Rimbaud par la bouche de Verlaine ou une politique de la parodie

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J’ai toujours ri en moi-même de cette suffisance qui se donne son apothéose, et qui convertit un homme en marionnette, en le faisant renoncer à son moi, sans lequel il n’est pas d’art comique1.

E.T.A. Hoffmann, « Zacharias Werner »

La parodie contemporaine peut directement être associée à des exemples moqueurs et caricaturaux, il suffit d’évoquer la série de films américains dans la lignée des Scary Movies, Love Movies et autres. Pourtant, si nous avons choisi d’étudier ce mode de production, c’est parce que nous croyons qu’au-delà du rire que la parodie peut parfois générer, celle-ci permet aussi la formation d’une véritable communauté de création artistique. En ce sens, nous postulons que par cet aspect socialisateur, elle serait éminemment plus politique que nous pourrions le croire de prime abord. Nous voudrions montrer qu’en dehors de la simple structure linguistique de la parodie, c’est tout le récit de l’effacement des auteurs et du détournement de l’Histoire qui se trame, donnant un sens particulier aux modalités de l’« écrire avec ». En représentant figurativement la relation qu’elle établit avec l’objet imité, la parodie propose un récit fonctionnant selon sa propre logique. Pour explorer cette hypothèse, nous allons nous pencher sur une œuvre parodique du XIXe siècle, L’Album zutique, et plus spécifiquement sur le poème « Fête Galante » d’Arthur Rimbaud (Rimbaud, 1971, 209). Si ce poème nous paraît propice pour une étude de la parodie, c’est qu’il semble interroger sa propre production et ainsi dévoiler un certain nombre de mécanismes qu’il met en place. L’intérêt réside corollairement dans le fait que cette création s’inscrit justement dans un projet collectif. Ce qui nous permettra de démontrer que ce procédé scriptural peut ouvrir la voie à une véritable communauté esthétique, à même de déplacer les frontières du dire et du pouvoir-dire. Nous voudrions donc explorer cette idée tout au long de notre analyse.

L’écrivain face à l’auteur

Pour Bakthine, la parodie, « si elle n’est pas grossière, est fort difficile à déceler si l’on ne connaît pas son arrière-plan verbal étranger, son second contexte » (Bakhtine, 2001, 189). Prenons donc le poème de Rimbaud et explicitons-le à l’aide de cette idée :

Rêveur, Scapin /Gratte un lapin/Sous sa capote.

Colombina/ - Que l’on pina ! - / - Do, mi, - tapote

L’œil du lapin/Qui tôt, tapin,/Est en ribote...

Paul Verlaine

A. R.

Plusieurs détails, à commencer par le titre et la signature, nous renvoient aux Fêtes Galantes de Verlaine paru en 1869. Ce recueil, monté en petites « saynettes » (ou saynètes) dans un style hérité du XVIIIe siècle (Zimmerman, 1967, 288), présente de petits poèmes théâtraux et bouffons de courtes durées. Par contre, comme le précise Arnaud Bernadet, même si ces saynètes prennent racine dans « l’expérience du faux et du simulacre », elles restent tout de même « tributaire[s] d’une relation préétablie au réel » (Bernadet, 2000, 307). Elles apparaissent donc avant tout comme une sorte d’esthétique de l’artifice. C’est dire que malgré leur apparence de comédie, ces pièces sont directement tirées du vécu du poète; le paysage peint se veut une représentation particulière de ses divers états d’esprit, ou de son « âme », pour reprendre Verlaine. En gros, nous avons affaire à un jeu de masques. C’est dans son poème liminaire « Clair de lune » – qui s’intitulait d’ailleurs « Fêtes Galantes » jusqu’à la parution du recueil2 – que Verlaine nous livre cette possible clef de lecture : « Votre âme est un paysage choisi/Que vont charmant masques et bergamasques » (Verlaine, 1951, 83). Ce paysage, Verlaine l’emplit de personnages de la commedia dell’arte tels Arlequin, Colombine ou Pierrot, lesquels figurent incidemment dans la tradition des fêtes galantes du XVIIIe siècle. Ces derniers sont cependant représentés en « Fantoches » (90) – titre exemplaire d’un de ses poèmes – puisqu’ils ont précisément des masques et des bergamasques. Ce sont donc des acteurs et, par conséquent, le « jeu des identifications reste [...] vain » (Brunel, 2007, 210).

Une partie du travail d’écriture de Verlaine dans ce recueil consiste à transmettre poétiquement ses différents « paysages d’âme » au travers d’un « impressionnisme » (Illouz, 2004, 25) ne faisant appel au monde extérieur uniquement dans la mesure où « il peut servir de support à une projection des sentiments, de manière à objectiver en quelque sorte une subjectivité trop “volatile” en elle-même, – de manière aussi à rendre sensibles les “analogies” secrètes qui relient l’âme et le monde » (124). Ce procédé permet l’échange de sentiments personnels, d’émotions ressenties à un moment précis ou de fantasmes, par exemple, par le biais de certaines médiations propres à l’imaginaire collectif, en l’occurrence ici le XVIIIe siècle galant et libertin. Le poète Verlaine peut ainsi offrir sa vision des choses par analogie, faisant de ces « paysages » et de ces « impressions d’âme [...] non plus le sujet du poème, mais un symbole » (Zimmerman, 1967, 293); c’est le poète lui-même qui avance masqué dans cette valse du signifiant et du signifié. Ne représentant concrètement aucune réalité matérielle, ces petites mises en scène symboliques sont fuyantes. Toujours baignées dans le clair-obscur, elles n’ont pas de contours définis et se déroulent constamment dans un environnement onirique. Tout s’y passe en un coup de vent, tel que le montre bien le poème « Pantomime », où « Colombine rêve, surprise/De sentir un cœur dans la brise/Et d’entendre en son cœur des voix » (Verlaine, 1951, 83). L’instantanéité de la scène engendrée par la surprise en fait une œuvre quasi photographique, rappelant le travail de Watteau, modèle avoué de Verlaine. Les fêtes galantes de ce peintre du XVIIIe siècle illustraient souvent des personnages, dont certains tirés de la commedia, pris en flagrant délit d’actes aux connotations érotiques. Ces petites pièces sont construites comme des impressions instantanées, de fugitives scènes d’amour. Cette logique picturale nous encourage conséquemment à ne pas lire le poème, mais à l’appréhender dans sa totalité figurale.

Plusieurs de ces éléments sont repris par Rimbaud dans « Fête Galante », alors qu’il y monte sa propre petite saynète. La commedia est mise en scène dans une ambiance de rêve où le mouvement est assuré par des notes de musique cadrant les contours de la pièce. Et tout comme dans le recueil de Verlaine, ce paysage mouvant est un symbole où le poète peut projeter ses fantasmes. Partant de ce principe, les deux personnages, Scapin et Colombina, seraient tout autant des fantoches analogiques masquant le jeu de Rimbaud. Il y a donc transgression identitaire : les personnages sont masqués et font de cette scène un symbole. Ce poème nous présenterait alors un Rimbaud sous la forme d’un Scapin regardant Colombina avec « l’œil du lapin » qu’il gratte « sous sa capote ». En ribote par le tapotement de Colombina, il devient d’ailleurs « Qui tôt, tapin », nous indiquant que le grattement du lapin se synchronise avec le rythme de Colombina « – Que l’on pina ! – », par le biais du tapotement. Cette musicalité des corps dans la scène se confirme par ailleurs par l’emploi des notes de musique, alors que la « “nuance” et la “musique” y sont les instruments privilégiés d’une sorte de dissolution du sujet dans le monde, qui fait s’estomper aussi les frontières du rêve et de la réalité » (Illouz, 2004, 124).

Cette synchronisation des mouvements n’est pas sans rappeler l’acte parodique lui-même, alors que l’écrivain se réfère à une autorité autre que la sienne afin de pratiquer son activité. C’est pourquoi ce petit poème nous paraît questionner directement la parodie qu’il opère en employant le procédé de l’allégorèse, qui, « tandis que l’allégorie recourt à l’analogie pour lire une vérité révélée, fait passer cette vérité à l’acte dans un récit littéral dont les actants sont les Noms qu’elle a engendrés » (Coquio, 1993, 96). En ce sens, nous pensons que le texte rapproche ici l’acte de la parodie avec l’acte sexuel qu’il décrit, et que tous deux peuvent être interprétés comme des actes de re-production et de pro-création. Ces deux activités requièrent par ailleurs deux actants dissimulés derrière nos deux acteurs de la commedia. C’est pourquoi nous croyons qu’il n’y a pas que Rimbaud qui se soit fantasmé, mais aussi un certain Verlaine en vertu des deux signatures du poème. La parodie devient alors une fête galante mettant en scène l’auteur et l’écrivain en train de subvertir de manière libertine le caractère autoritaire et possessif de l’auteur, tel que nous l’entendons familièrement en tant que synonyme d’écrivain.

Cette synonymie ne fonctionne pourtant pas, puisque la parodie dissocie le producteur de l’autorité discursive, et apparaît principalement comme révélatrice de la fiction de l’instance auctorial. C’est-à-dire qu’en tant que producteur de discours, Verlaine se réduit nécessairement à un ensemble de traits du point de vue de son lecteur, qui n’en connaît certainement pas toutes les facettes. En ce sens, nous pouvons dire avec Diaz que « le créateur est d’abord une création » (Diaz, 2007, 229, l’auteur souligne) succédant en quelque sorte à son œuvre. Il y a donc là un ensemble d’éléments repris par Rimbaud et servant à mettre en place un dispositif de reconnaissance de l’auteur Verlaine. Cette technique permet la théâtralisation d’une sorte de « mythologie réciproque » (Escarpit, 1970, 26) avec le lecteur, supposition inhérente à la communication littéraire, et dévoile un certain « travail de fantasmatisation réciproque par lequel se noue la relation auteur-lecteur » (Diaz, 2007, 176). En tant qu’élément de médiation, le recueil participe de cette réduction : « L’œuvre n’est plus ainsi un monument détaché, mais prise dans l’incessante autogenèse d’un écrivain qui essaie d’exister pour de bon » (229). Plus généralement, il s’agit surtout d’une opération à la fois mnémotechnique et analytique qui permet de réunir un ensemble d’œuvres sous une même étiquette, délimitant ainsi un espace-temps. Cette réduction de l’auteur en fait une sorte de signe iconique au sens peircien, c’est-à-dire un ensemble de traits minimaux suffisants pour entretenir un rapport de ressemblance avec son référant.

L’auteur, ou l’auctor tel que nous l’entendons ici, est donc toujours une image, un signe produit à partir de l’écrivain, et tous deux ne se réduisent jamais entièrement l’un à l’autre. Le Verlaine des Fêtes Galantes n’a pas pour ainsi dire la même figuration que celui de Jadis et Naguère. De façon plus radicale, comme c’est le cas avec la parodie, les deux peuvent ne pas être la même personne. Ce qui nous fait dire avec Diaz qu’il n’y pas d’auteur, mais « de l’auteur » (177), en ce qu’il serait de « l’ordre du construit » (175). En reprenant à son compte ce Verlaine symbolique, Rimbaud effectue une citation déclarée, ouvrant la voie à un « intertexte critique », étayé par la signature du poème. En contrepartie, son travail de réécriture se constitue à proprement parler en un « intertexte poétique » (Peronne-Moisés, 1976, 373). En témoigne notamment la métrique rimbaldienne, alors qu’il n’y a aucun poème de trois tercets de vers quadrisyllabiques dans les Fêtes Galantes. La parodie crée une tension entre le pacte que le critique entretient avec son lecteur, et celui, différent, de l’écrivain qu’elle juxtapose : « Les rapports entre auteurs sont des rapports d’égalité, les relations entre l’auteur et le critique, l’écrivain et son ombre, implique la soumission. » (373) Afin de mener ces deux projets, le procédé parodique opère un schisme entre les frontières textuelles, qui tendent à fusionner, et les frontières discursives, qui semblent plutôt s’éloigner par la hiérarchisation des discours.

Le lien se noue ainsi à deux endroits, en ce que le poète doit reprendre à son compte un ensemble de médiations iconiques préexistantes. Le premier lien se noue autour du vrai Verlaine, maître de son propre style, dont il serait le principal producteur, mais aussi le produit. En ce sens, celui-ci aurait l’autorité sur le discours déployé dans la « Fête Galante » de Rimbaud, reléguant celui-ci au rang d’imitateur. Le second lien est noué avec l’écrivain réel et mène le lecteur à une reconstitution « erronée [de l’auteur] parce que, aux deux bouts de la chaîne, se trouvent des personnages dissymétriques » (Diaz, 2007, 179). Dans ce cas-ci, le style de l’auteur serait plutôt un produit entre les mains de l’écrivain et soumis à ses caprices. Par la parodie, Rimbaud souligne ces « constantes sans lesquelles le style se confondrait avec les faits [linguistiques] » (Riffaterre, 1971, 31) et réduit l’auteur Verlaine à son style; c’est donc dire que le travail de parodie implique une réduction de l’auteur à l’image engendrée par son œuvre. Il vient ensuite détourner le développement de cette figure fictive que reconfigurait sans cesse la production verlainienne. Mais ce faisant, il ouvre la voie à une nouvelle série configuratrice d’images, une mythologie propre aux Fêtes Galantes. Les personnages de Rimbaud sont des fantoches, mais libérés dans le monde textuel, désenchaînés de leur dispositif stylistique, sorte de fers discursifs. La parodie permet à ces fantoches de masquer qui le veut, d’avoir leur existence propre, en dehors du scénario auctorial de Verlaine. Rimbaud déconstruit l’autorité du discours et en détourne littéralement la narration, provoquant ainsi une mutinerie.

Le vol de l’Histoire

Reprenons les catégories de Peronne-Moisés, qui nous apparaissent pertinentes de par leur concordance avec un certain topos de l’époque, comme le démontre exemplairement Jules Janin, critique et académicien de l’époque, dans la revue L’Artiste. Pour ce dernier, « il existe deux sortes d’artistes : “l’homme qui sait et qui juge, et l’homme qui compose et qui crée”. » (Edward, 1990, 111) L’auteur – celui qui sait – et l’écrivain – celui qui crée – sont ainsi sécables, même s’ils se recoupent dans la figure de l’artiste. Nous faisons le pari qu’ils se rejoignent tout autant dans la parodie. Celle-ci, si nous l’analysons dans une perspective d’intertextualité critique (un texte en jugeant un autre) ou poétique (la recomposition), peut être vue comme une reprise pouvant servir ou de métalangage ou de mise en abyme.

Comme discours sur un autre, la parodie synthétise une image, elle la réduit à un certain nombre de traits auxquels elle accepte par la suite de se soumettre. Elle possède cette structure arbitraire qui enferme les choses dans les mots. Ces divers traits constituent un ensemble propre au recueil composé par Verlaine. D’une certaine façon, nous pourrions dire qu’il s’agit là, pour Rimbaud, des éléments cardinaux nécessaires à la reconnaissance de l’objet imité. Le poème agit comme une sorte de métalangage qui dévoilerait les détails importants, d’un point de vue extérieur, d’un texte à un autre. A contrario, en ce qui a trait au contenu, tout ce qui n’appartient pas aux éléments jugés pertinents par Rimbaud apparaît corollairement comme autant de modifications possibles, et dénonce l’inachèvement de l’œuvre. Rimbaud pointe par exemple à Verlaine que Scapin fait défaut à son panthéon, lui qui appartient tout autant à la commedia malgré ses quelques autres fourberies. Au sein de la parodie, il nous apparaît donc y avoir ce double mouvement en perpétuelle tentative de synchronisation, à l’image de l’intemporelle scène peinte par Rimbaud. Le premier est thétique en tant qu’il cherche à poser un contenu existant, à le dévoiler; le second, antithétique en ce qu’il cherche à dissimuler, voire éclipser l’objet posé. C’est pourquoi, d’ailleurs, ce geste n’est pas simplement une réécriture : il ne recycle pas les éléments, il innove à partir d’eux. Ce n’est pas à proprement parler un travail de seconde main, mais un véritable moteur d’écriture. Nous pourrions parler d’une variation sur un thème, au sens musical de la chose, ce qui n’est pas sans rappeler les corps musicaux dans la saynète rimbaldienne. Tous sont accordés sur les mêmes notes (do, mi), mais aucun ne performe la même action (gratte, pine, tapote).

Tout comme la variation, la parodie n’existe que par la « dialectique de dissimulation/dévoilement » (Dousteyssier-Khoze, 2012, 26) qu’elle maintient, ces procédés ne peuvent donc pas aboutir à une synthèse absolue; ils deviennent propices à tous les détournements possibles. Nous pourrions dire que ce mode d’écriture est toujours un autotexte partiel, c’est-à-dire une « réduplication interne qui dédouble le récit [en] partie sous sa dimension littérale (celle du texte entendu strictement) ou référentielle (celle de la fiction) » (Dӓllenbach, 1976, 283. L’auteur souligne). La reprise telle quelle de la référence n’est pas possible. En ce sens, même s’il le fait de façon autonome, ce geste s’institue toujours comme variante du texte initial. Ce travail est non pas mimétique, mais fortement référentiel. En procédant ainsi, le poème se constitue en mise en abyme, en chantier interne réfléchissant les frontières fixées par les poèmes de Verlaine. Il agit exactement comme ce poète-critique non orthodoxe décrit par Michel Butor, et cité par Peronne-Moisés, dont le travail comporterait toujours une part de « pastiche, mais distancié, qui se situe au niveau de l’acte et non du style » (Peronne-Moisés, 1976, 38). Cette activité prendrait alors une forme « romanesque [qui] aboutit à des citations transformées » (38), et ouvrirait la voie à une filiation scripturale, plutôt qu’auctoriale. L’auteur disparaît encore une fois, alors qu’aux « mots d’un autre[, l’écrivain] impose la grammaire de [s]a phrase, ajoute des épisodes nouveaux aux œuvres étudiées » (38).

Le procédé parodique devient alors un laboratoire interne au sein duquel s’élabore une autopoïèse entièrement libre de possession et constamment enrichie par la multiplicité des points de vue. Cet acte débouche sur un véritable chantier d’écriture polyphonique qui donne tout son sens à L’album zutique. C’est avec tous ceux qui ont pratiqué le genre de la parodie et qui en ont forgé la réputation qu’écrit Rimbaud. D’autant plus que c’est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que la parodie s’instituera en genre littéraire, moment où elle cessera d’être vue comme une « pratique parasitique et dévalorisante [...], au sens large de réécriture » et s’imposera comme « l’une des voies privilégiées de la création littéraire » (Dousteyssier-Khoze, 2012, 27). Écrire avec les outils d’un autre ouvre la possibilité d’être écrivain, car l’acte de parodie ne s’intéresse pas aux formes de l’écriture, mais au maintien de la polyphonie des voix contenues dans la production. Ce processus est à l’image de cette pragmatique du savoir narratif décrit par Jean-François Lyotard comme admettant « une pluralité de jeux de langages » en ce que le « narrateur ne prétend tirer sa compétence à raconter l’histoire que d’en avoir été l’auditeur » (Lyotard, 1994, 36).

Par la déconstruction des catégories esthétiques qu’elle redéploie au sein d’une dialectique historique, la parodie devient le négatif de l’art, son opposition duelle. Cette question de la négation de l’auteur, Rimbaud nous y a habitués par sa célèbre formule : « Je est un autre ». Dans un cas comme celui-ci, c’est le poème lui-même qui devient un autre. Par cette correspondance des univers, le poète vide la substance du poème, des actants et des acteurs afin de laisser libre cours au dispositif stylistique lui-même, qu’il institue « comme expérience sociale et symbolique, qui peut être partagée à travers la reconnaissance d’une appartenance » (Freitag, 1999, 187). Plus aucune catégorie analytique ou esthétique ne peut tenir dans ce mouvement essentiellement pragmatique et horizontal qui se met au service non pas de l’œuvre, mais de l’ouvrage.

Plutôt que de faire de l’œuvre un moment dans la vie d’un auteur, la parodie fait de l’auteur un moment dans la vie de l’œuvre. C’est par ailleurs ce que tend à suggérer le rapport qu’entretient le titre du poème avec les deux signatures inscrites. Dans « Fête Galante », Rimbaud écrit simultanément avec deux modalités différentes. S’il avait voulu écrire avec le style de Verlaine, il aurait pu prendre en compte d’autres productions de celui-ci – les Poèmes saturniens, par exemple –, ce qu’il ne fait pas en écrivant son poème éponyme du recueil. Inversement, si Rimbaud avait voulu parodier plus généralement les « fêtes galantes », il n’avait pas à se limiter à Verlaine. Même s’il ne s’agit pas d’un genre littéraire en soi, Georges Zayed démontre bien qu’il existe une « tradition poétique » (Zayed, 1991, 282) des fêtes galantes au XIXe siècle, et que ce thème a été exploité notamment par Hugo, Gautier et Banville, pour ne nommer que ceux-là. En signant le poème du nom de Verlaine, Rimbaud ajoute une contrainte à son écriture. Malgré le fait que le principe de composition de L’album consistait à mettre « en bas de la pièce, en toutes lettres, le nom du poète parodié, comme s’il en était l’auteur » et au-dessous « ses propres initiales » (Rimbaud, 1971, 1051), certains des poèmes que Rimbaud y compose sont parfois sans titre ou sans signature; le choix n’est pas innocent.

Il reprend donc un moment précis de Verlaine, celui de la production de son recueil, qu’il cadre dans l’espace et dans le temps de par le rapport qu’entretient le titre à la signature. C’est un véritable chronotope, un « temps-espace », que balise Rimbaud et où « le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet de l’histoire » (Bakhtine, 2001, 237). Le chronotope est ce qui nous permet d’appréhender un scénario auctorial et un style en établissant « l’image de l’homme en littérature, image toujours essentiellement spatio-temporelle », de même pour les genres qui, « avec leur hétéromorphisme, sont déterminés par les chronotopes » (238). En analysant la dialectique des deux niveaux de l’écriture – l’unité stylistique du contenu textuel et la transgression générique de la forme discursive –, nous pouvons désormais rendre compte d’un troisième niveau, extralinguistique, qui serait plutôt de l’ordre d’une poétique de l’Histoire, c’est-à-dire d’une façon proprement rimbaldienne de scander les scénarios de production de la figure de l’homme littéraire grâce à l’espace antithétique qu’il occupe.

Éclipse ou une politique de la parodie

Il nous apparaît qu’à la suite de cette réflexion sur le contexte de production du poème de Rimbaud, un certain palier narratif se met en place dans le non-dit du poème, dans la relation au poème de Verlaine. Le cours de l’Histoire est aussi une sorte de récit inaudible que l’imitateur ne manque pas de rappeler par son activité qui, comme le disait Butor, prend alors une forme romanesque. Son poème, en tant qu’il est critique ou métalinguistique, effectue tout un travail de synthèse sur l’objet imité, et devient de par le fait même une sorte de vérité analogique. Inversement, en innovant sur l’œuvre parodiée, l’écrivain développe l’historicité de l’œuvre par-delà les limites imposées à son auteur, qui est en quelque sorte éclipsé par le processus. Pour Bakhtine, la parodie la plus grossière est celle qui se communique directement, « c’est-à-dire, là où elle est en prose » (189). Celle-ci ne s’élèverait en grandeur qu’en dissimulant son jeu dans ce qu’il nomme lui aussi un intertexte poétique. Plus la parodie est poétique, moins elle s’affiche comme tel et plus elle apparaît avoir sa logique propre. Elle déplace alors les frontières du pouvoir-dire par l’appropriation subtile qu’elle pratique.

C’est aussi pourquoi nous croyons qu’il convient d’admettre qu’il existe des parodies dont le but ne serait pas la moquerie, mais simplement une continuation de l’œuvre à laquelle elles puisent. Les exemples de parodies purement analogiques ne manquent pas : qu’on pense aux écrivains ayant repris Les Trois Mousquetaires de Dumas, perpétué l’aventure du Sherlock Holmes de sir Conan Doyle, du James Bond de Ian Fleming ou plus récemment du Millenium de Stieg Larsson, relancé par David Lagercrantz. Ces parodies ne se veulent pas nécessairement drôles, elles sont avant tout des « fiction[s] au carré » (Dousteyssier-Khoze, 2012, 28) suppléant des œuvres orphelines. Plus que de simples réécritures, ces productions reprennent un projet d’écriture afin de le reconfigurer, de se l’approprier et en composer une nouvelle histoire. La dialectique de dissimulation/dévoilement semble alors se déployer dans un spectre, dont les deux opposées seraient l’ironie et l’analogie pure, et pouvoir tendre vers l’une ou l’autre. Mais comme le remarquait Octavio Paz : si l’ironie et l’analogie ne peuvent se concilier, c’est en raison des horizons temporels déployés, « la première est fille du temps linéaire, successif et qui ne se répète pas; la seconde est la manifestation du temps cyclique » (Paz, 1976, 105). L’analogie serait donc une pure correspondance, sorte de vérité qui se confirme par le retour du même, tandis que l’ironie serait « la blessure par où s’épuise l’analogie » (105) en ce qu’elle démontre que si « l’univers est une écriture, chaque traduction de cette écriture est différente et que le concert des correspondances est un galimatias babélique » (105).

En réduisant Verlaine à l’ensemble de ses correspondances, à son unité stylistique, Rimbaud accroît les limites permises à l’analogie, mais ne l’épuise pas par l’ironie puisque la parodie maintient la dualité. Comme l’exprime encore Paz, « la simplification des formes et de leur fonctionnement se traduit par cette formule : au rendement maximal correspond le minimum de présence » (Paz, 1983, 149), ce que Rimbaud ne manque pas de faire en réduisant Verlaine et les Fêtes Galantes à sa petite fête à lui. Par la dissolution de l’auteur, Rimbaud émancipe le poème et lui donne une voix sur le plan de l’Histoire. Il historicise un même, reprend une mythologie et lui donne une nouvelle existence. La parodie met concrètement en place une suspension du cours du temps – du moins, de l’interprétation que nous en faisons – en éclipsant ce que Foucault appel « l’ordre du discours », cette voix sans nom qui nous précède et à laquelle on peut s’« enchaîner, [...] poursuivre la phrase, [se] loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle [nous faisait] signe en se tenant, un instant, en suspens » (Foucault, 1971, 7). Nous pouvons donc dire que la parodie est d’emblée politique, en ce sens qu’elle « détourne toujours un code » (Dousteyssier-Khoze, 2012, 28). D’une certaine manière, nous pourrions même élargir la proposition en considérant l’idée de Bakthine, pour qui il existerait « dans la littérature mondiale beaucoup d’œuvres dont nous ne soupçonnons même pas le caractère parodique. Et [pour qui il y a] sans doute [...] fort peu d’œuvres de la littérature mondiale où l’on s’exprime sans arrière-pensée, et seulement à une voix » (Bakthine,2001, 189-190). La difficulté réside dans le fait que pour apercevoir cette scénographie de l’écriture, il ne faut pas uniquement se fier au dire du texte, mais regarder ce qu’il fait.

L’acte parodique n’est pas à proprement parler linguistique, même s’il se sert de la langue dans le cas présent. La parodie est une expérience matricielle du langage « dans laquelle se tient toujours déjà, comme condition de leur existence et de leur sens, non seulement toute parole dite, mais toute expérience significative, symbolique du monde, de soi et d’autrui » (Freitag, 1999, 186). Elle est une pratique antithétique, n’existant que par l’ensemble des rapports établis, rendant possible de par le fait même des points de fuite. Âme errante dans l’Histoire, la parodie détruit toutes les références transcendantales, définies par Freitag comme la « présence de la durée dans tout acte » (187), ainsi que la fixation transitoire d’une « expérience collective particulière » (186). La parodie s’oppose à la stabilité de cette « durée inhérente », puisque

l’élaboration des formes [de par cette] analyse rétrospective se révèle être, par principe, interminable, inépuisable, puisqu’elle peut logiquement se poursuivre jusqu’à l’horizon non plus extérieur, mais intérieur de l’Unité Première Absolue, indifférenciée et in-ex-istante, de l’origine. Cette origine, tout être différencié y reste intimement attaché par le procès même de la différenciation qu’il porte en soi, dans la forme de son genre particulier, mais qu’il exprime ou met en œuvre également dans la forme déterminée des rapports qu’il entretient avec tous les autres êtres avec lesquels il entre en relation (187).

En dehors de l’arbitraire du signe, donc, la parodie est un procédé primal et primaire de l’innovation technique, à l’image de la reproduction sexuelle permettant à l’homme de voir au-delà de sa propre mort et de s’historiciser. Travaillant la reconnaissance des déterminations composant « forme et limite » (186) de l’être, la parodie autorise une forme de transcendance parallèle de l’individu sur le monde existant, et empêche ainsi l’immuabilité de son cours. Entre ces deux formes d’objectivation, celle du monde (positive) et celle de l’acteur mondain (négative), « peut se déployer une ontologie dialectique qui seule parvient à les concilier » (188).

Si nous pouvons maintenant admettre la portée politique de la parodie déconstructrice de Rimbaud, c’est parce que sa nature antiautoritaire traduit parallèlement une conception ontologique de l’écriture et de l’individu auquel elle se superpose. Le rapport entre les deux devient dès lors d’ordre esthétique et éthique; « écrire avec » traduit ici une forme de « vivre avec ». Contre l’arbitraire collectif du signe, Rimbaud met de l’avant un arbitraire purement individuel, une esthétique de soi par soi qui n’est cependant pas uniquement pour soi. Comme cette esthétique demeure symbolique – donc inscrite dans le monde social –, elle débouche sur une éthique aux caractéristiques plus postmodernes, fragmentées, par opposition à la modernité positiviste et bourgeoise du XIXe siècle à l’origine du nationalisme moderne. Cette pensée progressiste, héritée des Lumières, étant historiquement le pendant opposé du XVIIIe siècle libertin, l’image de la fête galante devient alors un outil idéal afin de subvertir les catégories bourgeoises et économiques de la littérature, dont le fameux droit d’auteur.

À l’instar des fantoches verlainiens passant en un coup de vent, le jeune poète défait la rationalité exclusive de la propriété individuelle au profit d’un mouvement propre à chaque individu, certes, mais orchestré de sorte que nul ne brime la liberté d’autrui. Ainsi, malgré un certain droit à l’arbitraire, les acteurs se dissolvent dans l’horizontalité de la matrice de la production pour n’en devenir qu’un simple moment, à l’image de la composition de L’Album. Plus qu’une simple allégorie donc, l’allégorèse rimbaldienne se transpose aussi dans le monde réel en emportant avec elle l’identité des individus vivants, en dévoilant son caractère fictif. C’est en ce sens très subtil qu’elle fait passer la « vérité à l’acte » (Coquio, 1993, 96) au travers de la littéralité l’ayant engendrée. Le poème analysé éclipse le réel et s’y substitue, démontrant ainsi la nature factice de toute analyse rationnelle du réel et dénonçant le « masque » du langage. La vie serait dès lors aussi de l’ordre d’une fête galante.

Certes, ils sont un fragment de L’Album, mais ces vers racontent et montrent le projet sociopolitique porté par les zutistes, qui ne consiste pas à simplement se moquer à travers l’usage de la parodie. Comme le dit Illouz citant Mallarmé,

il existe désormais autant de vers que de dictions personnelles; il existe pour tout individu une prosodie particulière qui « participe de son souffle »; et à côté de « l’instrument héréditaire », se trouvent reconnues dans leur singularité expressive propre « la flûte et la viole de chacun » (Illouz, 2004, 237).

Ce que permet la parodie n’est donc plus tant une individuation, au sens libéral et néolibéral de la chose, qu’une « modulation individuelle » (237) à un projet collectif. Celui-ci soutient toute une vision de la liberté et du vivre ensemble qui tend à être occultée si nous l’analysons avec nos catégories esthétiques, trop rationnelles pour appréhender la véritable nature de ce procédé somme toute beaucoup plus sérieux qu’il n’y paraît. Ainsi, s’il est suffisant de questionner ce seul poème pour comprendre plus généralement les zutistes, c’est qu’il est un échantillon métonymique de cette modulation. Il porte en lui les mêmes semences créatrices disséminées au travers de L’Album, et plus largement dans toutes créations parodiques, dont il nous semble être exemplairement la mise en abyme. C’est un projet de « construction du commun et du quotidien » qui est mis en place, permettant « aux sujets d’exister en dehors de leur reconnaissance par les autres » et « engendrant un monde où se forme une communauté ouverte et expansive de sujets qui interagissent et recherchent le bonheur » (Hardt & Negri, 2004, 247). Il n’est dès lors pas anodin de mentionner que Verlaine est lui-même zutiste et qu’il participe de cette parodie de façon fort consciente. Il approuve ce vol d’identité. C’est dire qu’au-delà de son anarchie apparente, L’Album peut être vu comme un manifeste politique au même titre que plusieurs œuvres libertines du XVIIIe siècle imitées par nos deux poètes. Si de nos jours nous admettons les lectures politiques d’un Marquis de Sade, nous ne croyons finalement pas exagéré d’accorder ce genre d’attention à une œuvre qui aurait toutes les apparences d’une rêverie sexuelle un peu immature.

 

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Pour citer cet article: 

Diaz-Brosseau, Jordan. 2016. « Rimbaud par la bouche de Verlaine ou une politique de la parodie », Postures, Dossier « Écrire avec », n°23, En ligne <http://revuepostures.com/fr/diaz-23>