À travers le regard de l’enfant : la narration enfantine comme lecture « idiote » du monde

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Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt

Citation anonyme

Sous le regard de la médecine aliéniste française du XIXe siècle, ainsi que l’ont montré Véronique Mauron et Claire de Ribaupierre dans leur ouvrage Les figures de l’idiot (2004), l’idiotie est envisagée de manière conjointe à la notion d’enfance. En effet, à cette époque, on concevait que « [c]haque individu, dans son développement, aurait connu un “état d’idiotie” que l’éducation, la discipline, les valeurs morales, la religion auraient peu à peu annulé pour faire advenir l’adulte, l’homme [ou la femme] normal[·e] » (Mauron et Ribaupierre 2004, 11). Quant à l’éducation, son rôle était d’« éliminer l’idiotie qui préexistait à l’âge adulte. Pour devenir un homme [ou une femme], il [fallait] mettre à mort la part idiote appartenant à l’enfance » (12).

Le discours médical du XIXe siècle, un « champ partagé selon le principe du normal et du pathologique » (Foucault 1988[1963], 36)1, pose ainsi les bases de la caractérisation de deux figures2 en inadéquation avec le monde adulte ou celui de l’homme ou de la femme « normal·e », faisant de ces individus des êtres singuliers. Cette inadéquation est mise en évidence lorsque l’idiotie est envisagée dans une perspective de socialisation culturelle, ce que font notamment Véronique Cnockaert, Bertrand Gervais et Marie Scarpa dans leur ouvrage Idiots et personnages liminaires (2012). Selon ces chercheur·se·s, qui pensent l’idiotie par le recours à la notion de rite de passage inachevé, le fait de « rester en enfance » caractérise « un certain nombre d’innocent[·e·]s, de simplet[·ète·]s, incapables manifestement de franchir les seuils et les étapes qui les mèneraient à l’âge adulte3 » (Cnockaert, Gervais et Scarpa 2012, 10). Lier l’idiotie et l’enfance renvoie ces deux états à une position d’infériorité, de naïveté et d’ignorance. Ici, l’idiot·e comme l’enfant ne font pas partie du monde, ce sont plutôt des personnages dont l’initiation encore à venir ou manquée les empêche de s’agréger à la société des adultes.

La présence d’un·e idiot·e au sein d’une œuvre, comme le texte littéraire, est significative : il s’agit d’une figure qui permet de mettre en évidence notre rapport au monde en exprimant explicitement certains de nos présupposés. Nous pensons que, de la même manière, la présence d’un·e enfant dans les textes n’est jamais anodine. Dans le cadre de cet article, nous postulons que, tout comme l’idiot·e, l’enfant révèle les structures acquises du monde. Cette fonction se jouerait dans la spécificité du regard qu’il ou elle pose sur le monde ainsi que dans la position qu’il ou elle occupe dans la société et dans le récit lorsque ce personnage en est le ou la narrateur·rice.

Si l’idiot·e est souvent comparé·e à l’enfant pour être défini·e, nous ferons plutôt l’inverse ici, c’est-à-dire que c’est la figure de l’enfant que nous aborderons par l’intermédiaire de la figure de l’idiot·e. Ce renversement de perspectives permettra, à notre sens, de préciser la place occupée par l’enfant dans la société – ainsi que dans la littérature – et de concevoir cette figure comme étant marginale, singulière et, de ce fait, subversive. Nous analyserons la fonction occupée par l’enfant par l’intermédiaire de l’album Fumée (2009) écrit par Anton Fortes, traduit du galicien par José Yuste et illustré par Joanna Concejo4. Cet album, qui fait entrer le lectorat dans la réalité des camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale, dévoile l’horreur et la violence vécues par les victimes, par le biais du regard d’un narrateur-enfant qui parle à la première personne. Par l’intermédiaire du personnage de l’idiot·e, nous étudierons dans un premier temps la figure de l’enfant et la manière dont celle-ci permet de poser un autre éclairage sur ce qui est raconté et d’en révéler les vérités cachées. Dans un deuxième temps, nous étudierons l’album Fumée et observerons comment il s’y déploie une vision du monde du narrateur-enfant qui est naïve et ludique, mais aussi dramatiquement réelle, puisque l’enfant rend compte de ce qui l’entoure sans filtres. Dans un troisième et dernier temps, nous verrons comment cette vision particulière de l’enfant amène, plutôt qu’un adoucissement, une exacerbation de la violence et de la douleur vécue et exprimée.

L’enfant, cet·te idiot·e : observation et fonction dans le texte littéraire

La spécificité du regard sur le monde de l’idiot·e et de l’enfant

Nous postulons que les enfants possèdent une liberté de regard qui leur donne une vision singulière, conditionnée par certaines caractéristiques propres à l’enfance comme une intelligence non développée, une méconnaissance du fonctionnement logique du monde ainsi qu’une capacité d’étonnement. Ces éléments les rapprochent des idiot·e·s, selon l’acceptation latine du terme d’idiot·e, qui désigne un individu sans instruction, un·e ignorant·e, voire un·e sot·te (Mauron et Ribaupierre 2004, 11). L’idiot·e est en effet un·e simple d’esprit dont le développement intellectuel, inférieur à la moyenne, le ou la place en décalage avec la réalité. L’idiot·e est celui ou celle qui ne comprend pas et dont le rapport au monde ne dépasse pas l’immédiatement présent. En outre, l’idiot·e ne connaît pas les codes, les exigences et la logique de la société et ne possède pas les capacités intellectuelles et sociales nécessaires pour s’y intégrer. Ces caractéristiques lui laissent, en contrepartie, la possibilité d’envisager le monde avec un regard neuf, « blanc », sans a priori. Comme le précisent Cnockaert, Gervais et Scarpa, « [si l’idiot·e] ne comprend rien au monde, [il ou elle] apparaît pour cette raison même comme un[·e] maître[·sse] de ce que le monde n’est pas, de cette frontière qui en détermine la forme générale » (2012, 8) et s’en pose en quelque sorte comme le ou la révélateur·rice.

Il en est de même pour l’enfant : n’étant pas encore arrivé·e à maturité et possédant un statut intellectuel inférieur à celui de l’homme ou de la femme adulte, l’enfant est étranger·ère au fonctionnement logique du monde, qu’il ou elle ne connaît pas encore. Comme le mentionne Marthe Robert, l’enfant « ne sait rien » et « ignore les disjonctions de la raison » (Robert, citée dans Cnockaert, Gervais et Scarpa 2012, 8). Ainsi, à l’instar de l’idiot·e, l’enfant « laisse à l’existence son unité primordiale » (8), ce qui lui permet de porter sur elle un regard dégagé de toutes formalités, non contaminé.

Porté·e·s par les diverses caractéristiques qui les déterminent comme des êtres « sans5 » et en décalage, l’enfant et l’idiot·e ont en commun la possibilité de regarder le monde sous un autre angle. De cette façon, en se posant comme non instruit·e·s du monde, tous·tes deux se constituent comme des Autres, comme des êtres non-initiés vivant en dehors des normes.

La position en marge de l’idiot·e et de l’enfant

Incapable de franchir l’étape qui ferait de lui ou d’elle un être agrégé dans la société, et donc éternellement pris·e dans une situation intermédiaire, l’idiot·e, comme le mettent en évidence Cnockaert, Gervais et Scarpa, est une figure liminaire qui se définit « comme un être qui fait du seuil et de l’entre-deux son domaine de prédilection » (2012, 6). En tant qu’individu demeurant inachevé et non-initié – en tant qu’être-frontière –, l’idiot·e est chargé·e d’éléments symboliques propres à sa société et permet l’accès aux formes limitrophes de la connaissance et de la rationalité, mais aussi de la société et de ses rites (9). C’est ainsi que, comme le rappellent Cnockaert, Gervais et Scarpa, « le territoire de l’idiot[·e], en arts et en littérature du moins, ne se cantonne pas dans la folie ou la bêtise. Il s’y impose avant tout comme un[·e] révélateur[·rice] ou un réservoir d’altérité » (6). L’idiot·e convoque en ce sens une résistance et, comme le précise Julie Ouellet, sa présence semble légitimer le dérèglement des perceptions : l’idiot·e agit non seulement comme un filtre, mais aussi comme un·e catalyseur·euse (2001, 171).

C’est de cette même manière qu’agit l’enfant. Représentant·e d’un rite de passage qui n’a pas encore été accompli et pris·e dans une position d’inachèvement par rapport à l’adulte, il ou elle se balade, tout comme l’idiot·e, aux marges de la société. Tout comme l’idiot·e est opposé·e à l’homme ou à la femme « normal·e », l’enfant est renvoyé·e en marge du monde adulte et n’en fait pas partie. En effet, l’enfant est tenu·e à l’écart des activités des « grand·e·s », et il ou elle est souvent caractérisé·e par son statut inférieur ou incomplet de « petit homme » ou « petite femme ».

Dans la perspective où l’idiot·e s’envisage comme une figure qui « nous parle et fait parler notre rapport au monde » (Cnockaert, Gervais et Scarpa 2012, 6), qui éclaire les seuils et agit en révélateur·rice des frontières, les possibilités de l’enfant au sein du texte littéraire ne peuvent qu’être envisagées dans une perspective similairement teintée de nouveauté, de marginalité et de subversion.

L’enfant romanesque et son rôle dans le texte

Jusqu’au XIXe siècle, en France, la littérature, tout comme la société, ne fait pas de place aux enfants (Monsellier 1979, 9). Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que ceux et celles-ci obtiennent un statut particulier et qu’ils et elles apparaissent dans les romans. Or lorsqu’il ou elle prend la place d’un personnage romanesque, l’enfant est presque toujours investi·e d’un rôle particulier. En effet, Marie-Ange Monsellier observe que

dans chaque texte ou presque, l’enfant est là pour s’opposer, pour remettre en cause le monde adulte avec ses connaissances, ses raisonnements, son hypocrisie et sa sclérose; la présence de l’enfant est, par elle-même, contestataire; l’enfant est pour l’auteur[·e] un prétexte pour regarder lucidement le monde dans lequel il [ou elle] vit […]. (12)

L’enfant se constitue dans la littérature comme une figure en décalage avec le monde des adultes. Par cela, il ou elle active des processus de remise en question. Car c’est l’enfant, naïf·ve dans sa manière d’aborder le monde, « qui signifie et qui indique le véritable sens des êtres et des choses, qui leur donne un éclairage, que nous-mêmes ne saurions pas percevoir à moins de retrouver nos yeux d’enfants, nos yeux d’avant » (14). Dans son article « Petite réflexion sur le récit raconté par un enfant au Québec » (2001), Isabelle L’Italien-Savard va dans le même sens. Selon elle, l’enfant possède un rôle particulier, parce que « sous ses dehors candides, [il ou elle] sait être perspicace, critique, voire cruel[·le]. Lui [ou elle] seul[·e] a la permission de dire la vérité » (78), sa parole ayant un pouvoir particulièrement subversif dont il faut tenir compte.

Ce pouvoir, celui de faire émerger une autre vérité, de rendre visibles certaines structures ou certains a priori du monde adulte, vient circonscrire la fonction subversive que prend l’enfant dans le texte, ce qui l’amène presque à revêtir le rôle de procédé littéraire. En ce sens, comme le mentionne Isabelle L’Italien-Savard, « […] l’enfance en littérature, et peut-être sur le plan politique, paraît une zone frontière riche en possibles, une position stratégique qui permet la critique sans en assumer toutes les responsabilités » (79). La figure de l’enfant permettrait, encore mieux que celle de l’adulte, de montrer ou de laisser voir ce qui sous-tend le texte et son discours caché. Ainsi, le choix de donner un rôle critique à l’enfant plutôt que de l’assumer à travers un·e héros·ïne adulte – ou même à travers le « je » d’un·e essayiste – proviendrait du fait que la parole de l’enfant serait protégée par sa candeur (79). Le discours d’un·e intellectuel·le serait alors moins accepté que celui de l’enfant, dont la parole tout aussi contestataire, selon Isabelle L’Italien-Savard, passerait souvent mieux (79). La parole de l’enfant serait acceptée d’office, du fait de ses allures naïves et inoffensives (79).

Dans son article « Les “fictions critiques” de la littérature contemporaine » (2005), Dominique Viart définit les fictions critiques comme « des fictions qui se savent telles […] [et qui] sont, à double raison, des entreprises critiques : elles se saisissent de questions critiques […] et exercent sur leur propre manière littéraire un regard sans complaisance » (10-11). À cet effet, on peut voir des fictions critiques dans les récits qui mettent en scène des idiot·e·s, en ce que la posture que ces personnages incarnent permet de révéler un seuil, une conception du monde et de l’agir, un rapport à la pensée à la connaissance6. En considérant que les fictions critiques sont des métafictions qui ont « conscience » de ce qu’elles font, nous posons également l’hypothèse que les fictions qui mettent en place des personnages-enfants, et plus précisément des narrateur·rice·s-enfant·s, peuvent être considérées comme des fictions critiques, dans la perspective où elles ont comme but une remise en question des structures acquises du monde, comme c’est le cas de l’album Fumée.

Étude de Fumée

Enjeux de l’album

Dans son ouvrage Lire l’album (2007), Sophie Van der Linden définit l’album comme

une forme d’expression présentant une interaction de textes (qui peuvent être sous-jacents) et d’images (spatialement prépondérantes) au sein d’un support, caractérisé par une organisation libre de la double page, une diversité des réalisations matérielles et un enchaînement fluide et cohérent de page en page. (87) 

Cette définition met en évidence la complexité du médium7 dont il est question ici, puisque sa définition ne se cantonne pas à une combinaison de textes et d’images. Ces deux langages, au contraire, y sont liés dans une relation d’interdépendance, suivant l’idée que « l’album dépasse la question de la coprésence des deux médiums et que le sens n’est pas véhiculé par l’image et/ou le texte, mais bien émerge de leurs rapports réciproques » (86). Dans cette perspective, les illustrations de l’album ne font pas qu’accompagner le texte; elles engagent elles-mêmes un acte de lecture.

L’analyse de l’album ne peut s’envisager indépendamment de son support particulier : la disposition dans la double page ainsi que les contraintes liées à la pliure – un axe matériel qui sépare en deux parties égales l’espace du livre ouvert (66) – viennent tout autant enrichir l’acte de lecture. Par ailleurs, lorsque le texte et les images ne sont pas cloisonnés dans des espaces réservés, mais plutôt articulés dans une composition globale à l’échelle de la double page – lorsque les énoncés s’entremêlent et que les textes intègrent littéralement l’image (69) –, les messages de l’album « se livrent conjointement et globalement » (69).

C’est dans cette perspective que nous posons notre analyse de Fumée. Nous verrons que, dans cet album, la posture idiote de l’enfant se déploie non seulement par l’entremise de la narration – par l’intermédiaire du pronom « je » – mais aussi par les illustrations et les caractéristiques spécifiques de l’album.

La narration comme catalyseur du regard de l’enfant dans Fumée

La distinction entre un·e narrateur·rice-enfant et un·e enfant-personnage est révélatrice, puisque le ou la narrateur·rice peut prendre la parole de façon directe, contrairement au personnage qui, lui, se contente d’agir (Poiesz 2006, 38). À cet effet, le ou la narrateur·rice-enfant possède diverses caractéristiques qui font de lui ou d’elle un·e acteur·rice singulier·ère du texte, comme celle de s’exprimer par l’intermédiaire du pronom « je ». En mettant en place un narrateur-enfant s’exprimant à la première personne, l’album Fumée propose une focalisation interne qui permet au lectorat de voir les évènements au travers du regard de l’enfant, lequel agit comme un filtre entre le lectorat et le monde. C’est ce filtre qui est le plus significatif dans la constitution d’une lecture « idiote », puisqu’il fait intervenir la question de l’imaginaire de l’enfant – que l’on peut voir comme une interface entre les individus et le monde, comme une façon de le voir autrement. Étudier la narration dans Fumée nous permettra d’établir certaines hypothèses quant à cet imaginaire dans le texte.

Dans l’album étudié, la vision du monde de l’enfant nous est transmise, de façon concrète, par le langage de la narration, l’énonciation. Dans L’invention de la solitude (1988), Paul Auster affirme que « [l]e langage est notre manière d’exister dans le monde » (199-200); ceci est particulièrement vrai lorsque nous abordons les œuvres littéraires dont les narrateur·rice·s sont des enfants. Leur langage, en effet, est teinté par leur rapport singulier au monde, dans lesquelles sont présentes, selon Daphnée Lemelin, « des particularités énonciatives propres au monde de l’enfance » (2009, 47). Ces particularités encouragent l’établissement de la fonction de révélation de l’enfant dans le texte : comme le remarque avec justesse Isabelle L’Italien-Savard, les enfants « ne s’émeuvent pas des lois rigides de la cohérence, ne se soumettent qu’au seul pouvoir de leur imagination » (2001, 78). Ceci fait que leur langage montre souvent une liberté dans la représentation. Cette façon de s’exprimer, qui diverge grandement de celle des adultes, est souvent caractérisée par une « syntaxe échevelée, affolante », des « mots déformés, “reformants” », des « images décapantes » et des « tics attendrissants » (78). Le langage et son énonciation sont les témoins de la manière dont les enfants tentent de s’approprier le monde et les étudier dans les textes permet d’en percevoir les frontières.

L’étude de l’énonciation dans Fumée laisse transparaître la manière dont l’enfant-narrateur aborde et comprend les évènements qui se déroulent autour de lui. Dès son arrivée dans le camp de concentration, l’enfant – anonyme – propose une vision naïve de cet environnement. L’énonciation est épurée et renvoie à une simplicité propre à l’enfance : en effet, les mots utilisés sont simples et les phrases sont courtes et peu élaborées. On retrouve tout de même ce qu’Isabelle L’Italien-Savard considère comme des « images décapantes », lesquelles prennent place par l’intermédiaire d’une simplicité de regard : la manière dont le narrateur-enfant de Fumée décrit ce qui l’entoure est celle de l’observation directe, sans analyse ou digression réflexive. Ce contact sans filtre avec son environnement s’observe notamment par l’usage récurrent de phrases commençant par « il y a » (« Il y a des gens avec des valises ») ou présentant une constatation simple comme (« Le train traîne beaucoup de wagons »). De fait, l’appréhension du réel par l’enfant se fait principalement par l’intermédiaire des sens, qu’il s’agisse de la vue (« La lumière me fait mal aux yeux »; « On ne voit presque rien ») ou de l’odorat (« Ça pue la fumée »). Dénué de descriptions élaborées ou pompeuses, le portrait que fait l’enfant de son entrée au camp est celui d’une profonde présence au monde, laquelle est caractérisée par une simplicité et une naïveté qui révèlent une certaine incompréhension.

L’enfant de Fumée, face à ce qu’il ne comprend pas, met en place des stratégies novatrices pour appréhender le monde qui l’entoure et se l’approprier. Ces stratégies nous sont révélées par la narration. À plusieurs reprises, par exemple, l’enfant fait des comparaisons avec ce qu’il connaît. Sa maison lui sert de principal point de repère (« Comme l’herbe de notre jardin »; « Ma chambre bleue me manque ») et l’aide à s’approprier l’inconnu. D’une autre manière, l’enfant crée des mots et modifie les noms au gré de ses besoins. Au fil de l’histoire, il invente des syntagmes pour nommer les choses dont il ne connaît pas le nom. L’exemple le plus significatif est la chambre à gaz, qui devient dans la bouche de l’enfant « la maison de la cheminée ». Ce mot déformé, construit à la suite d’une observation subjective empreinte de logique, octroie un grand effet de vérité à l’œuvre. 

L’illustration comme extension du regard de l’enfant

Les illustrations, qui sont prépondérantes au sein de l’album Fumée, jouent un rôle crucial dans la fonction critique qu’occupe le narrateur-enfant au sein du texte. En effet, elles semblent prises en charge par celui-ci, ce qui en fait les représentantes de sa vision du monde. Dans cette optique, le rôle de filtre de l’enfant se consoliderait à deux niveaux, en ce que les illustrations et la narration traduiraient son regard personnel.

D’abord, les gribouillages et les maladresses des illustrations en font des dessins qui s’apparentent à des croquis d’enfant, laissant deviner que les illustrations de l’album sont le produit de sa main. Les illustrations semblent, en ce sens, esquisser le monde tel que vu par lui. Le geste du gribouillage est alors significatif en ce qu’il agit directement sur l’action de modélisation du monde par l’enfant : comme le regard est transmis par le langage, la main qui dessine les évènements agit comme un filtre et participe concrètement à la mise en forme de sa vision du monde.

Ensuite, on retrouve à plusieurs reprises un important rapport au jeu dans la composition des doubles pages. En effet, la présence de bateaux en papier qui flottent dans une chaudière d’eau (VOIR FIGURE 1) ou d’humains faits en carton (VOIR FIGURE 2), qui s’apparentent à des marionnettes, apporte notamment une dimension ludique aux scènes, ce qui permet de déplacer le regard du lectorat vers d’autres enjeux que ceux de la guerre.


FIGURE 1 : La présence de bateaux en papier qui flottent dans une chaudière d’eau rappelle le jeu.


FIGURE 2 : Des humains faits en carton sont représentés comme des bricolages enfantins.

Enfin, la perspective « idiote » qu’a l’enfant se remarque surtout dans la manière libre dont les personnages et les objets sont représentés. L’enfant qui regarde le monde se l’imagine sans contraintes. Par exemple, à certains moments, les évènements font l’objet d’une reconfiguration dans son regard : c’est le cas de la scène de la première page, où les soldats qui régulent l’entrée au camp sont représentés comme des aigles avec une tête humaine et des yeux vides (VOIR FIGURE 3). La même chose se produit vers la fin de l’album lorsque les corps pendus sont dessinés comme des manteaux vides, emprisonnés dans des filets et voletant sur l’ensemble de la demi-page (VOIR FIGURE 4). La page couverture fait elle-même l’objet d’une reconfiguration, puisqu’y est représenté un corps habillé d’un manteau, mais d’où dépassent des branches plutôt qu’une tête, et des pics plutôt que des jambes (VOIR FIGURE 5).


FIGURE 3 : Les soldats qui régulent l’entrée au camp apparaissent comme des aigles avec une tête humaine et des yeux vides.