Difficile de parler de l’engagement de la littérature sans se demander ce qu’est la littérature, ce que signifie écrire ou même lire. Telles étaient déjà quelques-unes des questions qui traversaient le célèbre essai de Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? En ce début de XXIe siècle, alors que plusieurs pensaient s’être à jamais débarrassés de ces réflexions encombrantes, les voilà qui ressurgissent, transformées certes, mais toujours actuelles. C’est à tout le moins ce que croient les participants du colloque étudiant Engagement : imaginaires et pratiques, organisé par l’Association des cycles supérieurs en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et qui s’est déroulé le 14 mars 2008 à l’usine Grover — un lieu symbolique de l’engagement artistique et social montréalais1. Ce colloque, qui a réuni des étudiants de la maîtrise comme du doctorat provenant de différentes universités — UQAM, Sherbrooke, McGill, Concordia et Lausanne —, a démontré le dynamisme de la problématique de l’engagement pour les études littéraires, tant au Québec qu’à l’étranger.
« Mettre en gage » : tel est le sens originel du verbe « engager ». L’engagement est d’abord et avant tout un lien, une promesse, un accord entre personnes, une parole donnée. En s’engageant, un individu s’insère dans le cours des choses et du monde; il entre dans un processus, qu’il soit conflit, négociation, partie sportive ou relation amoureuse. Selon Le petit Robert, l’engagement, dans sa définition la plus contemporaine (1945), est l’« acte ou [l’] attitude de l’intellectuel, de l’artiste qui, prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause. » Cette définition, quoi qu’on en dise, est largement tributaire du débat qui a eu lieu en France pendant l’entre-deux-guerres, un débat qui avait Jean-Paul Sartre pour figure de proue et certains concepts-clé de l’existentialisme en guise de pavillon. Au coeur de l’arène au sein de laquelle disputaient les différends discours, la prose occupa un rang singulier; elle était le cheval de bataille de Sartre, la responsabilité et la liberté, ses conquêtes. Et l’écrivain, lui, par la force révélatrice de ses mots, s’élevait au rang de maître de conscience. « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent2 », écrivait-il. Ne restait plus alors qu’au lecteur à prendre acte du monde et de son envers, à prendre en charge son humanité et à agir. Il poursuit : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur3. » Ainsi, en choisissant d’écrire, le prosateur s’engage généreusement. Il accepte de relever la tâche de révéler à soi un lecteur fondamentalement libre, parce qu’humain, parce que perfectible, parce que fin en soi. Toutefois, fruit d’un temps de crise, cette conception de l’engagement de la littérature se veut également une réaction rapide aux aléas de l’histoire. Dans un troublant paradoxe, que confirme George Steiner dans cet exemple : « Les toiles ne tombaient pas des murs quand les bourreaux parcouraient respectueusement les galeries, catalogues en main4 », le régime nazi vint démontrer que ni la culture ni la littérature ne peuvent empêcher l’être humain de commettre l’impensable. Weimar a côtoyé Buchenwald. Devant un tel état des choses, que peut alors, véritablement, la littérature ?
Les articles réunis dans ce numéro spécial de la revue Postures n’ont pas la prétention de trouver de réponses ou de solutions aux problèmes de l’engagement, mais ils cherchent tous, à leur façon, à trouver un passage. Et pour ce faire, ils questionnent, interrogent, constatent et remettent en question. Sensibles aux enjeux et aux contradictions qui entourent la question de l’engagement littéraire, ils parcourent poésie, théâtre, prose et chansons en quête de voix engagées.
Tout d’abord, parmi eux, il y a ces sondeurs de l’intime pluriel, ceux qui tentent de retrouver les plans du pont menant de la singularité à la collectivité. En tête de liste, Jonathan Lamy présente l’artiste amérindien Jimmie Durham, dont l’œuvre entière est traversée par la question de l’engagement artistique et de l’homme dans sa singulière authenticité. Impliqué dans la refonte des discours sur l’amérindien, le travail de Durham a pour arme des mots, des couleurs, des formes d’expression et, pour combat, toutes formes entendues de représentations. Trickster du quotidien selon Lamy, cet artiste américain nous rappelle que derrière chaque « oui » se cache un « mais » et que tout consensus mérite d’être remis en question. Un appel à la délinquance engagée est donc ici lancé et, semble-t-il, au Nord de la frontière, quelque part entre Lacolle et les berges de la baie d’Hudson, les poètes québécois en ont entendu les échos. Aussi, contre le refus de Jean-Paul Sartre à accorder à la poésie un quelconque pouvoir « engageant », Christine Lalumière reconnaît la prégnance de la parole du poète dans le monde en analysant les œuvres de Fernand Durepos et de Kim Doré. Pour élaborer son propos, elle se fait d’abord historienne et relate les transformations de l’engagement de la poésie québécoise. Du nationalisme des années soixante dix — où l’engagement s’affirmait franchement par rapport à un avenir à transformer — elle nous guide, à travers une étude du regard, vers la démarche beaucoup plus intimiste de ces deux poètes contemporains pour qui le quotidien et l’expérience personnelle peuvent s’écrire de façon engagée. Ainsi, contre la conception hermétique de la poésie présentée au fil de Qu’est-ce que la littérature ?, Christine Lalumière nous permet de voir autrement cette poésie que Laurance Ouellet-Tremblay a également tenu à analyser. Cependant, cette dernière, plutôt que de s’intéresser au regard, a porté son attention sur le corps et, plus précisément, sur les corps en présence dans le recueil Des fois que je tombe de Renée Gagnon. Œuvre de combat, œuvre coup de poing aux canons de beauté institutionnalisés par l’industrie d’une société qui se refuse à vieillir, Des fois que je tombe oppose le corps-image au corps-scandale. Du moins, c’est ce que nous propose Ouellet-Tremblay dans sa lecture juste d’un corps qui se révolte et dont le scandale contamine l’oeuvre jusque dans sa forme et devient, par le fait même, « un obstacle qui fait trébucher les discours dominants et l’univocité du sens qu’ils supposent ».
De son côté, Nicolina Katinakis analyse l’engagement de Marguerite Duras, une écrivaine française proche des mouvements révolutionnaires, impliquée dans la résistance, le Parti communiste et les débats autour de la guerre d’Algérie. À partir des théories de la sociologue de l’art Nathalie Heinich, particulièrement des notions de régimes de singularité et de communauté, Katinakis note que le parcours de Duras est marqué par une tension entre engagement et « désengagement », où l’écriture apparaît comme une alternative, une « voie médiane ». Sonya Florey, quant à elle, propose une lecture de Extension du domaine de la lutte, de Michel Houellebecq, un auteur que d’aucuns qualifieraient, a priori, d’engagé. Toutefois, à en croire Florey, si l’on ne reconnaît pas à cet auteur une voix engagée, c’est que, pour lui, la conception traditionnelle de l’engagement ne tient plus; la littérature, dans le contexte actuel, ne peut plus avoir une incidence concrète sur le monde. À la lumière du déploiement, dans le roman de Houellebecq, de deux discours propres à l’imaginaire contemporain — les discours postmoderne et néolibéral —, elle constate ainsi que, désormais, la littérature « se [destine] — plus modestement — à dire la réalité, à faire évoluer nos perceptions sur le monde, mais en aucun cas à le dénoncer frontalement ». Aux métarécits s’est substituée la paralogie; autrement dit, à l’univocité des grands récits, la postmodernité a préféré la pluralité des modes de légitimation.
Puis, sur le mode de la fiction, Simon Leduc revisite une figure révolutionnaire légendaire, celle du dirigeant soviétique Vladimir Ilitch Oulianov, mieux connu sous le nom de Lénine. Entouré des articles courts de Philippe Mangerel et d’Elaine Després — traitant respectivement de l’oeuvre provocatrice de Guillaume de Dustan et du film de Sébastien Rose Le Banquet —, il nous propose une création qui porte à réfléchir sur la faiblesse et la puissance de toute écriture. À travers ses mots créés de toutes pièces, Simon Leduc nous permet donc de faire le pont, celui dont tous les autres cherchent les plans, à savoir le pont entre l’intimité de la sphère privée et la grandiloquence de la mobilisation publique.
À cet effet, centré sur le rapport véritable de l’oeuvre au monde, Francis Ducharme s’applique à distinguer le théâtre d’intervention du théâtre engagé. Traitant de l’un des enjeux les plus importants de l’engagement littéraire, il nous entraîne sur les traces de ce théâtre associé aux réseaux communautaires dont le caractère engagé est motivé moins par « le degré sémantique de militance des pièces [que par] des choix organisationnels et institutionnels ». Explicitant certains aspects des théories de Schlossman et de Boal et analysant le cas précis de certaines productions récentes d’Olivier Choinière, entre autres, il montre que les distinctions formelles entre théâtre engagé et théâtre d’intervention sont parfois poreuses et, surtout, rappelle que « le théâtre, même lorsqu’il se veut apolitique, a une valeur politique en soi ». Enfin, consacrés à deux figures importantes de la chanson dite engagée au Québec, soit au chanteur Tomás Jensen et au groupe rap Loco Locass, les textes de Jade Préfontaine et de Marie-Claude Tremblay s’attardent à comprendre les particularités et les enjeux de l’engagement de ces « manifestations ». Dans un premier temps, à la suite de Tomás Jensen, Jade Préfontaine, au contraire des premiers auteurs, nous invite dans un voyage à rebours : du collectif à l’individuel. Retraçant le parcours musical et les textes de ce chanteur multiculturel qu’elle compare à juste titre aux idées et aux mouvements altermondialistes, elle met en relief l’essoufflement d’une certaine forme d’engagement dont elle trouve les causes tant dans une déliquescence généralisée du collectif que dans une valorisation marquée de la sphère individuelle. À l’inverse, chez Loco Locass, l’engagement appartient à l’ordre du collectif, plus, il est une conquête : il se « fraye un chemin dans la terre de ta tête ». Tel qu’observé par Marie-Claude Tremblay, il procède par une invitation à l’engagement du spectateur qui se matérialise dans les chansons par une interpellation à l’action et par un « travail herméneutique » et intertextuel. Enraciné, il contribue également à la réactualisation de la culture québécoise auprès d’un public jeune et cherche, en ce sens, à resserrer les liens d’une même communauté.
Finalement, animée par Louise Dupré, une table ronde, intitulée « Possibilités et limites de l’engagement », clôturait la journée de communications. Jacques Lanctôt, José Acquelin et Denise Desautels, les participants à cet événement, ont généreusement accepté de contribuer également à cette publication. Chacun à leur façon, ces trois écrivains définissent, par leurs actions comme dans leur écriture, les enjeux de l’engagement littéraire. À cet égard, après avoir été impliqué dans des actions politiques et sociales qui ont profondément marqué l’histoire du Québec (il est, entre autres, l’un des rédacteurs du Manifeste du Front de libération du Québec), Jacques Lanctôt a pris la décision de fonder sa propre maison d’édition. Par ce geste déterminant, il s’est donc impliqué concrètement au sein de la vie littéraire québécoise, à laquelle il a consacré vingt-cinq ans de sa vie. José Acquelin, pour sa part, est un poète engagé. Signataire du manifeste « Résister ou disparaître », il s’est depuis toujours impliqué dans la vie culturelle montréalaise. Poète tout aussi prolifique, Denise Desautels représente une figure importante de l’engagement féministe, tant au Québec qu’à l’étranger. Nous tenons à spécifier que des cachets symboliques ont été offerts aux intervenants de cette table ronde. Comme la possibilité de vivre de l’art dans notre société paraît intrinsèquement lié à la question de l’engagement, il s’agissait donc de promouvoir l’art dans ce qu’il a de plus concret, c’est-à-dire le mode de subsistance de ceux qui créent la matière qui viendra bouleverser un lecteur ou un spectateur attentif et qui sera éventuellement étudiée dans les universités.
L’association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires et la revue Postures remercient chaleureusement les étudiants, les professeurs, les participants à la table ronde, les membres des comités de rédaction et de correction ainsi que les partenaires financiers qui ont permis à ce colloque de connaître un tel succès et à cette publication de voir le jour. Grâce à leur contribution financière, Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, l’AFEA, Erre d’aller, le Département d’études littéraires et la Faculté des Arts, via le programme Initiative, encouragent des projets d’envergure qui permettent à des étudiants de participer concrètement à la recherche universitaire et à la reconnaissance de la place de la littérature dans le monde. Grâce à eux, nous pouvons écrire, avec Breton :
ce qu’il exprimait ne m’était en rien étranger, les noms de poètes d’auteurs cités m’en eussent, à eux seuls, été de sûrs garants, mais surtout l’accent de ces pages était de ceux qui ne trompent pas, qui attestent qu’un homme est engagé tout entier dans l’aventure et en même temps qu’il dispose des moyens capables de fonder, non seulement sur le plan esthétique, mais encore sur le plan moral et social, que dis-je, de rendre nécessaire et inévitable son intervention5.
Bouchard, Marie-Pierre; Paul, Jean-Nicolas; Pelletier, Vicky. «Présentation», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Bouchard, Marie-Pierre; Paul, Jean-Nicolas; Pelletier, Vicky. «Présentation», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 9-14.