« Ceci est un disque. Vous, les haut-parleurs. »
Chafiik, Manifestif, quatrième de couverture.
Au Québec, depuis 1998, un certain trio reprend à sa manière un célèbre slogan martial et le scande festivement : « Langage-toi! » Claironnée par trois hommes loquaces et leurs troupes de plus en plus nombreuses, une croisade contre le « tangage » du langage bat son plein. Ces militants coiffés de casques bleus en forme de fleurs de lys prennent les mots d’« assaut » et opposent « une résistance lyrique » à une Amérique qui voudrait les mettre « en annexe ». Cette armée, loin d’utiliser des armes de destruction massive, lutte néanmoins avec des armes ultraperformantes : les mots.
Certes, le caractère engagé du discours du groupe rap Loco Locass est incontestable; cet article ne visera d’ailleurs pas à en faire la démonstration, mais plutôt à faire ressortir la particularité contagieuse de cet engagement, à mettre en lumière la spécificité engageante de la démarche artistique du trio. Le discours des trois rappeurs constitue en effet une invitation lancée au public pour qu’il s’engage à son tour. La question est de savoir quels procédés mis à l’œuvre dans les chansons de Loco Locass nous permettent d’affirmer que le public est convié à prendre part au projet manifestif1 du groupe. L’emploi de l’impératif et les interjections sont autant de dispositifs énonciatifs qui peuvent être considérés comme des appels à l’engagement puisqu’ils exercent, comme l’affirme Jacques Julien dans son article « La fonction conative dans la chanson populaire », « une pression sur le récepteur » (Julien, 1987, p. 150). De plus, l’intertextualité et l’échantillonnage, procédés récurrents dans le milieu hip hop et dont l’esthétique locassienne foisonne, visent très certainement à impliquer l’auditeur dans la construction du sens des textes, donc à lui faire jouer un rôle dans la démarche créatrice du groupe.
Dans son article sur la fonction conative de la chanson populaire, Jacques Julien identifie diverses marques syntaxiques pouvant agir à titre de « facteurs de persuasion » (ibid., p. 150). Deux d’entre elles reviennent fréquemment dans les chansons de Loco Locass : l’emploi de l’impératif et les jeux d’intonation. Ces procédés engageants sont particulièrement bien exploités dans la chanson « Langage-toi ».
Le seul fait de s’adresser au public par la voie impérative est déjà un appel à l’engagement en soi puisque ce mode « a comme but le commandement, la défense, l’exhortation, l’invitation, la prière » (ibid., p. 150). Le jeu de mots formant le titre de la chanson « Langage-toi » est un excellent exemple de cette incitation à la mobilisation que le canteur2 envoie à l’auditeur3. Soulignons également les derniers vers de la pièce, qui appuient l’idée de Julien selon laquelle l’impératif peut agir à titre d’exhortation, de prière : « En vers libres, mon frère / Je me fraye un chemin dans la terre de ta tête / Et prêche cette prière / Langage-toi » (Loco Locass, 2000, p. 35, nous soulignons). On ne peut ignorer le choix des verbes mis à l’impératif dans « Langage-toi »; en les relevant, nous pouvons remarquer une gradation d’implication demandée au public. En effet, si au départ l’invitation est à la simple prise de conscience sur « [c]e fléau qu’est la perte de mots » (« Mets tes verres de contact / Mon frère, langage-toi et constate / Que le verbe faire / Est un verbe qui se perd »), elle se fait plus exigeante à la fin de la chanson, incitant le destinataire-public à une participation active dans la sauvegarde du français en Amérique (« Langage-toi et fais du verbe faire / Un verbe qui s’OPÈRE ») (ibid., p. 31 et 35, nous soulignons). Il faut également noter que l’emploi du mode impératif, du fait qu’il s’inscrit dans une temporalité du présent, sollicite une intervention rapide du destinataire.
Dans « Langage-toi », l’adresse à l’auditeur se fait principalement par l’utilisation du pronom tu, mais aussi par l’interpellation « mon frère », que l’on retrouve à deux endroits dans le texte. Cette expression installe un rapport non hiérarchique entre le canteur et l’auditeur, et favorise chez ce dernier un processus d’identification pouvant mener au désir de s’engager, tout comme le fait le canteur par le biais de son discours. L’utilisation de « Mon frère » crée donc une fraternité entre le public et le trio rap, facilitant ainsi le passage d’un désir individuel — celui énoncé par le groupe dans les chansons — à une action collective prise en charge par les auditeurs.
L’intonation, autre procédé pouvant comporter une dimension engageante, joue notamment dans « Langage-toi » un rôle de ralliement. Chaque « Langage-toi » est scandé avec vivacité4 et est toujours entonné par les trois rappeurs, contrairement au reste du texte, généralement pris en charge par Batlam. Le rôle des voix de Biz et de Chafiik, dans cette pièce, consiste alors à appuyer le discours du canteur principal lors des accents toniques par la prise en charge collective de quelques vers importants, tel que « Langage-toi ». À cet effet, notons que la « démultiplication des voix » a, selon Jacques Julien, une influence importante sur le « conatif d’entraînement », donnant envie au public de chanter à son tour (Julien, 1987, p. 152). Dans ce cas-ci, les voix des trois MC5 illustrent parfaitement l’idée d’un engagement collectif, d’un désir de rassembler toute une masse de gens autour d’une même cause.
Au-delà d’un désir de voir le public s’engager, le discours de « Langage-toi » propose l’auditeur comme la condition pouvant empêcher l’extinction de la langue française en terre d’Amérique. Le troisième couplet de la chanson, composé de deux vers, témoigne en effet du rôle que joue nécessairement le public dans la préservation du français au Québec : « L’écho des mots lointains ne s’éteint pas / si au relais, tu es là » (Loco Locass, 2000, p. 33, nous soulignons). À ce moment de la chanson, l’interprétation musicale et vocale vient agir à titre de supplément du texte, en illustrant l’importance de l’implication de chacun. Précédant ces deux vers, se trouvent ceux-là, scandés par Batlam : « Si tu parles, n’aie crainte / L’on t’entend longtemps… / temps… / temps… » (ibid., p. 32). Sur la page imprimée du recueil Manifestif, les caractères du mot « temps » rétrécissent, alors qu’à l’oral, le mot résonne en fade out comme un écho et tend à se dissoudre, sans jamais s’éteindre complètement. Quand les vers du troisième couplet sont entonnés, le mouvement auditif est inversé : le crescendo se substitue au decrescendo. On entend d’abord distinctement les voix singulières de chacun des canteurs, puis, à un certain moment, elles se confondent et gagnent en puissance. Ce jeu dans les arrangements vocaux illustre bien, de façon métaphorique, le propos même des vers : si la parole individuelle s’éteint rapidement, celle qui est prise en charge par tout un groupe affirme sa présence et demeure. Ce tour de force, qui consiste à conjuguer si parfaitement fond et forme, apparaît d’ailleurs dans bon nombre des chansons du groupe.
Quiconque aura entendu ne serait-ce qu’une seule chanson de Loco Locass admettra que les textes du trio rap nécessitent de la part des auditeurs une écoute attentive, du moins pour ceux qui veulent en décoder le sens. Plus que de simples objets de divertissement agréables à écouter, les chansons de Loco Locass affichent un fort degré de littérarité et, par conséquent, sont toutes porteuses d’une pluralité de sens, ce qui rend d’autant plus ardue l’activité d’interprétation à laquelle l’auditeur est convoqué. En cela, l’œuvre de Loco Locass peut être dite « ouverte », pour parler dans les termes d’Umberto Eco7. L’engagement demandé est ici strictement intellectuel, puisqu’il relève d’une activité « cérébrale », et vient confirmer la proposition faite par Paul Zumthor dans son ouvrage Introduction à la poésie orale selon laquelle il est possible de distinguer, « dans la personne de l’auditeur, deux rôles : celui de récepteur et celui de co-auteur » (Zumthor, 1983, p. 230).
Dans Lector in fabula, Umberto Eco analyse « comment [un] texte (une fois produit) est lu et comment toute description de la structure du texte doit être, en même temps, la description des mouvements de lecture qu’il impose » (Eco, 2004, p. 8). Les notions expliquées par Eco dans cet ouvrage, bien qu’elles soient appliquées à des textes narratifs, semblent tout à fait pertinentes pour une analyse des chansons de Loco Locass. Nous pouvons remarquer en effet que leurs auditeurs sont intrinsèquement engagés dans un travail intellectuel par le biais d’une « coopération interprétative8 ».
Chez Loco Locass, l’intertextualité et l’échantillonnage sont deux éléments sur lesquels repose notamment cette coopération entre les rappeurs et le public. La chanson « Art poétik » est l’une de celles qui contiennent le plus de référents intertextuels :
Claquemuré dans « l’asile de la pureté », je délire lyriquement
Je suis fou, ouf!, content de m’entendre le dire certainement
Nonne athée pied, ma divine comédie humaineJ’entonne le credo d’Anton
« L’homme est l’avenir de l’homme »
Me mire dans celui de Miron
Et « marche à l’amour » comme on court à la course à relais
(Loco Locass, 2000, p. 104-105).
En plus des évocations de Gauvreau, de Dante, de Balzac, de Tchékhov et de Miron présents dans l’extrait précédent, on y retrouve également des allusions aux œuvres de Gabriel García Márquez, de Racine, de Bersianik et même de Pierre Perreault et de Michel Brault, cinéastes-documentaristes. La voix des rappeurs est donc bel et bien « texturée par les coutures textuelles de l’humanité », alors qu’on entend « 300 000 ans d’hommes et de femmes qui crient à bout portant / Dans [leur] sang » (ibid., p. 105). Ainsi, la chanson « Art poétik » présente le trio comme un relais entre le passé et le présent, capable d’actualiser des œuvres écrites depuis plusieurs siècles déjà.
Sur le plan sonore, le corpus locassien nous permet d’entendre à la fois des extraits musicaux empruntés à d’autres musiciens, chanteurs et groupes, mais aussi des extraits de discours politiques, de monologues humoristiques, de films, de poèmes et de bulletins de nouvelles. Sans en faire la liste exhaustive, voici quelques-uns de ces éléments échantillonnés : le « Discours aux peuples du monde » de Charles de Gaulle (dans « Mes enfants ») et son fameux « Vive le Québec libre! » (dans « Sheila, ch’us là »), le monologue « L’argent ou le bonheur » d’Yvon Deschamps (dans « Langage-toi »), la pièce « Marche hongroise » de Berlioz (dans « L’empire du pire en pire »), le poème « Speak white » de Michèle Lalonde et la chanson « J’ai un bouton sur le bout de la langue » de la Bolduc (dans « Malamalangue »), la chanson « Les ailes d’un ange » de Robert Charlebois (dans « Potsotjob »), des bulletins de nouvelles (dans « Médiatribes »), la chanson « Nataq » de Richard Desjardins (dans « Art poétik »), le poème « Compagnons des Amériques » de Gaston Miron, récité par Jean Faubert (dans « I represent rien pantoute »), le film-documentaire Le Confort et l’indifférence de Denys Arcand et la chanson « Gens du pays » de Gilles Vigneault (dans « Vulgus vs Sanctus »).
Mais en quoi l’intégration de citations et l’évocation d’artistes et de politiciens peut-elle être engageante ? En ce qu’elle convoque le public à un travail herméneutique. Cependant, avant de comprendre la richesse d’un extrait cité ou échantillonné, le public doit savoir identifier cet extrait. Comme l’emprunt intertextuel est parfois très subtil chez Loco Locass, l’auditeur doit être à l’affût de tout pour que rien ne lui échappe. Les chansons du trio postulent donc un bagage culturel considérable, capable de mettre en lumière toute la richesse sémantique des textes. La plupart du temps, c’est à l’auditeur de reconnaître que tel extrait est en fait une citation de tel poète9. Dans le cas où les connaissances culturelles d’un auditeur seraient plus restreintes, il s’agira pour ce dernier d’en acquérir davantage de manière à pouvoir prendre conscience de la polysémie du discours. D’où l’idée d’un engagement intellectuel. Une fois l’extrait reconnu, le public est invité à un exercice de décodage, ainsi que le suggère Tiphaine Samoyault dans un ouvrage portant sur l’intertextualité : « [la] mémoire [du lecteur], sa culture, son inventivité interprétative et son esprit ludique sont souvent convoqués ensemble pour qu’il puisse satisfaire à la lecture dispersée recommandée par les écrits qui superposent plusieurs strates de textes » (Samoyault, 2005, p. 68). C’est par ce travail interprétatif que toute la complexité de sens prend explicitement forme :
Cette capacité demandée au lecteur d’un travail en épaisseur, rompant avec la succession et le déroulement traditionnels, l’invite aussi à faire des choix qui peuvent modifier et infléchir le sens. La mémoire de chaque individu n’étant ni totale, ni identique à celle portée par le texte, la lecture de l’ensemble des phénomènes intertextuels — de leurs résultats dans le texte — admet forcément la subjectivité. (Ibid., p. 68.)
Cette re-création de sens par le public que commande l’intertextualité correspond non seulement à une invitation à s’engager dans la démarche artistique du groupe, mais, plus encore, elle est la condition préalable au discours même. Si l’auditeur ne perçoit pas la présence de l’intertexte, c’est en effet toute une dimension de la chanson qui demeure dans l’ombre.
Les chansons du trio rap s’inscrivent, nous semble-t-il, dans un sillage tout à fait contemporain de l’engagement littéraire qu’Emmanuel Bouju décrit comme « une déictique de la responsabilité : un art de montrer les lieux où la responsabilité de l’écrivain et du lecteur s’engagent en se liant l’un à l’autre » (Bouju, 2008, p. 22). Le groupe Loco Locass prend en charge cette responsabilité du fait qu’il accorde au public un rôle majeur, à savoir « la nécessité de faire lui-même le saut herméneutique qui consiste à rejoindre la réalité et l’histoire depuis le lieu de la littérature » (ibid., p. 21) ou, dans le cas présent, de la chanson. Il est d’ailleurs à noter que le portrait de l’engagement littéraire contemporain que dresse Bouju, dans son article « Forme et responsabilité. Rhétorique et éthique de l’engagement littéraire contemporain », rejoint d’ailleurs la notion de « coopération interprétative » d’Eco, tout en mettant en évidence sa dimension engageante :
[…] l’écrivain se trouve engagé dans et par son œuvre comme modèle éthique destiné à une appropriation active et critique; et le lecteur est celui qui, relevant le défi de cette appropriation, reconnaît, sanctionne et déploie le geste d’engagement du littéraire en le confrontant au monde commun. (Ibid., p. 22.)
On pourrait aussi rappeler le défi que Loco Locass a lancé à la population lors de la campagne électorale provinciale à l’automne 2008 : fournissant la piste de voix a cappella de la chanson « Libérez-nous des libéraux », le groupe a invité le public à la réactualiser en composant différentes versions musicales. Ce projet de coopération proposé par les rappeurs constitue un autre appel au public afin que celui-ci s’investisse à même la démarche artistique du groupe, et témoigne de l’importance que le trio accorde à son audience.
L’engagement de Loco Locass dépasse donc largement la simple prise de position. Lancés dans une croisade « contre le tangage d’une langue qui ne s’arrime à rien », Biz, Batlam et Chafiik ne cachent pas le « but typiquement didactique » (Loco Locass, 2000, p. 34 et 31) de leur démarche. Ces jeunes fous loquaces « grimpe[nt] à l’ / assaut [des] cerveau[x] » de leurs auditeurs et leur « propos subliminal s’[y] insinue, séminal » dans « une orgie d’analogies » (ibid., p. 17). N’est-ce pas un peu prétentieux que de prétendre vouloir ainsi cultiver « la terre de [nos] tête[s] » (ibid., p. 35)? Peut-être. Mais qui voudrait reprocher à ces poètes-chanteurs d’ouvrir l’esprit d’un public, majoritairement composé de jeunes, à la culture, à la politique et à l’histoire? Leur approche nous apparaît un excellent moyen de mettre leurs auditeurs en contact avec les Gaston Miron, Réjean Ducharme, Claude Gauvreau, Jean-Paul Riopelle, Arthur Buies et Mary « La Bolduc » Travers qui ont marqué la culture québécoise, tout en actualisant le discours de ces derniers dans l’espace contemporain. Ce qui n’est tout de même pas peu.
BOUJU, Emmanuel. 2008. « Forme et responsabilité. Rhétorique et éthique de l’engagement littéraire contemporain ». Études françaises, vol. 44, n° 1, p. 9-23. Article aussi disponible en ligne. <http://id.erudit.org/iderudit/018160ar>. Consulté le 6 août 2008.
ECO, Umberto. 1965 [1962]. L’Œuvre ouverte. Coll. « Pierres vives ». Paris : Seuil, 315 p.
_________. 2004 [1979]. Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs. Coll. « Le livre de poche : biblio essais ». Paris : Librairie Générale Française, 314 p.
HIRSCHI, Stéphane. 2008. Chanson. L’art de fixer l’air du temps. De Béranger à Mano Solo. Coll. « Cantologie ». Paris : Les Belles Lettres/Presses universitaires de Valenciennes, 298 p.
JULIEN, Jacques. 1987. « La fonction conative dans la chanson populaire ». In La Chanson dans tous ses états, sous la dir. de Robert Giroux, p. 145-161. Montréal : Triptyque.
LOCO LOCASS. 2000. Manifestif. Montréal : Coronet Liv, 137 p.
_________. 2005. Poids plume. Saint-Laurent : Fides, 119 p.
PIÉGAY-GROS, Nathalie. 1996. Introduction à l’intertextualité. Paris : Dunod, 186 p.
SAMOYAULT, Tiphaine. 2005 [2001]. L’intertextualité. Mémoire de la littérature. Coll. « 128 ». Paris : Armand Colin, 127 p.
ZUMTHOR, Paul. 1983. Introduction à la poésie orale. Coll. « Poétique ». Paris : Seuil, 307 p.
Discographie
LOCO LOCASS. 2000. Manifestif. Montréal : Audiogram. Disque compact (74 min).
Tremblay, Marie-Claude. 2009. «Loco Locass: un groupe engageant?», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/tremblay-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Tremblay, Marie-Claude. 2009. «Loco Locass: un groupe engageant?», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 139-146.