Les clichés littéraires : les négatifs d’une photo enfin révélés?

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Lorsqu’on m’a demandé d’écrire la préface de ce numéro de Postures, j’ai tout de suite pensé aborder les clichés et les stéréotypes entourant la représentation des femmes en littérature, mais plusieurs études ont déjà montré, dans une perspective féministe, comment ces représentations reposent sur ce que Mary Wollstonecraft nommait, au 18e siècle déjà, « des idées reçues sur les caractères propres à chaque sexe » (2005 [1792]). Créés à partir de paradigmes symboliques qui les placent du côté de la matière (mater) et du corps, les personnages féminins sont très souvent l’objet du désir et non des sujets désirants1, leurs représentations étant également amarrées à ce que Simone de Beauvoir a appelé « le mythe de l’éternel féminin » (1990 [1949]). Or, n’est-ce pas le propre même du cliché de proposer des visions simplistes, immuables et tranchées? Le terme cliché provient historiquement d’une plaque métallique portant en relief l’empreinte typographique destinée à un tirage en plusieurs exemplaires. Étymologiquement, le mot renvoie donc à une reproduction sérielle basée sur un seul modèle. L’image photographique, captée en temps réel et dupliquée à l’identique, permet quant à elle de saisir le caractère statique du cliché instantané. Le cliché littéraire ou fictionnel peut-il par conséquent procéder autrement? Les personnes qui écrivent de la fiction (scénaristique, dramaturgique ou narrative) peuvent-elles se soustraire aux représentations figées pour éviter de reproduire des poncifs et des lieux communs? Comment éviter, même lorsqu’on a les meilleures intentions, de recréer des images galvaudées? Autrement dit, comment ne pas reproduire une série de diapositives préétablies, empruntées et forcément limitées? 

Ces questions dépassent le seul champ des études de genre et ne cessent, depuis quelques années, de ressurgir dans l’actualité. En février 2016, un groupe de cosignataires publiait dans un grand quotidien une lettre ouverte visant à dénoncer le traitement accordé dans le film hollywoodien The Revenant à la figure du « coureur des bois ». Critiquant la représentation des Canadiens français, laquelle serait uniquement basée sur une version négative du personnage historique Toussaint Charbonneau, les cosignataires dénoncent le « Quebec bashing » et regrettent « qu’à partir de la réputation contestable faite à ce seul individu, l’unique représentation que The Revenant fasse des “coureurs des bois” francophones soit celle de voleurs, qui pendent les Amérindiens [sic] et qui violent leurs femmes et leurs filles! » (Thauvette 2016, n.p.). Bien que les cosignataires admettent que le procédé cinématographique ne soit pas nouveau et ait longtemps concerné les autochtones, les Japonais et bien d’autres communautés, ils et elles déplorent la représentation stéréotypée des « méchants Canadiens français » et insistent pour rappeler que ces derniers forment plutôt « un peuple pacifique, des bâtisseurs fêtards, artistes et durs à cuire, mais “peuple vaincu” à qui le conquérant britannique a massacré son histoire, exilé, pendu ses héros, de Chevalier Delorimier à Louis Riel! » (Thauvette 2016, n.p.) Il y aurait donc, selon les cosignataires, un souci éthique à exercer lorsque le peuple réduit en une représentation figée est un peuple conquis ou un perdant de l’« Histoire officielle », car la photo prise par le peuple vainqueur et reproduite à l’identique en une série de portraits conquérants pourrait perpétuer des répercussions économiques et politiques sur la vie et l’estime des vaincu·es. De fait, la lettre ouverte termine en s’interrogeant sur l’avenir des peuples « dont les héros sont dépeints comme des traîtres et des renégats » et plaide pour une réconciliation entre « l’envers et l’endos, le passé et l’avenir » (Thauvette 2016, n.p.). 

Devant cet appel, il peut être intéressant de se demander ce qu’auraient pu faire les scénaristes du film The Revenant pour nuancer le portrait historique des Canadiens français. Auraient-ils dû varier leurs sources, inclure des Québécois·es dans l’équipe scénaristique ou simplement s’éloigner du roman The Revenant : A Novel of Revenge (2002) de Michael Punke, duquel l’adaptation cinématographique est tirée? Certes, on pourrait répliquer à ceux et celles qui ont été indigné·es par l’image négative entourant la figure du coureur des bois francophone qu’il ne s’agit que d’une représentation isolée, mais que se passerait-il si une étude exhaustive révélait que cette figuration des Canadiens français était généralisée au théâtre, dans la littérature et dans le cinéma hollywoodien? 

Dans un article qui analyse la représentation de la jeune fille latino-américaine dans deux romans québécois, je cite les travaux de Guadalupe Cortina qui signale la prégnance des « Latins exotiques » dans les séries télévisées, le théâtre et le cinéma depuis les débuts d’Hollywood2. Effectuée au début des années 2000, l’analyse de Cortina met en relief certaines constantes, dont celle liée à la figure stéréotypée de la jeune fille latino-américaine souvent représentée comme une travailleuse du sexe ou une travailleuse domestique. Ce cliché est inclus par Cortina dans une liste de stéréotypes plus large, laquelle décrit l’ensemble des caractéristiques affublées aux personnes d’origine latine : « bandits, fier-à-bras, paresseux, revendeurs, trafiquants de drogue, assassins, prostituées, cuisinières, mères monoparentales vivant de l’assistance publique »3. Cette série de truismes et de préjugés ne serait pas aussi pernicieuse si elle n’était pas accompagnée de politiques régionales et frontalières bien réelles dont l’essai Raconte-moi la fin (2017), de Valeria Luiselli, fait longuement état. Comme le soulignent les cosignataires de la lettre ouverte sur le film The Revenant, les représentations stéréotypées peuvent participer à un climat politique ambiant (le Quebec bashing, dans leur cas) et nuire à une (ré)conciliation territoriale ou nationale. Reproduite pendant des siècles, la réduction caricaturale d’un peuple peut mener à une violence systémique et justifier de nombreuses discriminations. Toutefois, la tendance inverse, qui consiste à user de ce que Jean-Louis Moura nomme un « pittoresque moral » (1992, 121) en assignant des qualités spécifiques (la joie de vivre, l’insouciance, l’optimisme, l’éternelle gaieté, etc.) aux hommes et aux femmes provenant de cultures méconnues peut aussi avoir un effet délétère. Tant l’exotisme que l’indigénisme ont historiquement participé à tenir à distance des cultures qui, par le biais d’un certain romantisme, étaient faussement glorifiées. Dans son célèbre essai l’Orientalisme, Edward Saïd décrit également la façon dont les reproductions fictives (picturales, littéraires, etc.), même lorsqu’elles découlent d’une « curiosité passionnée », peuvent créer une irréductible altérité où l’on projette des images fantasmées ou erronées; l’Orient réduit à de simples généralités devient alors un « Occident renversé », une conception monolithique où les images préconçues demeurent éternellement étrangères parce qu’elles sont figées en un lointain mirage4. Et c’est bien là, encore une fois, tout le danger du « cliché » qui, même lorsqu’il s’intéresse à l’Autre, fixe et grave une image en vue de la reproduire ou de la sérialiser. 

Contrairement à la typographie ou la photographie, la fiction permet cependant de dépeindre des paysages et des personnages en évolution. Tant le théâtre que la littérature sont basés sur une narration ou une dramaturgie temporelle à l’intérieur de laquelle les personnages peuvent (et doivent) évoluer. Quant au cinéma, sa spécificité réside précisément, selon Andreï Tarkovski, dans la représentation du temps « sculpté » et dans la possibilité de brouiller des éléments « qui se fondent les uns dans les autres, dégagent un sens, et se projettent vers l’infini » (2014 [1984], 57). Pour réellement saisir une réalité dans toute son ampleur, il faudrait donc la situer dans un espace temporel, car seul le temps (historique, scénique, cinématographique ou littéraire) permet d’illustrer la transformation graduelle et continuelle des représentations… 

Néanmoins, plusieurs questions demeurent. Comment écrire et scénariser sans tomber dans la reproduction de clichés datés où les teintes entre le noir et le blanc ont été estompées? Comment rendre compte des processus dynamiques et des transformations historiques sans les aplanir en usant de versions officielles ou éculées? Enfin, comment éviter de reproduire des scripts sexuels (Gagnon) ou ce que Katherine Roussos nomme un « imaginaire colonisé » par la prégnance des schémas culturels androcentriques et occidentalocentriques5? Seul le temps pourra nous aider à trouver des réponses non pas définitives, mais bien mouvantes, incertaines et adaptées aux réalités qui ne cesseront de changer. Car s’il est vrai que l’on est toujours condamné à restituer en partie des portraits gravés par notre perception de la réalité, rien ne nous empêche de veiller à la protection de la diversité qui abrite « l’écosystème des minorités fragiles […] bélugas et humains » (Thauvette 2016, n.p.). Après tout, « une œuvre d’art se développe comme un organisme vivant » (Tarkovski 2014 [1984], 57), et il n’en revient qu’à nous d’être aussi inclusive, variée et colorée que la « vie même » qu’on cherche souvent à recréer. 

 

Bibliographie

Beauvoir, Simone. 1990 [1949]. Le deuxième sexe, Tome 1. Paris : Gallimard. 

Boisclair, Isabelle et Catherine Dussault-Frenette. 2013. Femmes désirantes. Art, littérature, représentations. Montréal : Éditions du remue-ménage.

Cortina, Guadalupe. 2000. « Latinos y Latinas en cine, television y video en los Estados Unidos : Is what you see what you get? ». Meeting of the Latin American Studies Association. http://lasa.international.pitt.edu/Lasa2000/Cortina.PDF (Page consultée le 5 novembre 2021)

Luiselli, Valeria. 2017. Raconte-moi la fin. Paris : Éditions de l’Olivier. 

Moura, Jean-Marc. 1992. Lire l’exotisme. Paris : Dunod.

Punke, Michael. 2002. The Revenant : A Novel of Revenge. Baltimore: Holter Graham.

Rosso, Karine. 2019. « À la croisée des chemins et des oppressions : la figure de la jeune fille latino-américaine dans deux romans québécois. » Tangence, no. 119 : 59–77.

Roussos, Katherine. 2007. Décoloniser l’imaginaire. Du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie Ndiaye. Paris : La Musardine.

Saïd, Edward. 2005 [1978]. L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Paris : Seuil.

Tarkovski, Andreï. 2014 [1984]. Le Temps scellé. Paris : Éditions Philippe Rey.

Thauvette, Guy. 2016. « Vie en forêt avec Leonardo Di Caprio ». Le Devoir, 27 février. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/464107/ceremonie-des-oscar-vie-en... (Page consultée le 5 novembre 2021)

Wollstonecraft, Mary. 2005 [1752]. « Des idées reçues sur les caractères propres à chaque sexe ». Dans Défense des droits de la femme, 65-94. Paris : Petite bibliothèque Payot.

Pour citer cet article: 

Rosso, Karine. 2021. « Les clichés littéraires : les négatifs d'une photo enfin révélés? », Postures, Dossier « Depuis que le monde est monde : stéréotypie et clichés littéraires », no 34, En ligne <http://revue postures.com/fr/articles/rosso-34> (Consulté le xx / xx / xxxx)