L’histoire a commencé quand j’ai trouvé dans le sous-sol parental des boîtes de livres oubliés. Je dis sous-sol, mais je devrais dire cave, ou caveau, afin de mieux sentir l’humidité et les émanations de renfermé. La cave, donc, était un immense débarras où, curieusement, j’avais toujours aimé respirer l’odeur de pierre et de ranci. J’étais chez mes parents pour nourrir le chat qui, un peu comme moi, avait trouvé refuge dans ces soubassements un peu glauques. Lui, c’était pour faire la sieste alors que, pour moi, cet espace en était un de retrouvailles olfactives. J’y retrouvais un parfum riche en réminiscences, fragrance mémorielle pour rêves éveillés. Et c’est en appelant distraitement le chat, perdu entre mes pas d’hier et ceux du moment, que j’ai dû m’enfarger dans ma semi-rêverie. Je suis tombé sur ces vieilleries reliées, livres fermés sur leurs idées et moisissant sous les champignons de l’abandon. Paolo Freire devenait pédagogue déprimé, Pierre Vallières avait le nègre blanc jauni, alors que le Portrait du colonisé d’Albert Memmi était justement rendu un livre sans colonne, à la reliure mollassonne, souffrant d’une sévère scoliose. C’est en creusant ce terroir culturel, passant mes doigts sur des pages granuleuses aux idées arthritiques, que je tombai sur un titre étrange, presque contagieux, La maladie infantile du communisme. Drôle de mal, que je me disais. Le livre d’à côté, encore un Lénine, se demandait d’ailleurs Que faire? Amusé, je les enfouis tous les deux dans mes poches.
Je regardais souvent, un sourire en coin, le buste sérigraphié de l’homme grave à la barbiche. Je regardais son crâne poli. On aurait dit que s’y mirait la brillance de l’avant-garde éclairée. Figure droite, mais de gauche, il avait su, on ne sait trop comment, séduire des générations avec ses diatribes. Cette langue austère, toujours sûre d’elle-même, vociférait ses vérités historiques sous la forme d’éternelles abjections objectives. Il assurait Lénine. Avec des phrases qui faisaient bloc, des expressions carrées, des injures plaquées, il écrivait d’une mine d’aplomb dont la dialectique subtile était celle d’un chef se posant lui-même les questions. Et il y répondait dans des textes forgés d’assurance, par des structures solides, soudant sa rhétorique partisane dans la conscience ferrailleuse des masses. Partout dans ces pamphlets, les idées trouvaient leur articulation dans des images industrielles. Lénine, c’était une logique et un style d’acier. S’il y avait quoi que ce soit qui coulait avec lui, c’était du béton; comme il le disait lui-même à mots cachés, Que fer!
Et ça fonctionnait. Lénine était devenu, pour un temps du moins, l’idole de mon père. Il avait ainsi chassé les ambitions de ce petit garçon de Ville-Marie de siéger un jour au banc le plus auréolé du Vatican. D’un regard tourné vers les cieux, mon père en venait à rabattre sa visière sur les réalités du bas monde. Lui qui avait été élevé à laisser fondre le corps du Christ sur le bout de sa langue, et qui s’étouffait en s’imaginant le sang du crucifié lui couler dans le gosier; lui qui disait messie, messie beaucoup, la tête basse, à toutes les fois qu’on lui accordait une permission; lui qui, toute sa jeunesse durant, avait prié le petit Jésus pour que la flanelle marque un but; lui qui finalement avait toujours cru en un Dieu omniscient mais qui lui demeurait paradoxalement étranger… Lui, trouvait enfin en Lénine un moyen de se prendre en charge.
Du moins, c’est ce qu’il avait cru, pendant un temps. Un temps qui, à moi, faisait défaut. Je ne pouvais pas m’imaginer une telle obédience à qui ou à quoi que ce soit. Quand bien même on m’aurait dit que Lénine, c’était plus que Lénine, que c’était l’incarnation d’un idéal. Quand bien même on aurait voulu me convaincre qu’en feuilletant son œuvre, on avait l’impression de faire plus que lire, tellement le discours, mais aussi le temps, étaient à l’engagement. Quand bien même on m’aurait dit qu’on trouvait là les diktats de l’émancipation du prolétariat. Quand bien même… je n’y arrivais pas. Pour moi, l’abandon total à une cause et le sacrifice de sa conscience au Parti me semblaient les pires aberrations. Je me voulais, pour ainsi dire, plus critique. En réalité, j’étais simplement indécis, apaisant ma conscience sporadiquement en militant ici et là avec un pied dans la porte, fredonnant entre deux notes des lendemains qui cherchaient leur véritable chanson. Plus que des hymnes, j’étais avide de bouffées d’air. D’espace, du loisible, du temps.
C’est ainsi que m’est venu l’idée d’une parodie de Lénine. Je voulais insuffler un peu de fraîcheur à cette œuvre trop longtemps fermée sur elle-même. Ces pages écrites serré et dont les mots semblaient prisonniers, étouffés dans une lecture sans imagination, doctrinale, je voulais les faire éclater ou à tout le moins les faire revivre, afin de les voir retrouver un certain dynamisme. Je voulais me moquer de la rectitude du père du bolchevisme, de son sérieux laqué, coulé dans le bronze. Raviver une lecture momifiée et pourrissant l’espoir qu’il avait fait naître.
Ainsi, j’avais pensé faire de Lénine un personnage tragi-comique. Je l’imaginais en pauvre romancier, pauvre au sens de piètre, auteur sans imagination, qui avait voulu écrire le plus grand best-seller de son temps, un mauvais suspense entre bons et méchants, mais qui n’arrivait pas à construire quelque intrigue que ce soit, vendant à tout coup la mèche de son histoire, celle du triomphe d’un prolétariat. Ce Lénine médiocre, dressé en abominable écrivain, avait tout de même pour lui une certaine originalité dans son audace. Il avait cherché à dépasser le roman en faisant pénétrer ses lettres dans la chair du monde. Telle était l’ampleur de son réalisme. Renversant les visées de la représentation, il voulait voir le monde lui-même se faire livre, son livre (d’un monde qui se livre). Un monde livresque qui devait tourner la page sur son passé et s’ouvrir sur une paradoxale fin d’histoire.
Le plan était donc celui-ci : Lénine, après quelques tentatives ratées de s’emparer des rênes de la scène littéraire russe, sentirait enfin son moment venir dans les journées de février 1917. Interprétant le tumulte populaire comme une demande de plus en plus pressante pour l’arrivée du chef-d’œuvre, il se lancerait corps et âme dans la grande aventure révolutionnaire. Préparant sa sortie du grand soir en scandant à pleine voix le titre potentiel de son œuvre à venir « Tout le pouvoir aux Soviets! », il serait saisi d’une soudaine angoisse. Que faire si, tout à coup, le plus grand roman du monde venait à lui échapper? Que faire si ces personnages qu’il avait pris tant d’années à mettre sur pied en leur faisant répéter laborieusement leur rôle historique, que faire si, au moment du lancement, de l’incarnation du projet de toute une vie, ils refusaient d’aller dans le sens prévu par l’auteur? Que faire d’une histoire longtemps ruminée sur quelques pages obscures, qui, devenant enfin publique, serait cette fois revendiquée par des millions de voix dissonantes? Pour le dire autrement, que faire d’un roman sans auteur? Lénine, affolé par ce scénario anarchiste, ne pouvait qu’y opposer son refus. Après tout, les masses n’étaient pas prêtes à un tel bouleversement. Il leur fallait, et c’était clair, des pères et des repères.
Dès lors, la révolution devait se concentrer entre les mains de ce cher Vlad. Des mains aux longs doigts, effilés, nerveux et gauches, qui deviendraient le point focal du récit. Lénine développerait une vision cauchemardesque dans laquelle l’emblème du nouveau régime, la faucille et le marteau, seraient des instruments sans preneur. Pas de poigne sur les objets : la matière voltigeant au vent au bout de mâts inatteignables. Des mains sans mainmise, maintenues dans l’incapacité d’agir, de saisir la réalité. Finalement, des mains invisibles. L’horreur.
J’en étais là, avec le plan somme toute bien ficelé d’une histoire qui s’écrirait assez rapidement. Du moins, je le croyais. Une fois le tableau général établi, je me laissai quelques jours pour respirer et faire décanter le tout. Je sentais que la rédaction serait une affaire vite conclue, et donc, comme pour faire durer le plaisir d’une histoire encore sur le seuil de la réalisation, je la laissai à elle-même. En plan. Peut-être qu’il en germerait du nouveau. Mais non, il ne se passa rien. Aussi, quand je me mis à l’écriture, il ne se passa rien non plus. J’écrivais sans atteindre quelque satisfaction, comme si mes mots n’étaient pas à la hauteur de ce que j’avais planifié. Et plus j’essayais, plus j’échouais.
Je m’enfonçais dans le trou noir de l’échec, dans des caveaux où l’air se raréfiait. Je m’isolais dans un sentiment asphyxiant de panique. Dans un huis clos où plus rien n’existait d’autre que Lénine. Je le voyais partout. Je surprenais son visage dans les reflets du miroir, sentais son souffle rustre par-dessus mon épaule, son haleine sibérienne, son regard tchékiste. Il était là, en images et en sons, en dehors comme en dedans, dans des soubresauts de conversations, camouflé sous d’incessantes allusions, je l’entendais, on l’invoquait, Lénine sous la capine, Lénine qui trottine, Lénine nicotine, Lénine Kravitz Lénintendo; partout, je surprenais ces petits in, serrements nasaux qui me jetaient hors de moi.
Pire, ce Lénine au don d’ubiquité s’immisçait dans ma langue. Je n’arrivais plus à penser que par la sienne, dans des mots métalliques ou autres expressions cimentées. Lénine se matérialisait historiquement en moi. Il devenait une condition objective, une dictature impériale, mon comité central. D’un personnage abstrait, créature que j’aurais voulu manier à ma guise, il se métamorphosait en étrange fantôme qui n’avait rien de trop spectral ou de volatil, mais qui me faisait porter une charge incommensurable. Face à la page, je m’affaissais sous des idées complètement ankylosées. Mes pensées, sclérosées, s’agglutinaient en masses serviles, inertes. Elles calaient en moi-même, incapables de sortir, prisonnières d’une réflexion de plomb. Coulées. Béton. J’étais atteint d’un mal insoupçonné, la maladie infantile dont avait parlé le Lénine généraliste. Oui, j’avais du mal aux idées. Idées qui se paralysaient en moi. D’émanations insaisissables, elles passaient à un état minéral qui venait se déposer partout sur ma langue. Ma gueule devenait astringente. Ma salive s’agglomérait en petites boules roulant au creux de ma gorge. Un goût âcre de fer se propageait partout dans ma bouche, comme si les mots, que je n’arrivais plus à écrire, et que je ruminais dans le silence de façade de ma tête, devenaient une matière granuleuse. Des sédimentations dans ma grande caverne buccale.
J’étais malade, malade de Lénine. Et tout à coup surgissait en moi ce passage tiré des « Principales étapes de l’histoire du bolchevisme », où Vladimir Oulianov, en parlant des « années de réaction (1907-1910) », indiquait comment les bolcheviques avaient su triompher de la maladie infantile du communisme en dénonçant systématiquement ceux qu’il qualifiait de « révolutionnaires de la phrase ». Je cite :
Si les bolcheviks y sont parvenus, c’est uniquement parce qu’ils avaient dénoncé sans pitié et bouté dehors les révolutionnaires de la phrase qui ne voulaient pas comprendre qu’il fallait se replier, qu’il fallait savoir se replier, qu’il fallait absolument apprendre à travailler légalement dans les parlements les plus réactionnaires, dans les plus réactionnaires organisations syndicales, coopératives, d’assurances et autres organisations analogues
Vladimir Il’ich Lénine, 1970, La Maladie infantile du communisme : le gauchisme, Pékin, Éditions en langues étrangères, p. 11.
Voilà qui expliquait tout. J’étais malade, un pauvre enfant malade, triste révolutionnaire de la phrase. Le terrorisme du libellé, la projection attentiste d’une écriture camouflant sous la fausse apparence des mots une bombe à retardement, toute cette verve explosive du verbe, n’étaient en réalité pour Lénine que de pures rêveries de prépubères. De vains cris épris d’utopie. Lénine voyait dans cet idéalisme anarchiste une simple série de mots creux, de coquilles vides, qui n’attentaient jamais à la concrétude du monde. Les enfants malades du communisme avaient de graves carences en pragmatisme.
Et j’étais de ces enfants, de ces pelleteux de nuages, artisans d’une rhétorique à faibles bourrasques. J’étais de ces usagers de mots venteux, de ces paroliers courant après leur souffle. J’étais du vent. Et le bon Dr Lénine avait voulu me prévenir d’une crise d’hyperventilation. Le généreux, il m’avait bouté hors de moi-même.
***
Maintenant, à travers lui, je parle des mots solides. Des mots effectifs. Des mots d’ordre. Je parle de faits. De concret.
Et quand je ne parle pas, j’écris d’une main qui voudrait se faire légère sur des phrases minimalement appuyées. C’est qu’en secret, mes mots souhaitent se défaire. J’utilise des mots minés, des minerais, qui se désolent de leur état de corps. Le projet qui les portait est aujourd’hui mort et enterré, enseveli sous ces mots qui ont fait bloc, enfermant toute parcelle de rêve qui les habitait. C’est pourquoi j’écris d’une mine pâle, indéchiffrable, afin de ne plus être lu, mais seulement sondé, rêvant d’être évoqué, en quelque lieu, en deçà du manifeste.
Leduc, Simon. 2009. «On ne refait pas l'histoire ou Que fer de Lénine», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/leduc-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Leduc, Simon. 2009. «On ne refait pas l'histoire ou Que fer de Lénine», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 91-96.