Les rentrées littéraires, généralement, offrent leur lot de superlatifs — « la plus attendue », « la plus prometteuse », « la plus prolifique » — et font la part belle aux statistiques : ainsi, la rentrée de 2007 annonçait 727 romans (44 titres supplémentaires par rapport à 2006 et un tiers de plus qu’en 1998), tandis que celle de 2008 constatait un léger recul avec 676 romans. Il y a une autre manière de s’intéresser aux rentrées littéraires, ni plus ni moins légitime que celle qui compile chiffres et comparaisons : faire émerger des traits thématiques récurrents afin d’évaluer si de nouvelles tendances se dessinent dans les sujets de prédilection des auteurs. C’est cette seconde voie que nous avons suivie, en parcourant succinctement le palmarès des vingt dernières rentrées littéraires. On pourra nous reprocher le caractère expérimental de cette pratique : pourquoi les titres des vingt dernières années uniquement? Comment prétendre à une quelconque scientificité si l’on parcourt succinctement ces corpus? En fait, cet article s’appuie sur notre thèse de doctorat, en cours de rédaction, et résulte ainsi d’une recherche approfondie — même si la dimension imposée de l’article semble rendre certains propos caricaturaux. Par ailleurs, les réserves émises parfois au sujet d’un corpus contemporain s’évanouissent progressivement, puisqu’il est aujourd’hui admis au sein de la critique littéraire que les années quatre-vingts ont constitué un tournant dans la production romanesque1 et qu’il est donc autant justifié que fécond de se pencher sur cette période. Enfin, cette étude ne prétend pas entrer dans les cadres rigides des catégorisations quantitatives susmentionnées : nous cherchons à faire émerger des invariants thématiques et notre corpus ne se réclame d’aucune forme d’exhaustivité; notre objectif consiste plutôt à fonder une description de nouvelles tendances, susceptible — nous l’espérons — d’être enrichie par la suite.
On observe ainsi que les vingt dernières rentrées littéraires présentent un ensemble significatif de récits qui thématisent le monde de l’entreprise, dans sa composante industrielle ou tertiaire2. Bien sûr, ce mouvement n’est pas fondamentalement original : au tournant des années quatre-vingts, trois auteurs — Robert Linhart, François Bon et Leslie Kaplan — décrivent déjà, par le biais du témoignage, du roman ou du récit, leur expérience du travail en usine en insistant, qui sur la situation et les conditions d’emploi, qui sur les conséquences à l’échelle humaine d’un travail décrit comme aliénant. On peut donc à juste titre supposer que certains romans contemporains s’inscrivent dans cette filiation, même s’il s’agit de rester prudents au sujet de la catégorisation littéraire puisque trois textes ne peuvent fonder un courant littéraire. En outre, notre recul par rapport à la production littéraire contemporaine paraît trop faible pour légitimer une approche systématique : on parlera donc plutôt de tendance propre à une partie du romanesque contemporain. Indépendamment des critiques méthodologiques qu’on pourrait nous adresser, un constat ne peut être éludé : au sein de cet ensemble de textes, se dégage un questionnement particulier orienté sur la notion de travail dans la société occidentale contemporaine.
Les romans emblématiques de cette nouvelle tendance, à la fin du xxe siècle, décrivent l’entreprise — et les modes de fonctionnement sur lesquels cette dernière repose — comme un vecteur de désenchantement, d’aliénation et de perte du sens. Cette manière orientée de présenter les conditions de travail entretient un lien évident, bien que médiat, avec la tradition de la littérature engagée. Si les textes ou les auteurs ne thématisent pas ouvertement cette filiation, il nous semble pourtant qu’il y a là matière à réflexion. Aujourd’hui encore, la notion d’engagement renvoie à l’après-guerre, son époque d’épanouissement, lorsque Jean-Paul Sartre rêvait d’une littérature capable d’agir sur le lecteur et, par extension, sur un monde où les forces ainsi que les positionnements politiques étaient clairement polarisés et soutenaient le geste littéraire engagé. Or, cette conception, qui prévaut aujourd’hui encore majoritairement dans les esprits, ne répond plus aux attentes de l’époque actuelle, fondée sur des repères (sociaux, politiques, économiques, etc.) sensiblement différents. Aussi, cet article se propose d’évaluer un aspect problématique de la notion d’engagement : s’il est possible de parler d’un engagement littéraire contemporain, quelles sont les valeurs qui sous-tendent cette catégorie de textes? Autrement dit, par rapport à quelles idéologies cette littérature prend-elle position? C’est par le biais d’un roman spécifique que nous évaluerons cette question et nous avons volontairement choisi l’œuvre d’un auteur qui n’a, à notre connaissance, jamais été cité dans la classe des écrivains engagés. Non par provocation ou par esprit de polémique, mais plutôt pour cette raison : si Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq parvient à nourrir notre réflexion sur l’engagement littéraire contemporain, et puisque ce texte n’est pas a priori cité comme l’illustration la plus représentative de la tendance engagée, alors cet exemple permettra de poser les fondements d’une réflexion plus large sur la notion d’engagement littéraire à la fin du xxe siècle. Roman racontant « l’odyssée désenchantée » d’un ingénieur informaticien qui, au fil du récit, perçoit progressivement son activité professionnelle comme dépourvue de signification, Extension du domaine de la lutte constitue un terrain d’analyse privilégié pour notre objet. Deux analyses nous guideront ci-dessous : la première met en lumière la mutation de la société que Lyotard nomme postmoderne; la seconde montre la domination grandissante acquise par le dogme néolibéral. Il s’agira donc d’évaluer dans quelle mesure la conjonction de ces éléments nous autorise à parler de redéfinition de l’engagement littéraire contemporain.
Dès les premières pages du roman, le monde décrit par le narrateur apparaît tendu entre deux mouvements contradictoires : d’abord, l’uniformisation, car les individus semblent unanimement soumis aux promesses de la modernisation technologique (« les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements » [Houellebecq, 1997, p. 16]), doublé d’un appauvrissement symbolique et identitaire humains (« [J]e ne suis appelé qu’à rencontrer des gens sinon exactement identiques, du moins tout à fait similaires dans leurs coutumes, leurs opinions, leurs goûts, leur manière générale d’aborder la vie » [ibid., p. 21] ). Pourtant, simultanément, les individus n’acceptent pas de manière indifférente le nivellement qui les guette et activent une force de résistance reposant sur une individualisation à outrance. Lorsque le narrateur commente le comportement de ses congénères, c’est en le dénigrant; le ton empreint de reproches souligne d’ailleurs le caractère vain de cette tentative qui n’est autre qu’un leurre :
Il n’empêche, j’ai également eu l’occasion de me rendre compte que les êtres humains ont souvent à cœur de se singulariser par de subtiles et déplaisantes variations, défectuosités, traits de caractère et ainsi de suite — sans doute dans le but d’obliger leurs interlocuteurs à les traiter comme des individus à part entière. (Id.)
Ainsi, les efforts pour sauvegarder l’individualité dans son originalité propre sont ici perçus sur un mode négatif : le terme « défectuosité », communément utilisé pour qualifier un élément d’ordre matériel, est admis ici pour décrire un humain; ce choix renforce l’idée que les individus contemporains ne sont qu’artificialité, et donc facticité, deux propriétés que décrypte le narrateur grâce à sa lucidité. Le monde que décrit le héros est celui où le « maximum de liberté coïncid[e] […] avec le maximum de choix possibles », mais où fait gravement défaut « un projet d’unification » (ibid., p. 40). Le narrateur résume d’ailleurs rapidement cet enjeu par une formule explicite : « vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte » (ibid., p. 14). Cette citation évoque la mutation entre deux modèles de société : le premier, pourvoyeur de repères collectivement reconnus, s’est effacé devant un monde où les anciens repères se voient discrédités. Cependant, au lieu d’un espace dévolu à la liberté individuelle, c’est un espace « de lutte » entre tous les possibles qui a émergé. On retrouve une illustration de cette configuration sociale inédite dans un célèbre passage du roman, lorsque le narrateur propose une modélisation de la sexualité humaine; ce sera là notre seconde analyse :
Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. (Ibid., p. 100.)
Dans cet extrait, le concept générique de libéralisme s’applique autant à l’économie qu’à la sexualité. Le narrateur exploite l’étymologie du terme : de la même manière qu’un véritable système économique libéral se construit sur une vision théorique et idéale d’une liberté individuelle infinie (et considère les régulations étatiques ou législatives comme un frein à son développement harmonieux), un système sexuel libéral devrait être vécu sur un mode affranchi de toute règle. Or, prétendre à une liberté absolue, ne consentir à se plier à aucune loi, revient à entrer « dans le domaine de la lutte », à se soumettre à « la loi du marché » — économique ou sexuel. Notons que ce raisonnement n’est pas étranger à la conception darwinienne de l’évolution des espèces, la « loi du marché » devenant dans ce contexte la « loi du plus fort ». Autrement dit, plus on cherche à être libre, à s’émanciper, plus on (re)devient animal, comme si l’affranchissement de la bestialité conduit, finalement, à la bestialité. C’est une comparaison terme à terme, que le narrateur établit entre libéralisme économique et libéralisme sexuel :
Houellebecq, dans cet exemple, ne se contente donc pas seulement de décrire le monde dans lequel évolue son héros (et qui, à certains égards, est une représentation du nôtre), mais il tente d’en décoder les fonctionnements à l’aide d’un raisonnement analogique : si l’économie libérale fonctionne sur le modèle de la rentabilité et de l’efficacité — et suppose qu’au nom de l’enrichissement de certains, d’autres devront être sacrifiés —, alors la sexualité, qui s’appuie sur un modèle similaire, va mener à des résultats comparables : rentabilité, efficacité et quantification des partenaires sexuels, mais au prix de certains sacrifices — la mise à l’écart de certains individus, car tous ne trouveront pas leur place. Plus encore, l’auteur substitue la logique du libéralisme à celle de la sexualité, généralement admise comme ressortissant aux qualités humaines ou au hasard des rencontres, deux éléments qui échappent à la rentabilité. Cette opération conduit à une conception désincarnée de la sexualité, voire exclusivement biologique, réduite à une seule performance quantitative; donc, potentiellement déshumanisante.
Ces pistes analytiques posent les fondements d’une réponse à notre question initiale, la redéfinition de l’engagement littéraire requise par la mutation de la situation (littéraire, mais aussi socio-économique) contemporaine. On relève, dans Extension du domaine de la lutte, deux discours principaux : le premier thématise l’individu à l’heure de la postmodernité, le second s’articule autour du néolibéralisme et de ses liens insoupçonnés avec une réalité biologique instinctive. Or, cette caractéristique n’est pas propre au roman de Houellebecq; elle apparaît également dans la part circonscrite de la production romanesque contemporaine qui nous occupe — à divers degrés d’intensité et recourant à une variété de moyens narratifs ou stylistiques. Aussitôt qu’on se demande si les indices de la postmodernité et du néolibéralisme peuvent être érigés en idéologies — et ainsi constituer, même partiellement, l’objet d’un nouvel engagement littéraire —, il faut se souvenir que certains historiens des idées ou philosophes associent l’époque contemporaine, nommée postmoderne, avec la fin des idéologies. On pense notamment à Jean-François Lyotard et à la faillite de métarécits ou encore à Gilles Lipovetsky qui, dans ses ouvrages, dessine le portrait d’un individu postmoderne, en proie au syncrétisme, créateur d’une idéologie faite sur mesure — à la mesure de sa seule vision du monde —, conduisant parfois à réunir des causes en apparence contradictoires, sans que cela ne pose un problème de cohérence3. Pourtant, ce ne serait pas là rendre justice à la richesse de La Condition postmoderne de Lyotard. En effet, on retient généralement de cet ouvrage l’idée d’« incrédulité à l’égard des métarécits » (Lyotard, 1979, p. 7), c’est-à-dire la péremption des grands récits reconnus par une majorité de la collectivité qui maintenaient la cohésion dans la société. Mais on oublierait, si l’on en restait là, le développement important que le philosophe propose sur la paralogie, dans son introduction déjà; autrement dit, sur le mode de légitimation qui s’est substitué aux métarécits. Si ces derniers, caractérisés par une unité de sens, tendent bien à disparaître, ils se disloquent en une multitude d’éléments langagiers, localement homogènes. Par conséquent, les stratégies de légitimation du « vrai » sont modifiées et non plus assujetties à la cohérence d’un discours unitaire; à l’heure postmoderne, divers assemblages d’éléments langagiers peuvent servir de caution à une idée ou à une réalisation et ces assemblages sont par définition changeants. C’est ce que Lyotard appelle le « déterminisme local » ou la loi de la vérité partielle : les vérités deviennent éphémères et sont définies par un consensus limité dans l’espace et le temps. Par opposition aux métarécits, Lyotard les nomme « petits récits » (ibid., p. 98) et ceux qui régiraient la société postmoderne sont ceux de l’efficience ou encore de l’optimisation des performances. Ainsi, nous postulons que Lyotard, dans son ouvrage fondateur, note bien la faillite des métarécits de type moderne, mais il offre également un raisonnement étayé sur les nouvelles légitimations du savoir en régime postmoderne.
Forts de la mise en valeur de cet élément, on est en droit de se demander quel pourrait être un de ces petits récits de légitimation actuels et d’éprouver le texte de Houellebecq à l’aune de ce résultat. Notre objectif consisterait ainsi à déterminer, non pas une nouvelle idéologie que la littérature soutiendrait ou combattrait, mais quel socle idéologique minimal pourrait servir de fondement à la production littéraire actuelle qui reconnaît une forme d’implication dans le monde.
Dans Extension du domaine de la lutte, le discours du narrateur et sa difficulté à construire une identité stable entre en résonance avec un des traits caractéristiques de la postmodernité formulé par Gilles Lipovetsky : notre société éprouve le manque d’un « projet historique mobilisateur » (Lipovetsky, 1989, p. 16) 4. « Il n’est pas vrai cependant, rappelle l’auteur, que nous soyons livrés à l’errance du sens, à une délégitimation totale; à l’âge postmoderne une valeur cardinale perdure, intangible, indiscutée au travers de ses manifestations multiples : l’individu […] » (ibid., p.18). Par rapport au discours sociologique, dont l’une des contraintes génériques est de proposer une modélisation abstraite à partir d’observations particulières, la spécificité du roman de Houellebecq est de mettre en scène un narrateur qui, grâce au régime homodiégétique, nous livre toutes ses pensées et ses humeurs, denses ou insignifiantes : chaque événement est passé au crible de l’individualité. Ainsi, dans le cas du littéraire, c’est bien par le biais de la description fine d’une subjectivité — celle du narrateur, en l’occurrence — que nous pouvons déduire la place attribuée à la notion d’individu dans le contexte socio-économique contemporain : elle est grandissante, avec les tentatives désespérées de se démarquer de la masse, et paradoxalement minime, si l’on se rappelle la dynamique d’uniformisation dont est victime l’âge contemporain.
Le second trait présent dans le texte de Houellebecq est relatif au discours économique, ainsi qu’à sa propension à phagocyter ce qui l’entoure. Plus précisément, à parcourir les écrits des historiens de l’économie, force est de constater que les années quatre-vingts sont unanimement reconnues comme le tournant conduisant à l’avènement et à l’hégémonie du néolibéralisme : la pensée libérale contamine progressivement une quantité de domaines adjacents à l’économie, tels que la politique, la recherche scientifique, l’éducation. Plusieurs penseurs témoignent du statut de l’économie comme critère de détermination de plus en plus actif :
Il est désormais de plus en plus difficile voire impossible de séparer le champ de l’économie du domaine moral, esthétique, culturel ou politique. L’économie, ou plus exactement, comme on le verra, une certaine façon « économique », comptable, calculatrice, de penser le rapport humain, semble avoir conquis la majeure partie de l’existence humaine. (Laval, 2007, p. 12.)
Le capitalisme pén[ètre] des domaines (tourisme, activités culturelles, services à la personne, loisirs, etc.) jusque-là restés relativement à l’écart de la grande circulation marchande. (Boltanski et Chiapello, 2005, p. 534.)
[L’économique] prétend devenir l’aune unique des réflexions tant individuelles que collectives. (Sapir, 2003, p. 27.)
Ainsi, le roman de Houellebecq, on l’a constaté, met en lumière la lente propagation de la logique économique à des domaines traditionnellement fondés sur d’autres postulats, en recourant à des stratégies propres à la littérature, par exemple en réduisant la sexualité à n’être qu’une expression particulière du libéralisme.
On peut dès lors se demander si les discours économiques et ceux qui émanent du courant postmoderne — érigeant l’individu comme la mesure de toute chose, par exemple — n’ont pas pallié dans une certaine mesure la faillite des métarécits; ou du moins, pourrait-on accepter l’hypothèse selon laquelle ces deux discours constituent un petit récit de légitimation contemporain : éphémère, certes, selon les indications de Lyotard, mais fonctionnant comme un critère légitimant actuel. On définirait ainsi le « socle idéologique minimal » déjà évoqué dans cet article (avec toutes les restrictions qu’impose la postmodernité) qui rendrait l’engagement possible.
Cet engagement ne serait pas d’ordre vindicatif, comme le suggère la situation suivante : dans la troisième et dernière partie du roman, le narrateur, suivi par un psychiatre, ne démontre nulle révolte contre cette société où les « relations humaines deviennent progressivement impossibles » (Houellebecq, 1997, p. 21), contre ce monde transformé en champ de bataille, où il faut lutter pour sa survie économique et symbolique. Désenchanté, le narrateur végète, passif, et toute forme d’action, sinon agressive, est inhibée. Dans ce contexte, les faits et gestes les plus banals perdent leur signification — leur telos —, et semblent échapper à la causalité : « Le lendemain, je ne suis pas allé travailler. Sans raison précise : je n’avais simplement pas envie » (ibid., p. 123); « Le lundi suivant je suis retourné à mon travail, un peu à tout hasard » (ibid., p. 127); ou encore « il y a déjà longtemps que le sens de mes actes a cessé de m’apparaître clairement; disons, il ne m’apparaît plus très souvent » (ibid., p. 152-153). Dans une tentative d’explication rationnelle de son état, le héros fait remonter la cause de sa dépression au fonctionnement du monde contemporain :
Mais je ne comprends pas, concrètement, comment les gens arrivent à vivre. J’ai l’impression que tout le monde devrait être malheureux; vous comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l’argent et la peur — un système plutôt masculin, appelons-le Mars; il y a un système féminin basé sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c’est tout. Est-il vraiment possible de vivre et de croire qu’il n’y a rien d’autre?
[…]
Le désir lui-même disparaît; il ne reste que l’amertume, la jalousie et la peur. Surtout, il reste l’amertume; une immense, une inconcevable amertume. Aucune civilisation, aucune époque n’ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d’amertume. De ce point de vue-là, nous vivons des moments sans précédent. S’il fallait résumer l’état mental contemporain par un mot, c’est sans aucun doute celui que je choisirais : l’amertume. (Ibid., p. 147-148.)
Au sein d’un monde dominé par l’« argent » et le « sexe », un monde « tellement simple » puisque transparent, le narrateur évoque l’impossibilité de vivre; ou l’impossibilité pour l’individu d’exprimer une autre dimension que celles promues par les paradigmes économiques. Le personnage de Houellebecq recourt au ton du constat — cynique et ironique, certes —, mais non à celui de la remise en question. Cet exemple particulier montrerait que la définition de l’engagement doit être adaptée. Alors que, dans le sillage de Jean-Paul Sartre, la littérature se proposait d’avoir une action concrète sur le cours des événements (par une prise de conscience opérée par le lecteur), elle se destinerait aujourd’hui plus modestement à dire la réalité, à ébranler notre perception du monde, mais en aucun cas à dénoncer directement les dysfonctionnements de ce dernier; comme si notre propre « condition postmoderne » requérait une évolution du geste littéraire engagé.
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