La représentation des cultures autochtones ne se résume heureusement pas à un ensemble de clichés réducteurs et racistes. Si la culture populaire semble répéter sans cesse les mêmes stéréotypes (le valeureux guerrier, la belle sauvagesse ou le Grand Chef) et les mêmes signes particulièrement connotés et connotatifs (coiffe de plumes, collier de perles et autres totems), les écrivains et artistes autochtones contemporains mettent en place de nouvelles façons d’exprimer l’amérindianité. Celles-ci s’éloignent des images figées du cinéma hollywoodien, de l’artisanat pour touristes ou des figurines du genre Playmobil, qui réduisent les nations autochtones à un statut de jouets.
Plusieurs créateurs autochtones d’aujourd’hui critiquent cette vision superficielle et coloniale de leur culture. En opposition à la somme d’innombrables images caricaturales des Premières Nations, représenter son identité de manière vivante et actuelle devient une lutte qui se joue sur le plan à la fois du politique et de l’imaginaire. Dans le contexte autochtone de l’Amérique du Nord, les pratiques créatrices doivent composer avec une ignorance généralisée ainsi qu’avec une propension à ne percevoir les cultures amérindiennes et inuit qu’à travers leurs traditions. En regard de la masse d’idées reçues qui les concernent, les écrivains et artistes autochtones qui représentent leur identité culturelle n’ont d’autre choix que de remettre en question les représentations populaires. C’est un terrain miné de toutes parts, qui oblige à questionner constamment son action créatrice.
À cet égard, la démarche de Jimmie Durham, dont le parcours recoupe étroitement l’histoire de l’activisme amérindien en Amérique du Nord, est exemplaire. Membre de la nation cherokee, Jimmie Durham est né en 1940. Il publie des poèmes et crée des œuvres de performance depuis 1964. Après avoir étudié à l’École des Beaux-Arts de Genève, il revient aux États-Unis et milite activement au sein de l’American Indian Movement1. En 1975, Durham met sur pied et dirige l’International Indian Treaty Council, qui œuvre dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies et de la Commission des Droits de l’Homme. Parallèlement à son engagement militant, qu’il délaisse en 1980, Durham continue de créer : peinture, sculpture, dessin, installation, poésie.
Les poèmes, textes et dessins réunis dans Columbus Day, paru en 1983, s’inscrivent dans cet engagement militant, le poursuivent :
In school I was taught the names
Columbus, Cortez, and Pizzaro and
A dozen other filthy murderers.
A bloodline all the way to General Miles,
Daniel Boone and General Eisenhower.No one mentioned the names
Of even a few of the victims.
But don’t you remember Chaske, whose spine
Was crushed so quickly by Mr. Pizzaro’s boot ?
What words did he cry into the dust ?What was the familiar name
Of that young girl who danced so gracefully
That everyone in the village sang with her —
Before Cortez’ sword hacked off her arms
As she protested the burning of her sweetheart ?[…]
Greenrock Woman was the name
Of that old lady who walked right up
And spat in Columbus’s face. We
Must remember that, and remember
Laughing Otter the Taino who tried to stop
Columbus and who was taken away as a slave.We never saw him again2. (1983, p. 10-11)
Ce poème, qui donne son titre au recueil Columbus Day, nous engage à un devoir de mémoire. Il lutte contre ces trous qui parsèment l’histoire du continent américain. Partant d’une expérience personnelle (« In school I was taught »), le texte s’emploie à colmater quelques brèches d’amnésie culturelle. Ce qui est absent des livres d’histoire, Durham l’inscrit dans un livre de poésie.
Cette critique de la figure héroïque de Christophe Colomb préfigure de nombreuses œuvres et manifestations qui eurent lieu en 1992, alors que plusieurs Amérindiens et non-Amérindiens à travers les Amériques dénonçaient les célébrations entourant le 500e anniversaire de l’arrivée de Colomb sur le continent américain. En cela, Jimmie Durham est un pionnier de l’engagement amérindien et du militantisme postcolonial américain. Il est un précurseur de l’art amérindien engagé, du travail de nombreux créateurs soucieux de dénoncer le colonialisme et ses effets pervers non seulement sur les Amérindiens, mais sur ce que l’on pourrait appeler l’imaginaire des Amériques. Comme le fait également l’historien uruguayen Eduardo Galeano, notamment dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine (1981), Jimmie Durham rappelle que la colonisation européenne des Amériques est une histoire horrible.
Le travail de Durham est politiquement chargé, mais il est aussi personnel. Son œuvre est autant intime qu’engagée. Plusieurs textes et poèmes de Columbus Day relatent les meurtres de leaders amérindiens, alors que d’autres sont plus près de la vie quotidienne de l’auteur. Dans « Little Insults », par exemple, il écrit : « Hey, I am drunk, writing this » (1983, p. 44). Il ajoute qu’il a mal aux dents, que celles d’en arrière sont à la veille de tomber, qu’il a mal au dos, qu’il prend du poids, qu’il est magané d’avoir été trop pauvre trop longtemps. Avec un ton à la fois humoristique et désespérant, que le lecteur d’ici pourrait rapprocher de celui de Patrice Desbiens, Durham écrit : « Poverty is so boring, so damn common, / We should think of something else / For poor people to have3. » (Idem.)
Durham dénonce, insulte, ironise. On retrouve ce mélange dans Self-Portrait, une œuvre à mi-chemin entre la peinture et la sculpture, réalisée en 19874. Conçue pour être accrochée à environ 30 centimètres du mur, la toile est découpée selon la forme d’une silhouette représentant le corps de l’artiste, qui nous fait face. Le visage se compose d’un masque de bois peint et orné de fourrure (pour les cheveux), de turquoise (pour l’œil gauche) et de coquillages (pour les oreilles). À l’endroit du cœur, la toile forme une ouverture qui laisse entrevoir un coffre où s’enchevêtrent des morceaux de bois. De courtes phrases, tracées à la main, parcourent le corps, peint d’une couleur qui rappelle le cuir. Sur l’épaule et le bras gauche, on peut lire :
Hello! I’m Jimmie Durham. I want to explain a few Basic Things About Myself. In 1986 I was 46 years old. As an artist I am confused about many things, but basically my health is good and I am willing and able to do a wide variety of Jobs. I am Actively seeking Employment5. (retranscrit dans Mulvey, 1995, p. 60)
D’autres énoncés, qui relèvent généralement d’un humour de la banalité, tels que « People like my poems » ou encore « Indian Penises are unusually large and colorful », sont inscrits sur différents membres du corps.
Jimmie Durham ne tient pas à se présenter sous son meilleur angle. Certaines phrases s’apparentent à une description d’agence de rencontre, où il est question des passe-temps de l’artiste ou encore de ses plantes. Le ton adopte tantôt l’humour de l’insouciance, tantôt la gravité de l’aveu, par exemple lorsque Durham évoque sa confusion en tant qu’artiste ou, pourrait-on préciser, en tant qu’artiste amérindien. Quel que soit le registre emprunté, les mots de l’artiste sur son autoportrait agissent à la manière de phylactères. Durham fait parler son autoportrait. C’est l’artiste et écrivain lui-même qui nous parlent à travers sa sculpture; c’est sa voix qui est tracée sur la toile.
Dans cette œuvre, le visuel et le textuel se répondent. Ainsi, l’inscription « Indian Penises are unusually large and colorful » dialogue avec le pénis représenté sur la silhouette, qui est lui aussi large et plein de couleurs. Durham se représente dans son autoportrait à la fois par la figuration picturale (l’œuvre est composée d’une silhouette et d’un masque de taille proportionnelle) et par le langage (sur cette œuvre se trouvent des mots qui décrivent l’artiste). Durham se met dans son autoportrait et s’y montre tel qu’il est dans la vie de tous les jours : léger, drôle, mais aussi confus, porté par une réflexion sur l’acte même de création et sur le fait d’être amérindien.
L’autoportrait de Durham questionne la notion d’autoportrait. Comment pouvons-nous nous représenter quand nous savons pertinemment que nous ne pouvons pas vraiment savoir qui nous sommes, de quoi nous avons l’air ? « Non, ça n’a pas d’allure de se représenter, ça ne peut pas avoir d’allure », semble nous dire l’œuvre de Durham. Comment tenter de le faire alors, comment le faire quand même ? La solution utilisée par Durham est d’opter pour ce que l’on pourrait appeler la tactique du trickster6. Figure importante de plusieurs mythologies amérindiennes, le trickster est celui qui, sous un air irrévérencieux, mine de rien, peut changer l’état du monde. Il donne l’impression qu’il ne fait qu’un mauvais coup, que c’est là son intention, mais il modifie l’ordre des choses. Insaisissable, il disparaît, change de forme constamment. C’est un sacripant, un peu comme Loki, le dieu de la malice dans les mythologies nordiques. Il nous tape sur l’épaule et, alors qu’on regarde d’un côté, il est déjà de l’autre, et quelque chose aura été irrémédiablement chamboulé. Si l’on tourne la tête vers cet autre côté, il aura immanquablement déjà disparu en nous tirant la langue.
L’engagement ne possède que rarement l’aspect irrévérencieux du trickster. Il ne faudrait pas tourner en dérision les convictions idéologiques de l’activiste ! Mis à part quelques formes plus près de l’art de performance ou du théâtre d’intervention, comme les flash mobs ou les manifs de droite7, l’engagement militant se joue sérieusement. La cause, c’est une affaire importante, voire sacrée : nous devons y croire, ne la profaner d’aucune façon et sous aucun prétexte. À cet égard, la dimension provocatrice et quelque peu dadaïste de Durham pose problème.
Durham et le trickster à l’œuvre dans son travail ne se prennent pas au sérieux. Ils ne sont pas des intégristes idéologiques. Au contraire, ils sabotent le principe-même d’idéologie, puisqu’ils sont en questionnement perpétuel, sans cesse en mouvement. Ils ne font pas non plus l’apologie de la désillusion, ils ne font pas valoir l’inutilité, la futilité ou la fatuité de l’engagement. Cependant, ils mettent dans l’engagement un soupçon de soupçon. Ils inventent d’autres modalités d’expression à l’engagement. Oui, nous combattons quelque chose, nous combattons pour quelque chose, mais nous luttons aussi avec nous-mêmes à chaque fois que nous créons. C’est avec notre corps, avec nos questionnements, avec ce qui fait de nous des sujets que nous nous engageons, à travers l’activisme, l’écriture ou la pratique artistique.
Jimmie Durham est amérindien, plus précisément cherokee, et plus précisément encore du clan du loup. Pour certains, la culture, c’est sacré. Il ne faut pas l’attaquer ou la tourner en ridicule, surtout si cette culture se trouve dans une situation précaire, qu’elle fait depuis près d’un demi-millénaire l’objet de tentatives d’extermination réelles et symboliques. Pour Durham, être amérindien, c’est se battre avec l’amérindianité, si possible en ne se prenant pas trop au sérieux. L’humour permet d’atteindre la cible dans un champ piégé, cerné de toutes parts. Comment représenter l’amérindianité sans tomber dans les stéréotypes coloniaux ? Comment un sujet peut-il se représenter en tant qu’Amérindien sans faire de lui-même un cliché vivant, une caricature de ce qu’il croit qu’il devrait être ? Pour Durham, l’engagement culturel n’est pas une simple affaire. Il ne suffit pas de dire « je suis Amérindien ». La question ne s’arrête pas là. C’est plutôt à cet endroit qu’elle commence.
Même si l’engagement culturel est une question aussi délicate que cruciale pour un artiste et écrivain comme Jimmie Durham, le message qu’il lance avec son autoportrait pourrait être résumé ainsi : ce n’est pas parce que le sujet traité est sérieux que l’on doit nécessairement l’aborder d’une manière sérieuse. Et ce n’est pas parce que l’on n’est pas sérieux qu’on ne donne pas à réfléchir. Bien sûr, il ne s’agit pas pour Durham de se transformer en humoriste. Le trickster n’est pas un clown et le travail de l’artiste n’a pas pour but de faire rire. Une œuvre comme celle de Durham propose une expérience esthétique porteuse d’un trouble et d’un questionnement.
Dans un des textes en prose de son recueil Colombus Day, Durham écrit : « One of the most terrible aspects of our situation today is that none of us feel that we are authentic. We do not think that we are real Indians8. » (1983, p. 84) Comment se représenter si l’on ne croit pas à son authenticité ? Comment faire son autoportrait si on ne se sent pas vrai ? Pour Durham, être authentique, c’est avant tout être soi-même, avec tout ce que cela peut comporter de contradictoire ou de banal. Par exemple, décrire sa légère dépendance au café et à la cigarette, comme l’artiste le fait dans sa sculpture-autoportrait.
Durham est un des premiers artistes amérindiens à affirmer qu’il est possible de parler de soi, en tant qu’amérindien, sans obligatoirement faire intervenir des signes qui connotent de manière précise les cultures amérindiennes. Se montrer soi-même, dans ce que l’on a d’ordinaire, de commun, devient un acte subversif, un acte d’engagement, qui milite en faveur d’une représentation de l’amérindianité conséquente avec la réalité actuelle, dût-elle être moins « noble » ou supposément « authentique » que les signes traditionnels amérindiens. L’authenticité, pour Durham, et pour de nombreux artistes et écrivains amérindiens qui lui doivent beaucoup, ne consiste pas en la transposition contemporaine des traditions. L’authenticité, de même que l’engagement qui en découle, serait plutôt l’expression de la réalité contemporaine, qu’elle comporte ou non une dimension traditionnelle.
Tant dans sa pratique artistique que scripturaire, Jimmie Durham commet constamment cet acte de distanciation qui consiste à s’interroger sur son action, et sur la portée de cette action. Ainsi, bien que Durham soit à la fois artiste, écrivain et activiste, il importe pour lui de nuancer le potentiel d’action réelle de l’écriture. Bien sûr, les mots sont des armes. C’est le pacte de lecture que propose l’écriture engagée. Mais il s’agit là, il ne faut pas l’oublier, d’une métaphore. On voudrait bien, en écrivant, que les mots soient de véritables armes. Mais Durham rappelle que, face au réel, la poésie est d’une impuissance désarmante.
My voice, my words, the forms of my poems, are not strong enough to tell the story of the Kiowa hero Satyanka. I can hide no knives in my words, and U.S. soldiers will neither run nor die from reading my poem about Satyanka, Sitting Bear, the Kiowa chief9. (Ibid., p. 84)
Si seulement un poème pouvait tuer des soldats… Il y a dans cette rêverie de mots armés, de mots-qui-tuent, quelque chose d’à la fois comique (on imagine la situation somme toute loufoque de soldats fuyant devant un poème) et mélancolique (les mots ne sont hélas pas réellement armés, ils ne peuvent en rien changer une situation révoltante). Ici, Durham questionne la portée de son action scripturaire. Il ne se fait pas d’illusion : la poésie ne peut intervenir sur les crimes commis dans le passé. Elle peut pourtant raconter ces atrocités, d’une manière différente du manuel historique ou encore du manifeste. La poésie de Durham nous plonge au cœur de ces crimes commis contre des leaders amérindiens et permet d’en prendre connaissance à travers l’expérience esthétique que propose le poème.
Durham, dans sa pratique artistique et littéraire, s’inscrit dans la foulée des activistes amérindiens du passé, mais il le fait d’une manière personnelle et actuelle. Il parle dans le monde d’aujourd’hui. Il ne recrée pas le passé, il l’évoque à partir du présent qui est le sien. Ce faisant, Durham interroge sa propre relation à ce passé, à cette histoire amérindienne. Il questionne également l’action même de sa création. « Qu’est-ce que je suis en train de faire avec cette sculpture, avec ce poème ? Pourquoi suis-je en train de faire ce que je fais ? À quoi ça sert ? À qui cela pourrait bien servir ? » Durham pose ces questions qui préoccupent de nombreux penseurs et créateurs mais qui, la plupart du temps, demeurent dissociées de l’œuvre ou du texte qui les a suscitées. Bien sûr, le questionnement transparaît à travers le matériau de l’expression, il est présent dans l’œuvre, mais il n’est généralement pas explicité, donné à voir en tant que composante de la création. Une des particularités du travail de Durham, qui constitue aussi une de ses grandes qualités, réside dans sa capacité à faire intervenir les questions qu’il se pose à même sa production artistique et littéraire.
Le doute, inscrit dans la matière même de l’œuvre, crée une distanciation. Dans un court texte figurant dans son ouvrage A Certain Lack of Coherence, Durham interrompt son commentaire d’une photographie, prise en 1904, où l’on voit le célèbre chef et guerrier amérindien Geronimo au volant d’une voiture, pour laisser à son questionnement tout l’espace du texte :
Why are you looking at these photos ? What do you expect to learn ? What do you expect to feel ? What do you expect to happen next ?
And what am I doing ? What do I expect ?
I am faced with my usual dilemma. On the one hand, how can I write, carry on intellectual or cultural investigations, when our situations demand activism ? And on the other hand, to whom might I address my investigations ?
How and why can I assume a basic trust in an untrustworthy situation ? Am I creating neurotic complexities because of my own confusions and guilt ? Am I even needlessly inserting myself in a short essay about a photo of someone else, and so using Geronimo to further my own career ?
Reader, as you read, I want you to have similar doubts and recognize a similar need for activism, at a time and in circumstances that should be intolerable to all of us10. (1993, p. 243)
Durham pointe le problème de l’écriture engagée. Chaque minute passée à écrire constitue du temps volé à l’action concrète, à l’avancement de la cause pour laquelle on se bat, même si l’écriture constitue une manifestation de ce combat. En regard de l’activisme sur le terrain, l’écriture place l’auteur activiste dans une situation de honte, de culpabilité. Pourquoi écrire ? Il y aurait mieux à faire, non ? L’action concrète ne vaut-elle pas mieux que l’action sur papier ? D’ailleurs, à qui s’adresse-t-on lorsque l’on écrit un texte engagé, gagné à une cause ? Qui tente-t-on de convaincre ? Si l’auteur est en proie au doute, à la confusion, s’il ne s’inscrit pas dans une relation de confiance sans bornes vis-à-vis de ses propres convictions, comment peut-il faire preuve de persuasion ? Mais le désir de persuasion n’est-il pas qu’un stéréotype associé à l’écriture engagée ?
Plutôt que de vouloir convaincre ses lecteurs, comme s’il s’agissait de convertir une population ou bien de rassembler des troupes, Durham les invite à douter. Il souhaite placer ceux qui le lisent dans une situation de perplexité, de questionnement. Le doute, mais aussi la honte et l’humour parasitent l’écriture de Durham, sabotent en toute connaissance de cause l’efficacité et la limpidité du message qu’elle porte malgré tout. Durham ne nous invite pas à adhérer à quelque chose. Il nous convie plutôt à douter. Devant l’intolérable – parce que c’est bien de cela qu’il s’agit –, il faut s’indigner, il faut agir, mais il faut également s’interroger sur ses propres actions, sur ce que l’on fait sans trop y penser parce qu’un sentiment d’urgence nous presse d’agir sans plus tarder.
Car l’engagement peut prêter flanc à une euphorie qui évacue tout questionnement. Il faut se battre, oui, il faut tenter de mettre fin à l’intolérable, oui, mais la démarche de Durham nous montre que l’aveuglement et l’absence de toute forme d’autocritique sont des dangers réels. Ce pour quoi ou ce contre quoi l’on se bat peut devenir un présupposé, une idée que l’on vient figer à jamais dans une idéologie immuable, comme si cette cause pouvait cesser de bouger, de se transformer avec le temps, comme si elle devenait figée, à l’image ce que l’on fait trop souvent des cultures autochtones. Pour Durham, s’engager ne veut pas dire « adhérer à une cause » mais plutôt « remettre en cause ». Se mettre dans son œuvre, témoigner de ses réflexions et de ses questionnements.
Il s’agit de foutre le trouble, c’est-à-dire d’instaurer un dérangement, qui bouscule l’ordre ordinaire des choses, mais aussi un doute, une perplexité. Pour Jimmie Durham, il s’agit de penser autrement ce que l’on suppose être amérindien et ce que l’on entend par identité, par écriture et par art. C’est là un vaste et ambitieux programme, auquel il tente de répondre œuvre après œuvre. Comme le trickster le fait à sa manière irrévérencieuse, Durham lutte contre ce qui fige les choses. En cela, foutre le trouble constitue le principe même de son engagement. Pour changer le monde, au lieu de tout casser ou de tout brûler, Jimmie Durham préfère foutre un joyeux bordel, mettre du trouble dans la joie et l’intolérable.
DURHAM, Jimmie 1983. Columbus Day. Poems and Drawings. Albuquerque (New Mexico) : West End Press, 104 p.
DURHAM, Jimmie. 1993. A Certain Lack of Coherence. Writings on Art and Cultural Politics. Londres : Kala Press, 255 p.
GALEANO, Eduardo. 1981. Les veines ouvertes de l’Amérique latine. Une contre-histoire. Paris : Plon, 467 p.
INGBERMAN, Jeanette. 1989. Jimmie Durham. The Bishop’s Moose and the Pinkerton Men, New York : Exit Art, 38 p.
MULVEY, Laura, Dirk Snauwaert et Mark Alic Durant. 1995. Jimmie Durham. Coll. « Contemporary Artists ». Londres : Phaidon, 160 p.
RIPPARD, Lucy R. 1993. « Jimmie Durham : Postmodernist “Savage” ». Art in America, vol. 81, no. 2, février 1993, p. 62-69.
RYAN, Allan J. 1999. The Trickster Shift. Humour and Irony in Contemporary Native Art, Vancouver / Seattle : UBC Press / University of Washington Press, 297 p.
SHIFF, Richard. 1992. « The Necessity of Jimmie Durham’s Jokes ». Art Journal, vol. 51, no. 3, automne 1992, p. 74-80.
Je traduis : « Pourquoi regardes-tu ces photographies ? Qu’espères-tu apprendre ? Qu’espères-tu éprouver ? Qu’est-ce que tu crois qu’il va se passer ?
Et puis, que suis-je en train de faire ? Qu’est-ce que j’espère ?
Je suis pris dans mon dilemme habituel. D’un côté, comment puis-je écrire, poursuivre un travail intellectuel ou culturel, alors que notre situation exige de l’activisme ? De l’autre, à qui puis-je adresser le travail de ma pensée ?
Comment et pourquoi devrais-je construire une relation de confiance dans un contexte où elle est absente ? Suis-je en train de compliquer inutilement tout ceci parce que je me sens confus et coupable ? Est-ce que je me mets en scène sans raison dans ce court texte à propos d’une photo de quelqu’un d’autre, utilisant Geronimo pour mousser ma propre carrière ?
Lecteur, alors que tu lis, je voudrais que tu éprouves des doutes similaires et que tu reconnaisses un le même besoin pour l’activisme, à une époque et dans des circonstances qui devraient être intolérables pour chacun d’entre nous. »
Lamy, Jonathan. 2009. «Foutre un joyeux bordel : l’artiste/écrivain amérindien Jimmie Durham», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lamy-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Lamy, Jonathan. 2009. «Foutre un joyeux bordel : l’artiste/écrivain amérindien Jimmie Durham», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 23-33.