Queeriser l’écriture de soi à travers le paratexte. L’exemple d'After (2018) de Jean-Guy Forget

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Queeriser : brouiller les frontières, les normes et les binarités; remettre en question l’ordre établi, les idées reçues et les jugements; rendre queer et de ce fait « insister sur l’ambiguïté et la fluidité de l’identité de façon générale, plutôt que sur la catégorisation » (Henderson 2018). Ce néologisme dérive bien entendu du mot queer, un mot qui était à la base une insulte lancée à la figure des personnes dérogeant aux normes cishétéropatriarcales. Le terme queer est maintenant fièrement revendiqué par des personnes 2SLGBTQ+, et ce, même au-delà de la langue anglaise, comme en témoigne son usage répandu dans la francophonie. 

L’univers littéraire s’est lui aussi approprié le mot queer, où il sert à désigner une œuvre qui « met de l’avant et valorise, tant par le fond que par la forme, la multitude, les singularités donc les différences, tout en récusant la pensée catégorielle et les hiérarchies qu’elle institue » (Boisclair, Landry et Poirier Girard 2020, 20). Le roman After, publié aux éditions Hamac en 2018 par l’auteur et poète montréalais Jean-Guy Forget, est incontestablement queer. Au-delà des personnages et des relations queers qu’il présente — le narrateur s’identifie comme tel, pratique le polyamour et l’un·e de ses amoureux·ses est non-binaire —, After est d’autant plus queer qu’il brouille les frontières de l’autofiction. Forget, dans un habile jeu textuel et paratextuel, est parvenu à queeriser l’écriture de soi en multipliant les lectures possibles de son roman. En effet, le réseau paratextuel peut renforcer le pacte référentiel de l’œuvre d’autofiction, mais ce réseau ne se dévoile pas du premier coup d’œil — la lecture de l’œuvre comme autofiction s’offre donc comme un possible à qui sait la décoder. 

Cet article se propose tout d’abord, à la lumière des travaux de Gérard Genette et de Philippe Lejeune sur le paratexte, d’investir le paratexte d’After dans le but de mieux saisir en quoi les différents niveaux paratextuels du roman brouillent la frontière entre fiction et autofiction. Ensuite, on se penchera sur la notion d’autofiction, et plus précisément sur le pacte référentiel qui doit y être établi. Cette brève incursion théorique nous permettra de repérer les protocoles nominaux du roman de Forget, de même que les différents passages de mise en abyme du récit, lesquels contribuent à établir un pacte référentiel faisant de After une autofiction. Enfin, on verra en quoi la mise à mal de l’unité dans After s’inscrit dans une démarche queer en fonction de son éclatement des frontières génériques, narratives et temporelles, ce qui nous permettra de soulever que les brouillages singuliers effectués par Forget sont parties prenantes d’une remise en question de la cishétéronormativité, de même que de la mononormativité — l’injonction à être dans une relation monogame. 

Premières explorations paratextuelles 

Pour comprendre en quoi After se distancie du modèle conventionnel de l’autofiction et comment Forget est parvenu à queeriser l’écriture de soi, il faut se pencher sur les niveaux paratextuels du roman, qui participent activement à son pacte référentiel. Gérard Genette définit le paratexte comme un seuil entre ce qui est texte et hors-texte (1987, 7-8), comme « un discours fondamentalement hétéronome, auxiliaire, voué au service d’autre chose qui constitue sa raison d’être, et qui est le texte » (16). Il fait également la distinction entre plusieurs niveaux de paratexte, soit le péritexte — ce qui relève du livre comme le titre, la dédicace, l’épigraphe, les notes de bas de page, la couverture, etc. — et l’épitexte — ce qui entoure le livre mais n’est pas le livre tel que les entrevues, les correspondances d’écrivain·es, les journaux intimes, etc. (10-11) —, des éléments qu’il articule par la formule « paratexte = péritexte + épitexte » (11, l’auteur souligne). Philippe Lejeune, de son côté, insiste sur l’importance et l’influence du paratexte, ajoutant que celui-ci « commande toute la lecture » (1996, 45).

After se livre à un jeu de renvois entre ses paratextes éditoriaux et auctoriaux. Le premier de ces types de paratexte correspond à celui qui « se trouve sous la responsabilité directe et principale (mais non exclusive) de l’éditeur » (Genette 1987, 20). Les politiques éditoriales et les stratégies de mise en marché de chaque maison d’édition laissent par conséquent des traces sur celui-ci (Lane 1992, 36). Ces traces sont visibles sur la quatrième de couverture d’After, où l’on trouve non pas un résumé, mais un extrait de l’œuvre, conformément à la pratique en vigueur aux éditions Hamac. La phrase « je me souviens du magnifique désastre qu’on était, s’échouant en plein milieu du dancefloor avec la grâce que ça prend pour se foutre de la fin du monde » (Forget 2018a1) en révèle très peu sur la nature de l’œuvre et la trame narrative qu’elle propose. Elle laisse plutôt place à la voix singulière de l’auteur, à son style. Ce n’est donc pas la quatrième de couverture qui indique au lectorat la nature autofictive d’After, pas plus que sa page couverture, où l’on retrouve l’appellation générique « roman » et la photographie d’un corps tronqué aux épaules qui ne laisse pas deviner l’identité de la personne photographiée. Il faut sortir du livre et se tourner du côté de l’épitexte éditorial pour trouver une mention de la nature autofictive de l’œuvre, de même qu’un bref résumé. Le catalogue des éditions Hamac évoque en effet « le récit autofictionnel d’une passion qui se brûle à la vitesse d’un glissement de doigt sur l’écran d’un téléphone, d’une rupture arrivée trop tard et d’une relation polyamoureuse qui s’efface doucement » (Hamac 2018). D’autres indices, disséminés dans le paratexte éditorial, renforceront plus tard ce pacte référentiel — on y reviendra.

Le deuxième type de paratexte, le paratexte auctorial, désigne pour sa part, comme son nom l’indique, le péritexte et l’épitexte contrôlés par l’auteur·rice. Dans After, la dédicace et la photo de couverture — qui n’est pas aussi énigmatique qu’elle peut le paraître — tiennent lieu de paratexte auctorial. Le rôle de la dédicace d’une œuvre est de mettre en lumière une relation entre son auteur·rice et une autre personne, groupe ou entité (Genette 1987, 126). Dans After, les mots « À ce que je n’ai jamais su partager » (A, 7, l’auteur souligne) suggèrent que les pages que le lectorat s’apprête à lire contiennent certaines vérités que Forget n’avait précédemment pas été en mesure de communiquer. On peut aussi y voir une annonce de la nature autofictive de l’œuvre, bien que, prise individuellement, cette seule phrase ne soit pas suffisante pour conclure qu’After est une autofiction.

La page couverture d’After, si elle relève surtout du paratexte éditorial, est tout de même intéressante du point de vue auctorial, puisque la photographie qui l’orne relève de ce type de paratexte. Lorsque l’on observe attentivement la photographie, on réalise effectivement que le corps qui y apparaît est celui de l’auteur. C’est toutefois du côté de l’épitexte qu’il faut se diriger pour obtenir une telle information, la photographie de couverture ayant été partagée par l’auteur sur son compte Instagram. Forget a consigné sur son profil quelques clichés pris par la photographe Fatine-Violette Sabiri, dont celui qui s’est retrouvé en couverture (Forget 2018b). Ces clichés mettent clairement en scène Jean-Guy Forget, dont on reconnaît le visage (absent de la couverture) et les tatouages, aussi présents sur la photo tronquée qui orne le livre. Bien que cet élément épitextuel ne soit pas en lui-même suffisant pour se prononcer sur la nature autofictive de l’œuvre, sa présence consolide tout de même le pacte référentiel de l’autofiction lorsqu’il est considéré de pair avec la dédicace, de même qu’avec la mention générique retrouvée dans le catalogue des éditions Hamac. Dans sa thèse consacrée à l’autofiction, Vincent Colonna insistait déjà sur le rôle que peut jouer l’épitexte dans l’établissement du pacte référentiel :

Par sa situation particulière, l’épitexte ne peut jouer qu’un rôle minime [pour établir le paramètre contextuel]. Coupé en quelque sorte du livre, excentrique à son système d’énonciation, il ne peut agir réellement dans la constitution d’une identification fictionnelle. Par contre, il peut remplir une fonction d’emphase qui n’est pas négligeable. […] [O]n peut se demander si, à défaut de l’établir, l’épitexte ne peut dévoiler une fictionnalisation de soi, révéler les traits cachés d’un protocole nominal. On aurait alors affaire à une autofiction à effet retardé. (1989, 78)

Cette idée d’autofiction à effet retardé semble toute indiquée pour caractériser After, surtout lorsque l’on considère ses éléments paratextuels de manière individuelle : avant d’entamer la lecture, ils ne permettent pas d’identifier le caractère autofictionnel de l’œuvre avec certitude. Il faut plonger dans le texte pour envisager que l’on se trouve devant une autofiction, ou alors avoir déjà consulté le catalogue de l’éditeur. 

Considérations autour de l’autofiction

Il est nécessaire à la poursuite de cette enquête de préciser ce que l’on entend par autofiction, puisque le terme, comme le fait remarquer David Bélanger, « souffre et profite de trois définitions, en concurrence constante dans le discours littéraire, de telle sorte qu’on peut parler de phénomènes assez différents lorsqu’on traite de cette pratique » (2015, 118). Dans l’optique où, dans le cadre de cet article, on se concentre davantage sur le paratexte, la définition que l’on retiendra sera celle centrée autour du pacte référentiel tel que défini par Serge Doubrovsky. Selon ce chercheur, l’autofiction est « la fusion d’une narration romanesque et d’un contenu autobiographique qui, du fait de cette fusion, subit des modifications drastiques, selon les critères habituels du vraisemblable » (cité dans Schmitt 2010, 83). Cette définition a pour avantage de sembler « indifférente à la nature des énoncés, car le pacte référentiel, convention de lecture, précède et dépasse le contenu textuel » (Bélanger 2015, 119). Dans After, ce pacte référentiel de l’autofiction se déploie au gré de la lecture et du va-et-vient que doit effectuer le lectorat entre le texte et le paratexte. Puisque rien dans le péritexte n’indique de manière absolue qu’il s’agit d’une autofiction, c’est en plongeant dans le récit que les lecteur·rices peuvent s’en assurer, puisque le paratexte confirme cette « ressemblance au vrai » sur laquelle insiste Philippe Lejeune dans son ouvrage Le pacte autobiographique (1975, 36, l’auteur souligne). Maintenant que ces clarifications ont été établies, nous allons donc plonger dans l’œuvre de Forget afin de cerner les différents protocoles qui contribuent au pacte de l’autofiction, toujours dans l’optique de mieux cerner le brouillage générique effectué par l’auteur.

Tout d’abord, on retrouve un protocole nominal2 dans After : l’auteur comme le narrateur homodiégétique partagent en effet le même prénom, Jean-Guy. Cette révélation est faite relativement tard dans le roman, ce qui renforce l’idée d’une autofiction à effet retardé : la phrase « Question qu’au fond, je sois Jean-Guy » (A, 133) fait office de révélation pour qui pensait encore se trouver devant une fiction. On retrouve également un certain nombre de personnages partageant la même identité onomastique que des personnes réelles qui entourent l’auteur, dont certaines sont mentionnées dès le péritexte éditorial. Une correspondance peut effectivement être établie entre le personnage Fatine, qui est la meilleure amie du narrateur, et la photographe Fatine-Violette Sabiri, dont le nom apparaît d’ailleurs au verso de la page de grand titre dans une note qui lui attribue le crédit de la photographie en couverture (6) et qui est une amie proche de Jean-Guy Forget. Le personnage d’Éric, l’éditeur du narrateur, partage lui aussi le même prénom que le directeur littéraire de Forget pour After, Éric Simard (6). Emman, un autre ami proche du narrateur, correspond lui aussi à une personne réelle, bien qu’il faille sortir en dehors du péritexte pour en avoir la preuve. Pour se situer dans le temps, dans le chapitre intitulé « Chez Emman », le sujet énonciateur mentionne en effet que « c’était autour de quand Emman a publié La fonte » (80); or un recueil portant ce titre a justement été publié en 2015 aux éditions de l’Écrou par Emmanuel Deraps. 

Il pourrait bien sûr s’agir de coïncidences. Néanmoins, on sent le jeu référentiel effectué par Forget de part et d’autre de l’œuvre. Dans ce qu’on ne peut qu’appeler la mise en abyme du livre — un passage où un « ouvrage se cite lui-même, en se donnant comme un livre à faire ou en train de se faire » (Colonna 1989, 274) —, le narrateur Jean-Guy, dans le chapitre intitulé « Mon livre », réfléchit à ses relations amoureuses simultanées et non-monogames alors qu’il a déjà bien entamé l’écriture d’After 

si je suis capable de dire tout ceci sur toi [Justine], sur Polly, sur Lye, c’est surement une preuve que j’ai su aimer pour vrai, even avec tous ces échecs, que j’ai su aimer trois personnes intensément, at the same time, même si ma vie s’écoulait calmement vers une catastrophe trop expected, que même si les gens changent et que les mots s’oublient, trois noms ont pris place sous des pseudonymes pour que mon histoire soit indélébile. (A, 149, je souligne)

Les trois noms évoqués sont les noms des trois amoureux·ses du narrateur, soit Justine, Polly et Lye. Les personnages Jean-Guy, Fatine, Emman et Éric et leurs correspondant·es dans le réel contribuent donc au pacte référentiel puisqu’iels confirment la ressemblance au vrai précédemment évoquée : on sait que leurs noms demeurent inchangés dans le roman, ce qui fait qu’on peut davantage croire que le narrateur est fiable, voire que l’on se retrouve véritablement devant une autofiction.

Cette mise en abyme apporte toutefois son lot d’interrogations et de questionnements. Le narrateur revient lui-même sur les notions de vérité, de mensonge, de fiction et d’autofiction qui se trouvent en creux dans son récit : « [L]a vérité n’existe pas, surtout pas quand on parle de soi-même. S’écrire, c’est mentir openly sur la place publique et le reconnaître. » (145); « [l]’autofiction nous force à articuler nos blessures, nos organes câlissés là for everyone’s eyes » (154); « Ma seule fiction, c’est les autres. » (146), « [Mon nom] s’est perdu au point de devenir un pseudonyme sans que j’aie besoin d’en créer un. Jean-Guy existe plus que moi. » (163) Libre à chacun·e d’interpréter comme iel l’entend le sens de ces paroles, comme elles brouillent plus qu’elles n’éclairent le pacte de lecture. Le narrateur est-il fiable, au final? La question perdure et c’est là toute la force de l’écriture de Forget, qui nous fait douter jusqu’à la fin quant à la nature autofictive de son œuvre.

La mise à mal de l’unité générique et narrative au profit du brouillage

À la lumière de ces différentes considérations paratextuelles et autofictives, force est de constater qu’After contient de multiples niveaux de lecture. En ne s’attardant pas au paratexte, le lectorat peut penser After comme une fiction; en s’investissant dans le péritexte auctorial et dans l’épitexte, il peut plutôt considérer l’œuvre comme une autofiction. Cette absence de certitude quant à la nature de l’œuvre, voire d’unité entre les messages envoyés par le paratexte, le péritexte auctorial et l’épitexte, contribue à faire de cette œuvre de Forget une œuvre queer, puisqu’elle déstabilise et brouille les frontières génériques et certaines normes associées au genre.

Rappelons que l’unité peut être vue comme un critère narratif relié au patriarcat cishétéronormatif. Alex Noël, dans un article consacré à l’éclatement de l’unité au sein du récit queer, avance à ce sujet que 

l’unité est plus difficile à trouver pour la personne marginalisée, car le rapport au centre, à l’unification des lignes secondaires, est plus complexe, ne serait-ce que parce que son histoire, lorsqu’elle est représentée, a souvent été confinée aux intrigues et aux personnages secondaires. (2021, 64–65)

Cet éclatement va bien sûr au-delà de la diégèse d’After. Au niveau du paratexte du roman, on peut relever les lectures contraires qu’offrent le péritexte éditorial (refusant de mentionner l’aspect autofictionel) et auctorial (contribuant, lui, au pacte de lecture), qui contribuent à positionner l’œuvre dans un entre-deux générique. Sa forme singulière brouillant temporalités et personnages porte également le lectorat à se questionner : ainsi que le souligne Alex Noël,

[p]our les personnes queers, avant le contenu, c’est peut-être la forme elle-même, telle que la culture dominante nous la lègue, qui ne convient pas, car pour les queer elle est trop contraignante : cette forme ne leur permet pas de s’inscrire réellement dans leur art. Écrire en tant que queer, c’est […] faire face au problème de la forme, à la recherche de formes qui parviendraient à témoigner de cette expérience, sans en nier les plurivocités, sans sacrifier ce qu’elle a de plus précieux à la construction artificielle d’une unité. (2021, 69)

Les personnes queers doivent se réaliser en dépit de la construction artificielle et sociale qu’est la cishétéronormativité. De surcroît, on leur demande de se conformer à des manières d’écrire et de (se) raconter qui ne sont pas les leurs, puisque ces manières, comme le soulève Alex Noël, ont activement opéré à amoindrir leur(s) histoire(s) et leur agentivité en les poussant dans les marges (64–65). Ceci dit, Marie Darsigny nous rappelle avec raison « [qu’]être en marge ne veut pas dire être seul·es » (2020). À ce titre, il convient de reconnaître qu’une certaine recherche de forme n’est pas le propre des écritures queers, mais correspond aux pratiques de tout un contingent d’écrivain·es marginalisé·es en raison de leurs origines, de leur genre, de leur queerness, de leurs capacités, de leur neuroatypie, de leurs conditions socio-économiques, etc. Cette recherche formelle queer évoquée par Alex Noël se retrouve très certainement dans After. Chez Forget, elle passe par l’éclatement du temps, de l’identité et de l’autofiction. L’étude de cet éclatement achèvera de démontrer comment l’auteur est parvenu à queeriser son écriture.

After, d’un point de vue formel, refuse l’unité : non seulement le temps du récit n’est pas linéaire — on saute d’une époque et d’une relation à une autre, le narrateur renvoyant constamment à un événement passé qui se retrouvera à la toute fin du roman seulement —, mais en plus l’identité des interlocuteur·rices du narrateur doit constamment être inférée à partir d’indices contextuels. En effet, Jean-Guy (le narrateur) s’adresse régulièrement à différents « tu » jamais nommés sous prétexte qu’il ne prononce jamais le nom des gens lorsqu’il s’adresse à elleux, étant lui-même habitué à ne pas être interpellé par son prénom (A, 163). Comme le sujet énonciateur s’adresse toujours aux mêmes trois personnages, on peut néanmoins déduire l’identité de son interlocuteur·rice en récoltant les noms des deux autres amoureux·ses dans certains chapitres. Par exemple, dans le chapitre « Vancouver », le narrateur se confie : « Je n’avais pas vu Polly depuis longtemps. Justine et moi, c’était encore une fois fini pour toujours, bien après le métro Papineau. […] Alors que tu restais chez toi, on se glissait quelques textos. » (49) Puisque Justine et Polly sont toutes les deux mentionnées, on comprend que son interlocuteur·rice est Lye. Dans les cas où l’identification par déduction s’avère impossible, comme lorsqu’aucun personnage n’est nommé, on peut parcourir After à la recherche d’événements mentionnés dans les chapitres où l’identité des personnages est davantage occultée dans l’espoir de reconnaître le « tu » en fonction de l’identité de l’amoureux·se à qui ces événements sont arrivés.

La confusion identitaire entourant les amoureux·ses fait écho à la confusion du narrateur, tout aussi incertain de sa propre identité que de celles de ses anciennes flammes, comme en témoigne l’extrait suivant : 

Entre les noms qui se croisent au point de brouiller mes propres sentiments, brouiller mes mots dans une tempête qui fracasse ma tête et le monde pour déchirer ma langue, j’ai vu l’amour et je me suis vu me désagréger, me perdre jusqu’à ce que mon propre nom soit un pseudonyme pris aux confins des langues. (A, 161)  

La conception du temps du narrateur, qui se remémore dans le désordre ses désastres amoureux, est donc à l’image du va-et-vient constant effectué par les lecteur·rices consiencieux·ses à la recherche de l’idendité des interlocuteur·rices du sujet énonciateur. Cette incapacité à nommer et cette volonté de ne pas nommer inscrivent toutes les deux After dans le queer, refusant dans ce cas-ci les (auto)identifications faciles. Ce refus est d’autant plus intéressant lorsque l’on considère les propos de Judith Butler sur l’identification comme à la fois trajectoire et résolution du désir, de même que « territorialisation d’un objet qui rend possible l’identité à travers la résolution temporaire du désir » (2009, 154). En occultant constamment l’identité de son interlocuteur·rice, le narrateur nous rappelle que son désir n’évolue pas en circuit fermé avec cette seule personne, mais aussi avec plusieurs autres amoureux·ses, dont les évocations à chaque chapitre fonctionnent comme des présences dématérialisées, voire spectrales dans la mesure où le narrateur évolue dans plusieurs temporalités. Le brouillage identitaire contribue dans ce cas-ci à remettre en question l’injonction à la monogamie, alors que le brouillage temporel dans After invite à recomposer un récit qui s’est déroulé largement en marge de l’hétéronormativité patriarcale. 

« Ça a fini de même, sans licorne, rien » (A, 167)

En optant pour l’éclatement lorsque le narrateur Jean-Guy revient sur les échecs de sa non-monogamie, Forget s’inscrit dans une lignée d’auteur·rices queers qui fouillent leurs instants douloureux pour s’en inspirer dans le but de s’affranchir de l’imaginaire cishétéropatriarcal (Boisclair, Landry et Poirier Girard 2020, 18–19). On dirait que le paratexte d’After est en mouvement, amenant tantôt le lectorat à croire qu’il se retrouve devant une fiction, tantôt devant une autofiction. La forme de l’œuvre, elle, oblige le lectorat à interroger le rapport dominant cishétéronormatif à l’unité et à l’identité. S’il est possible de récolter des indices pour confirmer une certaine lecture, il ne s’agit aucunement d’un impératif. Il n’importe pas de savoir à tout prix; le brouillage et le jeu référentiel sont la visée de l’œuvre, sa finalité.

Sans artifice, After s’achève après avoir ouvert en nous de multiples possibles. En bout de ligne, les Jean-Guy — personnage et auteur — n’évoluent-ils pas en marge des diktats du patriarcat cishétéronormatif et de la monogamie? Après tout, on parle d’un personnage qui revendique fièrement son détachement « de certains conditionnements, des normes de la masculinité et de l’hétérosexualité par exemple » (99). Créer, dans ce contexte, est « une façon de se déplacer autour des impasses qui s’imposent à nous, l’occasion de résoudre des énigmes, d’encourager la pensée, d’insuffler sens et plaisir au présent » (Dawson 2020, 139). Créer, lorsque l’on est marginalisé·es, c’est s’inscrire dans le monde en dépit de celui-ci, plus précisément en dépit de ses systèmes d’oppression. Faut-il alors s’étonner que l’on s’écarte des chemins convenus et souvent empruntés par des écrivain·es des plus privilégié·es? Après tout, la pensée queer s’emploie « à la déconstruction de ces dispositifs visant à produire des sujets normatifs » (Boisclair, Landry et Poirier Girard 2020, 11). Rien de tel que de brouiller de multiples repères à la fois — temps, identité et genre littéraire, dans le cas de Forget — pour se rappeler que toustes ne jouent pas selon les règles imposées par l’ordre dominant. 

 

Bibliographie

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Boisclair, Isabelle, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard. 2020. « La pensée queer ». Dans QuébeQueer : le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises. Sous la direction d’Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard, 7-31. Montréal : les Presses de l’Université de Montréal.

Butler, Judith. 2009. Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe ». Traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann. Paris : Amsterdam. 

Colonna, Vincent. 1989. L’autofiction (essai sur la fictionnalisation de soi en Littérature). Thèse de doctorat, Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales.

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Forget, Jean-Guy. 2018a. After. Montréal : Hamac.

——— [@jan.gui]. 2018b. « Photo de Jean-Guy Forget prise par Fatine-Violette Sabiri ». Instagram, 22 mai 2018. En ligne : https://www.instagram.com/p/BjF-yU4gKOC/ (Consulté le 16 septembre 2021).

Genette, Gérard. 1987. Seuils. Paris : Éditions du Seuil.

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Pour citer cet article: 

LeBel Dupuis, Marilou. 2021. « Queeriser l’écriture de soi à travers le paratexte. L’exemple d'After (2018) de Jean-Guy Forget », Postures, Dossier « Depuis que le monde est monde : stéréotypie et clichés littéraires », no 34, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lebel-dupuis-34> (Consulté le xx / xx / xxxx).