghestan; le Farghestan, du début à la fin de la narration, restera aux marges de ce qui sera raconté. La transgression semble ici coïncider avec l’impossibilité d’une résolution : une fois la limite traversée, il faut en effet croire qu’il n’est point de salut possible chez Julien Gracq. Le désir de transgresser peut bien être le moteur du récit, il peut bien représenter ce qui l’anime et lui permet même d’exister, cela n’empêche pas la transgression de constituer, tout à la fois, l’impossibilité même de continuer à raconter. Une fois effectuée la désobéissance, l’inobservation aux règles dans Le Rivage des Syrtes, il n’y a plus de récit possible; il n’existe donc jamais, dans les textes narratifs de l’écrivain français, d’après transgression. C’est un peu comme si, une fois son désir satisfait, la narration chez Gracq finissait par tourner à vide. Et c’est de ce côté, m’a-t-il semblé, qu’il fallait chercher la raison pour laquelle ses fictions se construisaient comme des préludes à des événements annoncés qui n’existent pas dans le cadre de ce qui est raconté.

 Or, que cette mécanique de non-dévoilement, de non-résolution, fonctionne systématiquement sur la dialectique d’une transgression à la fois motrice et frein de la fiction n’est pas un fait anodin lorsqu’on se penche sur deux textes – l’un critique et l’autre « autobiographique » (chez cet écrivain toujours d’une grande pudeur, cette expression exige qu’on l’emploie avec précaution) – que l’auteur a écrits, « Lautréamont toujours » (1961) et La Forme d’une ville (1985). Ceux-ci, à travers l’expérience du passage par une éducation particulière, celle de l’internat, déploient en effet une certaine façon de concevoir la transgression. Dans « Lautréamont toujours », premièrement, Julien Gracq soulève l’existence d’une dynamique singulière, de marques spécifiques, de traces qu’aurait laissé le passage par l’internat sur toute une génération d’écrivains. Effectivement, pour le romancier, tant l’essor des romans de l’enfance ou de l’adolescence que l’émergence d’esprits de révolte à une certaine période donnée ne peuvent pas être considérés comme le fruit du hasard. Rimbaud, Lautréamont et Jarry, notamment, ne constitueraient en effet rien de moins que les produits d’une éducation militarisée dispensée par les internats au 19e siècle :

Sous la forme d’un paradis dont on s’emploie à nous souligner qu’il est de toute façon perdu, [le « roman de l’enfance » ou de l’adolescence] est l’antidote dérisoire, mais dont le besoin se fait cruellement sentir, d’une éducation rationnelle qui tend à faire de l’individu un être à jamais déchiré, irréconcilié, privé de porte de sortie, honteux pour toujours de l’esprit devant la raison. On se prend à considérer sous cet angle l’éclosion étonnamment accélérée de certains esprits de révolte parmi les plus intrépides (Rimbaud, Lautréamont, Jarry). Cette précocité qui leur est commune à l’âge où l’on quitte à peine les bancs du lycée n’est pas un pur effet du hasard : la société fixe elle-même à vingt ans, par ses méthodes de claustration absurdes, le moment de parler pour ceux qui ont survécu au dressage – de porter témoignage dans un cri avant qu’il ne soit trop tard (Gracq, 1989, 895).

Le « dressage » de l’internat, cette expérience traumatisante à laquelle on « survit », déterminerait donc selon Gracq certaines thématiques, certains genres propres. Mais pas seulement cela. Si l’on suit son raisonnement, le passage par la claustration et la dureté de l’école des internes pourrait également se trouver à l’origine d’une voix singulière : chez Lautréamont par exemple, c’est son expérience de l’internat qui expliquerait « l’humour congénital », ou encore « la manière ambiguë qu’il a de disloquer comme aucun autre le lecteur, d’une façon angoissante, entre un rire nerveux des plus gênants et une certaine forme de terreur » (897).

Ce que Julien Gracq ne mentionne pas dans « Lautréamont toujours », et qui a été fondamental pour mon analyse, c’est que lui-même est passé par l’éducation militarisée de l’internat – et ce, même si son expérience à lui ne date pas du dix-neuvième siècle. Il est important de rappeler ici combien, de l’inauguration de l’internat jusqu’à son fonctionnement dans la première partie du vingtième siècle – l’époque où Julien Gracq le fréquente à son tour –, la comparaison entre ce type d’institution et la caserne tient toujours (Mayeur, 2004, 536); entre l’internat des Rimbaud, Lautréamont et Jarry et celui de Julien Gracq, la ressemblance est donc grande. Cette ressemblance est même à l’origine d’un anachronisme de l’internat que relève Gracq dans un deuxième texte autobiographique, La Forme d’une ville :

Avec le recul d’un demi-siècle, je suis étonné de tout ce que l’institution […] avait conservé de napoléonien, de tout ce qu’elle présentait d’agressivement, de diamétralement opposé au rêve de la société conviviale qui ensorcelle notre temps. Ordre, uniformité, hiérarchie, discipline, restaient les maîtres mots. […] J’ai parlé, dans d’autres pages, à propos de Lautréamont, des pulsions anarchiques, brisantes, que cette contrainte engendrait par saccades. Mais l’administration ne se laissait pas gagner à la main : je me souviens qu’à la suite de chahuts qui passaient la mesure, une trentaine d’élèves furent rendus d’un coup à leurs familles, aussi désinvoltement que des diplomates soviétiques (Gracq, 1995, 773).

Quand l’écrivain traitait des particularités de l’écriture, des particularités de la voix de certains écrivains de prédilection, n’était-il pas un peu aussi en train de parler des siennes propres? Je rappelle ici combien, de son propre aveu, l’internat marque, pour Gracq, l’une des principales cassures de sa vie : « [t]out lui pèse, lui semble odieux : l’éloignement de la maison familiale, l’anonymat grisâtre des lieux, la promiscuité continue, la nourriture médiocre, la claustration, le caporalisme disciplinaire, la complète monotonie répétitive des journées » (Gracq, 1989, LXIII). Ces doléances sont extrêmement similaires aux témoignages d’internes et aux observations des plus fervents critiques de l’internat, qui se sont déployés sur toute la période de leur fonctionnement pendant plus d’un siècle – témoignages et observations qui exposent la singulière proximité existant entre ce type de scolarité et un militarisme certain (notamment la rudesse de la vie de pensionnaire, la « promiscuité imposée » [Mayeur, 2004, 537], « l’inconfort, l’exiguïté des locaux et leur relatif surpeuplement » [538], la « mortification » propre à la vie monastique imposant au corps, à tout moment, une discipline particulièrement contraignante [539]). Le pensionnaire Maxime Du Camp, face à ce rigoureux régime de vie, explique avoir eu à se forger pendant ses années d’internat ce qu’il appelle « une âme d’insurgé » (537) – et cette opération n’est pas non plus sans rappeler les termes qu’utilise Julien Gracq, jeune interne, pour exprimer l’expérience qu’il a vécue à la lecture du roman Le Rouge et le Noir :

Chaque soir, en rouvrant la couverture verte, je m’établissais dans une paisible, une tranquille insurrection intellectuelle et affective contre tout ce qui s’était donné à moi pour recommandé, et que je n’avais fait nulle difficulté d’accepter comme tel. Je le lisais contre tout ce qui m’entourait, contre tout ce qu’on m’inculquait, tout comme Julien Sorel avait lu le Mémorial contre la société et contre le credo de Verrières (Gracq, 1995, 326).

La lecture comme forme d’« insurrection », donc. Qu’en est-il à présent de l’écriture ? Dans La Forme d’une ville, un commentaire sur la fonction de l’imagination est associé de manière explicite au processus de mise en fiction. Enfant, coincé derrière les murs du lycée, c’est véritablement grâce à l’imagination que le jeune interne Gracq (re)crée la ville de Nantes :

Le régime de l’internat, dans les années vingt de ce siècle, était strict. Aucune sortie, en dehors des vacances, que celles du dimanche; encore fallait-il qu’un correspondant vînt prendre livraison de nous en personne au parloir, et, en principe, nous y ramener le soir. Je ne sortais qu’une fois par quinzaine; le reste du temps, je n’apercevais de la ville que la cime des magnolias du Jardin des plantes, par-dessus le mur de la cour, et la brève échappée sur la façade du musée que nous dévoilait le portail des externes, quand on l’ouvrait pour leur entrée, à huit heures moins cinq et à deux heures moins cinq. Mais cette réclusion si stricte était à sens unique. Deux fois par jour, comme la marée, avec le flot des externes, la rumeur de Nantes parvenait jusqu’à nous, tantôt filtrée, tantôt orchestrée. Je vivais au cœur d’une ville presque davantage imaginée que connue, où je possédais quelques repères solides, où certains itinéraires m’étaient familiers, mais dont la substance, l’odeur même, gardait quelque chose d’exotique : une ville où toutes les perspectives donnaient d’elles-mêmes sur des lointains mal définis, non explorés, un canevas sans rigidité, perméable plus qu’un autre à la fiction. Chacun des rhumbs qui étoilaient cette rose des vents fleurissait naturellement, indéfiniment, pour l’imagination (Gracq, 1995, 772-773).

Si Julien Gracq se croit en mesure de noter l’influence de ce qu’il appelait la « vie prisonnière et secrète » des internes, « cette franc-maçonnerie collégiale de l’enfance et de l’adolescence » (Gracq, 1989, 896), il est possible de remarquer qu’il n’est pas resté complètement silencieux à propos du poids de cette expérience sur sa propre écriture. Non seulement c’est la réclusion de l’internat qui devient dans La Forme d’une ville l’une des prémisses à un récit autobiographique où Gracq raconte la ville de Nantes, qui pour lui reste cette « ville presque davantage imaginée que connue », c’est la claustration elle-même qui permet la construction d’un « canevas sans rigidité, perméable plus qu’un autre à la fiction ». Être enfermé, nous dit Gracq, ne pas pouvoir voir de l’autre côté des murs, nous oblige à imaginer ce qui se cache derrière, nous force, ultimement, à (se) raconter des histoires – et c’est là la seule transgression envisageable.

Mais la transgression à travers la fiction manifeste une contradiction inhérente et indépassable : après tout, malgré tout le désir de sédition, voire de révolte qui anime certaines des fictions de Julien Gracq, l’imagination, la mise en récit, l’écriture dépendent au final des murs contre lesquels elles s’érigent. C’est de cette idée, en fait, qu’est venue le titre de mon mémoire (et de cet article) : Écrire contre les murs. L’expression est à double sens. Contre peut ici exprimer une opposition, dénoter une relation d’hostilité, une relation de lutte dirigé envers les murs : ce qui est bel et bien le cas dans Le Rivage des Syrtes, avec cette obsession omniprésente de la transgression qui caractérise le roman. Mais contre, dans Écrire contre les murs, peut carrément signifier autre chose – l’expression peut en effet faire référence au support, à la surface nécessaire à l’écriture. Dans ces deux façons de l’entendre, même si elles devraient normalement être compétitives, la fiction gracquienne s’écrit contre les murs.

Dans le cadre de mon mémoire, je me suis penché sur trois aspects participant à la création de la poétique de l’internat : la visibilité, la littératie et l’initiation du jeune homme (Bordeleau-Pitre, 2016). Entre ordre et désordre, entre discipline et transgression, entre désir individuel et normes collectives : ces aspects qui viennent étayer mon hypothèse jouent tous sur deux plans contradictoires. Ils convergent tous vers cette conclusion que, chez Gracq, la sédition et la révolte peuvent bien être la raison d’être d’un récit, son obsession et son moteur, et qu’il n’existe pas pour l’écrivain de murs qui soient franchissables. Toutes les tentatives de transgression finissent par avorter. Ce qui sort victorieux dans Le Rivage des Syrtes, comme dans toute l’œuvre narrative, c’est le conservatisme initial que la narration aura tenté, par des moyens variés, d’abattre.

La poétique de l’internat au cœur de la communauté d’écriture

Une multitude de textes n’ont cependant pas été abordés dans mon mémoire pour exposer le déploiement de la poétique de l’internat chez Julien Gracq : les écrits critiques, qui représentent une grande partie de l’œuvre de l’écrivain. En m’y penchant plus avant, j’ai pourtant constaté que ceux-ci pouvaient également être étudiés à cet aune.

André Breton; Stendhal; Lautréamont; Chateaubriand; Edgar Allan Poe; Balzac; Kleist; Novalis; Ernst Jünger; Barbey d’Aurevilly : la liste des hommes – mentionnons que les femmes sont quasi absentes de sa critique (un écho aux communautés d’hommes – comme à l’internat, cette usine à fabriquer des « vrais hommes » – qui peuplent les fictions?) – dont Julien Gracq a commenté les œuvres parallèlement à la rédaction de ses écrits narratifs, si elle n’étonne pas par sa longueur, le fait au moins par son hétéroclisme considérable. Les liens qui existent entre ces œuvres de prédilection, entre ces préférences, n’apparaissent effectivement pas tous des plus naturels au premier coup d’œil. De Racine aux surréalistes, des Chants de Maldoror de Lautréamont à la Béatrix de Balzac, du Livre du Graal à La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, les écarts – temporels, stylistiques, narratifs notamment – sont importants : serait-il même possible de trouver, dans tout ce corpus composite d’ouvrages favoris, des analogies et similitudes systématiques qui arriveraient à les combler – un point commun sous lequel se rangerait la totalité de ces choix bigarrés? Ici aussi, selon moi, la poétique de l’internat telle qu’exposée dans mon mémoire peut nous aider à mettre en lumière des similitudes qui autrement nous resteraient cachées.

Dans un texte tiré d’une conférence prononcée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, « Pourquoi la littérature respire mal », Julien Gracq développe l’idée qu’une certaine façon de faire la littérature arriverait à ériger ses propres séparations d’avec tout ce qui l’entoure – érigerait ses propres murs infranchissables, pour dire autrement – et serait ainsi à l’origine de sa propre désunion d’avec un monde qui de toute façon ne semble pas intéresser ceux qui en sont à l’origine. Ce sont les ouvrages qui pour l’écrivain sont mus par « le sentiment du non » – et dont le représentant type serait Jean-Paul Sartre :

Non opposé au monde matériel, à la nature – obscène, proliférant comme un cancer, « désespérément de trop », vomie : c’est le thème central de La Nausée. Non aux autres, à la conscience et au regard d’autrui : c’est l’enfer de Huis clos. Non à la société existante : c’est le sens de toute son action de journaliste – et non, je crois bien, à toute société possible : Sartre est révolté encore plus que révolutionnaire : il est l’exclu désigné d’avance de tous les groupements politiques de gauche, y compris de ceux qu’il a essayé de fonder. Non à la procréation, et non, à la sexualité : visqueuse, traîtresse, écœurante. Non, même, à la gloire littéraire, le dernier refuge de l’écrivain révolté : et non au malentendu qui fait qu’un livre survit à son auteur : tout livre se doit de mourir dès que s’épuise la virulence du refus qu’il exprime (Gracq, 1989, 873).

Contre cette littérature qui donne de l’homme « une image mutilée, par une opération chirurgicale violente » (875) se construirait une autre manière d’écrire, une écriture mue par un « sentiment du oui ». Représentée par Claudel chez Julien Gracq, la littérature du oui serait au contraire pleine, complète, totale – n’effectuant pas la moindre séparation d’avec le monde :

Un oui global, sans réticence, un oui presque vorace à la création prise dans sa totalité : Claudel n’a jamais eu très profondément le sentiment de la vallée de larmes. Un oui absolu, euphorique, à tout ce qui doit venir : aucune place chez lui, même dans l’extrême vieillesse, pour le retour en arrière, le regret, le souvenir, la nostalgie rétrospective, la part de ce qu’il appelle ironiquement « le voyageur de la banquette arrière ». Ce qui l’a mené toute sa vie, ce qui a alimenté la chaudière congestive de cette puissante locomotive au cou de taureau, c’est un appétit formidable d’acquiescement, qui a des côtés grandioses et des côtés qui le sont moins, mais où il n’est pas question de choisir : acquiescement à Dieu, à la création, au pape, à la société, à la France, à Pétain, à De Gaulle, à l’argent, à la carrière bien rentée, à la progéniture de patriarche, à la forte maison, comme il dit, qu’il a épousée par-devant notaire (872).

Malgré les réticences qui existent dans la dernière phrase, il ne fait aucun doute que l’œuvre de Claudel entre beaucoup plus dans les grâces de Julien Gracq que ne le fait celle de Sartre : après tout, Claudel reste dans d’autres écrits de Gracq « la terre ferme qui argumente contre le mal de mer » (Gracq, 1995, 161); avec Goethe, « ils ont foré d’une main sûre aux bons endroits, leurs eaux profondes se sont taries au bénéfice des jardins qu’ils ont fait fleurir » (320). La révolte sartrienne est vue par Gracq comme un mur dans ce qu’elle suppose de refus du monde alors que le conservatisme de Claudel, quant à lui, n’atténue qu’à peine sa valorisation.

La révolte sartrienne comme érigeant des murs et l’embrassement de la fiction de Claudel comme refus de l’existence de ces mêmes murs : la position est cohérente avec la poétique de l’internat telle qu’elle se déploie dans l’œuvre narrative. La « révolte » qui serait celle de Julien Gracq passe effectivement par un désir de transgression et non pas par un refus catégorique du monde qu’il voit chez Sartre. Au contraire, le saut de la frontière que permettrait l’imagination (pour le Gracq enfant qui fantasme la ville de Nantes) ou la fiction (le narrateur du Rivage des Syrtes obsédé par la nation ennemie mais inconnue du Farghestan) cherche à réunir, à allier – voire à se fondre avec le monde, comme Gracq le lit dans Claudel.

Cependant, remarquons combien le oui radical et sans équivoque de Claudel ne satisfait pas non plus complètement Julien Gracq : « Il ne s’agit pas d’abandonner », dit-il, « le refus et la révolte qui sont dans l’homme aussi essentiels que sa conscience même – il ne s’agit pas de donner, à ce qui est, l’acquiescement pharisaïque qui a été souvent celui d’un Claudel » (Gracq, 1989, 880). Pour quelle raison? C’est dans l’absence complète de murs, de ceux mêmes qui étaient la cible des attaques quand il était question de Sartre, que nous pouvons trouver l’explication. Poétique paradoxale, rappelons-le, que celle de Julien Gracq : les murs, les frontières et les interdits représentent à la fois le moteur et l’impossibilité de la fiction; si leur transgression constitue le désir du texte, sa direction ultime, ce qu’il y a derrière n’en reste pas moins un point mort de la représentation. Pour Gracq critique, à l’image de ce qui se produit dans sa fiction, une littérature idéale en serait donc une de synthèse, une littérature qui ferait le pont entre la révolte sartrienne et l’embrassement du monde de Claudel, entre la séparation indispensable à la fiction et l’union comme impossible quête, entre le sentiment du non et le sentiment du oui… Et c’est ce qu’il trouvera dans un mouvement auquel il a consacré un bon nombre de textes, dont son essai André Breton. Quelques aspects de l’écrivain : le surréalisme. Julien Gracq voit dans ce mouvement une révolte permanente qui en serait non seulement l’objectif, mais le moteur – rendant, de ce fait, impossible l’abattement des murs. Une révolte permanente est une révolte qui, nécessairement, n’abat pas les murs contre lesquels elle s’érige. L’écrivain semble lire le surréalisme avec le même paradoxe qui se joue dans la poétique de l’internat, le mouvement est « refus et acceptation mêlée (sic) » :

À travers mille contradictions, qui après tout n’étaient que celles de la vie, [le surréalisme] a eu cette vertu essentielle de revendiquer à tout instant l’expression de la totalité de l’homme, qui est refus et acceptation mêlée (sic), séparation constante et aussi constante réintégration – et il a su se maintenir au cœur de cette contradiction non pas, comme l’a tenté Camus, par les voies conciliatrices et un peu molles d’une sagesse modérée, mais plutôt en maintenant à leur point extrême de tension les deux attitudes simultanées que ne cesse d’appeler ce monde fascinant et invivable où nous sommes : l’éblouissement et la fureur (881).

D’un côté donc, une littérature animée par un sentiment du non, érigeant ses propres murs d’indifférence et de dégoût face à un monde qui ne l’intéresse pas; de l’autre, une littérature animée par un sentiment du oui, caractérisée par sa tendance à vouloir ne faire qu’un avec un monde qu’il n’a de cesse d’exulter. Entre les deux, selon Julien Gracq, cette littérature de synthèse – littérature idéale, qui en serait une de révolte nécessaire mais impossible, paradoxale en ce qu’elle serait « séparation constante et aussi constante réintégration ». Cette littérature de synthèse fait étrangement écho, dans la critique littéraire, aux traces de la poétique de l’internat telle que je la décrivais dans mes recherches sur Le Rivage des Syrtes et l’œuvre narrative – et dont la transgression constituait à la fois le moteur et le frein, la possibilité et l’impossibilité de l’acte de raconter. Ainsi, dans la critique, on voit combien les murs – qu’on érige, qu’on abat ou contre lesquels on appuie sa révolte impuissante – créent, pour Gracq, les communautés d’écriture dans lesquelles on s’inscrit et auxquelles on s’oppose.

Les murs de l’internat, s’ils ont été l’objet d’une angoisse, d’une haine et d’un malheur certains pour l’écrivain français, ont gardé sur lui une prise bien étrange. Ils sont devenus non seulement la médiation nécessaire et insurmontable propre à la mise en fiction de son œuvre narrative : nous voyons ici combien, avec « Pourquoi la littérature respire mal », la poétique de l’internat contamine également la manière dont Gracq conçoit la littérature et ses fins – sa respiration, pour reprendre son expression. Les œuvres de prédilection, de Racine à Lautréamont, possèdent peut-être « objectivement » bien peu en commun. Cependant, tout comme c’est le cas dans Le Rivage des Syrtes et dans les autres écrits narratifs, elles semblent porter en elle, d’une manière très singulière, le lourd héritage des « méthodes de claustration absurdes » et du « dressage » de l’internat (897). Cette façon de concevoir le fait littéraire constitue sans doute une manière personnelle de dire, de raconter, de « porter témoignage dans un cri avant qu’il ne soit trop tard » (897). Mais une manière qui, bien paradoxalement, crie – tant dans la fiction que dans la critique – toute l’impossibilité d’une révolte aux murs de l’internat, qu’ils soient réels ou métaphoriques.

 

BIBLIOGRAPHIE

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VOUILLOUX, Bernard. 1989. De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien Gracq. Genève : Droz, 1989, 349 p.

 

Pour citer cet article: 

Bordeleau-Pitre, Émile. 2016. « Écrire contre les murs : le paradoxe de la communauté d’écriture de Julien Gracq », Postures, Dossier « Écrire avec », n°23, En ligne <http://revuepostures.com/fr/bordeleau-23>