Alors que la majorité des critiques rangent automatiquement les textes francophones1 dans l’unique catégorie du post(‑)colonialisme2, d’autres, comme Adama Coulibaly, Phillip Atcha et Roger Tro Deho, affirment que les auteurs.trices de la périphérie sont partie prenante du postmodernisme (2011, 30). À titre d’exemple, diverses pratiques issues de la littérature postmoderne employées par les auteurs.trices francophones, telles que la structure éclatée et la mise en abyme du romancier à même la structure romanesque, sont mises à profit par l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau dans son roman Solibo Magnifique3 (1988). En nous intéressant à l’histoire de Solibo, nous examinerons comment l’enquête est non seulement une source d’oppression coloniale, mais aussi un outil qui permet de réinvestir la culture créole. D’une part, nous nous pencherons sur la place de l’enquête dans le roman et l’éclatement de ses caractéristiques principales, plus particulièrement en ce qui a trait à la confrontation entre la culture française et la culture créole. D’autre part, nous aborderons l’investigation comme cause de subordination coloniale en étudiant les personnages de policiers. Finalement, nous réfléchirons à la figure d’enquêteur que symbolise Oiseau de Cham; ce dernier, souhaitant réécrire la mémoire collective en s’intéressant au travail de Solibo, représente un cas de figure fréquent de la pratique littéraire dans le cas de la littérature caribéenne. Cette filiation sera démontrée par le biais d’un détour par l’œuvre de Maryse Condé.
Le récit se déroule à Fort-de-France en Martinique, là où Solibo Magnifique, un conteur, décède sur la place publique durant l’une de ses représentations. En s’écriant « Patat’sa! » (Chamoiseau 1988, 254), l’homme s’effondre au sol. Les témoins de la scène ne remarquent pas sa mort, causée par une « égorgette de la parole » (SM, 25) : détenteur de la parole de sa communauté, Solibo s’étouffe en plein conte et meurt. Les autres personnages, rassemblés pour l’écouter, ne se soucient pas du corps étendu tout près d’un arbre avant plusieurs heures. Doudou-Ménar, un témoin de la scène, se rend au poste de police pour alerter les autorités, qui ouvrent une enquête pour élucider la mort du conteur. Or, bien que les auditeurs.trices insistent sur le fait que son décès est un simple accident résultant d’une « égorgette de la parole », les policiers, Philémon Bouaffesse et Évariste Pilon, n’acceptent pas ce verdict irrationnel et tentent, tant bien que mal, de découvrir l’identité du meurtrier. Plusieurs affrontements découlent de cette enquête : tout d’abord, Doudou-Ménar meurt sous de violents coups. Ensuite, Congo, un autre témoin de l’incident, se suicide en raison des mauvais traitements qu’il subit aux mains des policiers lors de son interrogatoire. La dernière partie du roman, intitulée « Après la parole : l’écrit du souvenir », montre le travail d’investigation mené par Oiseau de Cham. Patrick Chamoiseau, grâce à ce personnage, se met lui-même en scène. Oiseau de Cham souhaite réécrire la mémoire collective en s’intéressant aux contes de Solibo Magnifique.
L’enquête occupe une place de choix dans la diégèse. Les attributs du roman d’investigation sont transformés et divergent de la structure établie par la culture occidentale. Solibo Magnifique ne se clôt pas sur une résolution de l’enquête, mais plutôt sur son échec. Aucun meurtrier n’est retrouvé. En se détachant des principales caractéristiques du roman d’investigation, Chamoiseau réinvestit la culture créole et met de l’avant cette dernière. Dans leur essai Éloge de la créolité (1989), Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé développent le concept de la créolité, notion qui marque l’œuvre de fiction à l’étude. Relevant d’une appartenance hybride entre l’africanité et l’européanité, les tenants de la créolité cherchent à créer leur propre identité. En faisant émerger une littérature antillaise, ceux-ci ouvrent un nouveau champ d’études qui leur est propre et, par conséquent, légitiment un espace culturel souverain :
L’objectif était en vue; pour appréhender cette civilisation antillaise dans son espace américain, il nous fallait sortir des cris, des symboles, des comminations fracassantes, des prophéties déclamatoires, tourner le dos à l’inscription fétichiste dans une universalité régie par les valeurs occidentales, afin d’entrer dans la minutieuse exploration de nous-mêmes, faite de patiences, d’accumulations, de répétitions, de piétinements, d’obstinations, où se mobiliseraient tous les genres littéraires (séparément ou dans la négation de leurs frontières) […] (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989, 22).
Les auteurs.trices et les penseurs.euses de la créolité cherchent donc à s’éloigner de l’universalité et de la domination de la société occidentale. Cette dernière, ayant mainmise sur l’institution littéraire, se pose comme seule et unique référence en matière de littérature. Toutes les productions culturelles de la périphérie doivent se conformer à ces caractéristiques. En s’éloignant de la culture dominante, la littérature antillaise explore de nouvelles avenues en puisant dans plusieurs genres littéraires pour devenir unique.
Chamoiseau emprunte lui-même de nouveaux chemins dans Solibo Magnifique. Son roman se détache des valeurs occidentales en introduisant ses propres caractéristiques littéraires, tout en restant attaché à certains éléments narratifs du roman policier. Il met ainsi à profit une intrigue policière semblable à celle qu’on retrouve dans les romans d’enquête traditionnels : un corps est trouvé, une investigation s’organise. À ces fins, les témoins sont réunis pour un interrogatoire, puis l’histoire se clôt sur la résolution de l’enquête et sur la découverte du coupable (Knepper 2007, 1435-1436). La structure classique du récit policier voudrait que le chaos suivant la découverte du cadavre soit rapidement remplacé par un équilibre, un retour au calme (1435-1436). Or, dans Solibo Magnifique, cet ordre n’est pas retrouvé à la fin du récit. Menant une enquête dans le but de retrouver un des meurtriers, Bouaffesse et Pilon se heurtent à la conclusion que la mort du conteur est accidentelle. Dès la découverte du corps de Solibo, les témoins qui se revendiquent de la tradition créole prononcent le verdict final assurant que Solibo est mort étouffé. Leur voix n’est toutefois pas entendue par les forces de l’ordre, elles ne font pas le poids devant leur autorité. L’investigation se révèle donc rapidement absurde et reconduit une violence coloniale injustifiée.
Comme l’enquête policière conventionnelle, celle décrite dans Solibo Magnifique présente un personnage d’investigateur rationnel (Knepper 2007, 1435) qui tente, malgré toutes les embûches, de trouver l’auteur du crime. Nuit et jour, accompagné d’un autre détective, il ne cesse d’ouvrir ses documents, d’interroger des témoins et de questionner ses collègues afin de découvrir la vérité. Toute sa vie semble tourner autour de la résolution de crimes comme ce serait le cas pour Sherlock Holmes, figure occidentale par excellence du détective privé, qui représente parfaitement cet investigateur rationnel. Accompagné de Watson, Holmes peut résoudre n’importe quelle énigme grâce à son intellect fin et à son sens de l’observation. Rien ne lui échappe et le coupable est toujours dévoilé. Chez Chamoiseau, cette figure se reflète chez le personnage d’Évariste Pilon : « Operating according to the generic laws of the classical detective novel and police procedural, Pilon crafts reports written in bureaucratic language, collects forensic evidence, and employs a rational methodology » (Knepper 2007, 1436). Comme le mentionne Wendy Knepper, Pilon ne délaisse pas les procédures policières et il tente, sans se détacher de sa méthode, de trouver le meurtrier : « Sa permanence s’était faite routinière : lecture de dossiers en cours, rédaction de procès-verbaux, d’imprimés en retard » (SM, 117). Pilon représente ainsi l’archétype de l’enquêteur du roman d’investigation (Knepper 2007, 1436) : « Un policier à tête fine, vicieux comme un rat sans queue, mais qui malheureusement ne trouve pas toujours matière à chauffer sa cervelle de nos histoires de rhum sale et de coutelas facile » (SM, 118). Bien que jouissant de l’intellect caractéristique de ce type d’enquêteur, son caractère rappelle celui du protagoniste du roman noir. Celui-ci est malhonnête, n’hésitant pas à mentir pour obtenir ce qu’il veut; il est immoral ou « vicieux comme un rat sans queue » (118) comme le formule le personnage d’Oiseau de Cham.
Ce trait de personnalité n’empêche pas Pilon d’agir à l’intérieur des structures officielles, comme le fait l’enquêteur du roman à énigme. Aveuglé par la position hiérarchique qui découle de son appartenance aux forces de l’ordre, il ne cherche pas à comprendre la version des témoins. Oiseau de Cham critique d’ailleurs l’incapacité de Pilon à ouvrir ses horizons à la culture martiniquaise. Pilon se considère comme le détenteur de la vérité et croit que lui seul peut conclure l’enquête. Pilon a résolu de nombreuses investigations et il est devenu célèbre grâce à elles : « Évariste Pilon était un grand détective. C’est, du moins, ainsi que l’avait sacré le journal France-Antilles, quand il élucida en moins d’une semaine l’affaire du quimboiseur empoisonné par l’eau d’un bénitier » (117). Son statut, confirmé par un journal qui rappelle le contrôle français du territoire martiniquais, le place d’emblée en situation d’autorité : le pouvoir est de son côté. Dans l’affaire Solibo, l’enquêteur croit fermement que ce dernier a été tué par un.e des spectateurs.trices présent.e.s lors de son décès. La figure que représente Pilon, relevant d’une tradition occidentale, agit comme un rappel du passé et du poids de l’Histoire coloniale dont les Caraïbes sont toujours le théâtre. Plantations et esclavage sont choses du passé, mais les violences symboliques ou physiques qu’exercent Pilon et Bouaffesse au long de leur enquête ne peuvent que renvoyer à l’arbitraire du pouvoir colonial : « Les policiers nous canalisent de calottes en boutons, de coups de pied en coups de tête » (109); c’est à l’Europe que revient encore le pouvoir de gouverner, d’enquêter et de punir.
L’introduction du personnage de Pilon comme inspecteur principal, par sa position liminale, souligne une ambivalence entre la culture française coloniale qui influence les agents de la paix et la culture créole pratiquée par les témoins de la mort de Solibo. Ce protagoniste constitue ainsi « a culturally marginalized detective figure » (Knepper 2007, 1435), puisqu’il est déstabilisé et placé en position vulnérable lorsque confronté à la culture martiniquaise, à laquelle il n’accorde aucune crédibilité. Son horizon d’attente, ainsi que celui de son collègue Bouaffesse, ne concorde pas avec celui des témoins de tradition créole. Les enquêteurs s’entêtent à trouver un coupable. Pour eux, un mort ne peut venir sans coupable. Cette vision simpliste et individuelle, qui ne prend pas en compte les déclarations des témoins, refuse la notion de collectivité, si centrale à la culture des Martiniquais.e.s. Au sein de cette dernière, il est normal que les détectives ne trouvent aucun coupable. Pilon refuse toutefois l’explication et s’obstine à tenter de coincer le meurtrier. Il voit plutôt les choses méthodiquement et mathématiquement :
Pourtant amateur de mystères policiers, l’inspecteur principal n’appréciait guère le côté irrationnel des « affaires » d’ici-là. Les données de base n’y étaient jamais au fil de plomb, une dose déraisonnable, légèrement maléfique, embrumait le tout, et comme l’inspecteur, malgré son long séjour au pays de Descartes, avait levé ici-dans comme nous-mêmes dans la même intelligence de zombies et soucougnans divers, ses efforts scientifiques et de logique glaciale dérapaient souvent. Il […] rêvait d’un mystère tracé au compas (et à l’équerre). (SM, 118)
Devant la mort suspecte de Solibo, Pilon n’adhère pas au raisonnement selon lequel l’« égorgette de la parole » serait la cause du décès. Pilon, lié à la méthode rationaliste de Descartes, se retrouve confronté à une culture relevant de l’imaginaire. Une tension se dresse entre la culture française, soi-disant rationnelle, et la culture créole, qui peut paraître irrationnelle. La première s’instaure en tant que référence tandis que la seconde est perçue comme autre, comme insensée. Un rapport de pouvoir est mis en place entre ces deux cultures et la domination française exercée durant la colonisation est réitérée.
Cette tension entre l’autorité et le peuple se transpose entre les personnages, c’est-à-dire les agents de la paix et les témoins de la mort de Solibo. Le roman de Chamoiseau montre l’absurdité des policiers. En n’essayant pas de comprendre la culture martiniquaise, ces derniers illustrent le ridicule du colonialisme : « Dans un calme relatif Bouaffesse, revenu à Congo, gronde : Tu as failli m’énerver là, Papa! Tu crois que je vais avaler ton histoire d’égorgette?! » (109). Les forces de l’ordre, en dévaluant la parole des témoins, croient qu’ils sont les seuls à pouvoir résoudre l’enquête. Ils possèdent une autorité et une supériorité que les témoins n’ont pas. Or, précisémment, dans son analyse du roman, Knepper affirme que « for Chamoiseau, the absurdity arises from mistaken identities, ideologies and interpretations, which are tied to socially and culturally construed differences » (2007, 1440). L’absurdité, comme le mentionne Knepper, s’inscrit dans les identités qui sont culturellement et socialement différentes. Dans le roman, cette confrontation des idéologies se transpose dans la langue parlée par les personnages et à travers les références historiques convoquées :
– Pani hespé, pani lavi, hi bray!
– Ho, Diab, qu’est-ce qu’il bave là?
– Il dit que les gens ne vivent pas sans respect chef!
Bouaffesse se rapprocha jusqu’à toucher du ventre le corps sec du vieillard :
Respect, respect, c’est toi qui parles de respect? Moi, je suis un homme de respect qui respecte tes cheveux blancs, sinon j’aurais déjà écrasé ta tête sur la maçonnerie […]. Je respecte tout, moi : Jésus-Christ, le Pape, la République mère-patrie, la Sécurité sociale, Air France, la Banque Nationale de Paris, et même le Crédit Martiniquais, je respecte la Loi, la Philosophie, la Paix dans le monde, l’O.N.U., De Gaulle […] (SM, 161).
Bouaffesse, enquêteur qui use de la violence physique et verbale pour faire passer son message, ne cesse d’employer des références françaises qui sont incomprises par les témoins martiniquais, preuve qu’ils se trouvent à des pans diamétralement opposés de la communication. Deux idéologies se confrontent et elles reflètent bien la rencontre problématique entre le colonisateur, personnifié par les agents de la paix, et le colonisé, représenté par les témoins de la mort du conteur.
La tension se remarque également sur le plan linguistique lorsque, dans le cadre de l’enquête, Bouaffesse et Pilon essaient de recueillir les dépositions des gens présents pendant la représentation de Solibo. Bouaffesse tente de comprendre ce que Congo lui dit, mais ce dernier ne s’exprime que dans l’idiome de son pays : « Ha di yo d’iw! admit Congo » (103). Les deux personnages, n’arrivant pas à communiquer dans une langue commune, entrent en confrontation. Le policier devient violent tandis que Congo tâche, tant bien que mal, de saisir les questions que lui pose Bouaffesse. Dès ce moment, ce dernier invective le personnage, irrité par l’affront de Congo, qui refuse d’adapter son discours pour faciliter sa compréhension : « Bien. Maintenant, Papa, tu vas parler français pour moi. Je dois marquer ce que tu vas me dire, nous sommes entrés dans une enquête criminelle, donc pas de charabia de nègre noir, mais du français mathématique… » (118). Comme l’affirme Frantz Fanon (1952), la langue du pays colonisé est délaissée en raison de l’imposition de la langue du colonisateur. Ce dernier ne cesse de considérer l’élocution du Noir comme étant insuffisamment civilisée, ce que Fanon rappelle en convoquant son expérience personnelle : « Oui, il faut que je me surveille dans mon élocution, car c’est un peu à travers elle qu’on me jugera… On dira de moi, avec beaucoup de mépris : il ne sait même pas parler le français » (18). Ainsi, en refusant que Congo parle dans sa langue, Bouaffesse lui retire une parcelle de sa culture. Selon Fanon, la parole est d’une importance capitale au développement d’une identité : « Parler, c’est être à même d’employer une certaine syntaxe, posséder une morphologie de telle ou telle langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation » (15). La langue, directement reliée à la construction identitaire d’un individu, n’arrive pas à s’épanouir dans les extraits de Solibo Magnifique. Ces deux langues – la langue française et la langue créole – qui sont incomprises, l’une par les forces de l’ordre, l’autre par les témoins martiniquais, relèvent d’un contexte de diglossie où nait une tension linguistique du fait qu’on hiérarchise la langue haute, celle du colonisateur, et la langue basse, celle du colonisé5. Un rapport de pouvoir s’instaure entre les agents de la paix et les témoins originaires de la Martinique. Les policiers cimentent leur autorité et rappellent l’histoire coloniale en imposant la langue française. Effectivement, les colonisateurs ont tenté de soumettre au silence la culture des colonisés en instaurant la langue française comme seule et unique langue de communication. De même, en imposant leur langue, les enquêteurs exercent leur pouvoir colonial et cherchent à faire taire l’identité des Martiniquais.e.s.
Comme le mentionne Audre Lorde dans « Transformer le silence en paroles et en actes » (2003 [1997]), les paroles représentent un danger. Elles révèlent une part de soi, une part d’identité. Cette révélation est souvent accompagnée d’un sentiment de peur et de risque : « J’ai peur, car transformer le silence en paroles et en actions est un acte de révélation de soi, et cet acte semble toujours plein de dangers » (41). Les policiers, en cherchant à imposer leur vision et leur langue, sont toujours dans la confrontation et instaurent la peur : ils frappent, insultent, tuent et provoquent le suicide d’un témoin; ils déshumanisent les spectateurs.trices. Ces derniers ont peur de s’exprimer dans la langue créole. Lors d’un interrogatoire, Bouaffesse et Pilon n’hésitent pas à violenter Congo, le poussant à se défenestrer :
Quand un évanouissement l’emportait, ils [Bouaffesse et Congo] sortaient leur ammoniaque et le ramenaient à la douleur. Quand il pleurait, eux riaient. Quand, pris de dérèglement nerveux, il riait, eux redoublaient de férocité et l’assommaient. (SM, 206)
Les policiers ne sont jamais punis pour leur geste, ce qui reflète l’absurdité du colonialisme, puisque les victimes sont condamnées tandis que les agresseurs sont maintenus en position de pouvoir. Comme les colonisateurs, Bouaffesse et Pilon ne sont pas blâmés pour avoir poussé Congo au suicide. Par contre, un témoin sera condamné pour tentative de violence envers un agent de la paix. En tentant d’imposer leur langue et en refusant la parole martiniquaise, Bouaffesse et Pilon prouvent qu’ils considèrent que la culture des témoins ne peut apporter de résolution à la mort de Solibo; ils refusent d’ailleurs l’explication donnée par les témoins qu’ils perçoivent comme coupables d’emblée. Cette relation est une mise en abyme de la domination culturelle imposée par la France métropolitaine : la culture martiniquaise n’est pas perçue comme un système de croyances et de productions viable, mais comme une absence d’ordre qu’il convient d’écraser pour mieux y instaurer une culture au diapason des valeurs européennes. Mais le message mis de l’avant par Chamoiseau ne s’arrête pas à une dénonciation, il propose aussi une contre-attaque par le biais de l’entreprise du personnage d’Oiseau de Cham.
Les agents de la paix, en menant une enquête violente et sanglante, montrent que l’investigation peut être une source d’oppression. L’enquête principale, c’est-à-dire celle qui consiste à élucider la cause de la mort de Solibo, prend une place importante dans le récit. Parallèlement, Oiseau de Cham effectue sa propre enquête : il tente de réinvestir la culture créole en consignant par écrit le dernier conte de Solibo Magnifique. En introduisant la langue créole dans le texte, Chamoiseau parsème son œuvre d’une culture qui se détache de la culture occidentale dominante, qui se place comme seule et unique référence en matière de littérature. Ainsi, l’auteur revalorise la culture créole au détriment de la culture dominante.
Chamoiseau, Confiant et Bernabé affirment qu’il est crucial que la littérature reprenne possession de sa propre identité créole et qu’elle résiste à l’aliénation :
Il [ce regard libre] émerge d’une projection de l’intime et traite chaque parcelle de notre réalité comme un évènement dans la perspective d’en briser la vision traditionnelle, en l’occurrence extérieure et soumise aux envoûtements de l’aliénation […] (1989, 24).
Chamoiseau propose un réinvestissement de la culture créole par le biais de l’introduction d’une deuxième enquête à même la trame narrative, celle-ci visant à consigner par écrit la parole de Solibo. Cette enquête agit en tant que véritable résolution du crime, en sortant les témoins de l’aliénation et de ce rapport de pouvoir maintenu par les policiers. Le personnage d’Oiseau de Cham s’institue comme un « marqueur de paroles » dont l’objectif est de « rumine[r], [d’]élabore[r] ou [de] prospecte[r] » (SM169). Celui-ci « refuse une agonie : celle de l’oraliture, il recueille et transmet. » (169-170). En mettant en scène dans son propre roman un personnage qui agit comme son double, Chamoiseau convoque un personnage-embrayeur. Ce type de personnage, défini par Philippe Hamon dans « Pour un statut sémiologique du personnage », marque la présence de l’auteur :
Ils [les personnages-embrayeurs] sont les marques de la présence en texte de l’auteur, du lecteur, ou de leurs délégués : personnages « porte-parole », chœurs de tragédies antiques, interlocuteurs socratiques, personnages d’Impromptus, conteurs et auteurs intervenant […]. Le problème de leur repérage sera parfois difficile. Là aussi, du fait que la communication peut être différée (textes écrits), divers effets de brouillage ou de masquages peuvent venir perturber le décodage immédiat du « sens » de tels personnages (il est nécessaire de connaître les présupposés, le « contexte » : a priori, l’auteur par exemple n’est pas moins présent derrière un « il » qu’un « je »). (1972, 95)
Il apparaît clair que, par l’entremise de la fiction, Chamoiseau se représente lui-même dans le personnage d’Oiseau de Cham. Il est donc un double auteur, à la fois auteur du récit principal, mais aussi écrivain réinvestissant la parole de Solibo sous une forme écrite, dans la dernière partie du roman.
N’utilisant pas la première personne du singulier, Chamoiseau camoufle sa présence dans Solibo Magnifique (Hamon 1972, 95). La mise en scène d’un romancier fictif permet à l’auteur d’investir et d’illustrer sa culture créole. Ainsi, il travaille non seulement à discréditer l’hégémonie européenne, mais aussi, grâce à Oiseau de Cham, à mettre en valeur une culture créole postmoderne à travers la transition de la littérature orale à la recension par écrit. L’entreprise d’Oiseau de Cham illustre bien la notion d’oraliture6. En tentant de réécrire la mémoire collective, il enquête sur cette dernière représentation donnée par Solibo juste avant qu’il ne meure d’une « égorgette de la parole ». En essayant de reconstituer la parole du conteur, il adopte lui aussi une pratique d’enquêteur : il interroge les témoins, comme Bouaffesse et Pilon, à la différence qu’il porte foi en leurs mots. Oiseau de Cham reprend le projet du conteur, c’est-à-dire celui de ramener les ancêtres à la vie en réactualisant leur mémoire, afin de conserver, autant que possible, le souvenir de Solibo :
Si bien, amis, que je me résolus à en extraire une version réduite, organisée, écrite, sorte d’ersatz de ce qu’avait été le Maître cette nuit-là : il était clair désormais que sa parole, sa vraie parole, toute sa parole, était perdue pour tous – à jamais. (SM, 226. L’auteur souligne.)
De cette façon, le protagoniste-narrateur poursuit un double devoir de vérité et de mémoire. En restant près de sa culture, Chamoiseau transcrit la langue de son pays à même son récit. Cette dernière partie, résultant de l’enquête menée par Oiseau de Cham, marie l’écrit et l’oral. Le lectorat occidental peut, s’il ne connaît pas le créole, avoir de la difficulté à décrypter l’entièreté du sens de cette partie du roman : « Hortense danse dans la manigance, mais par-ici pièce nègre ne va danser ce soir car la nuit sera blanche pou kouté pou tann tann ek konpwann même si le con debout dans l’herbe sous les zanmas » (234). L’objectif de ce genre de passage est d’« écrire dans la lignée de la parole du conteur » (Lévesque 2004, 51). Cette pratique, qui consiste à mettre en scène l’oralité au sein des écrits littéraires, permet de faire valoir la culture traditionnelle caribéenne. L’oraliture, ne provenant pas de l’Occident, met de l’avant une parole oubliée, sans se soucier de la véracité des faits et des énoncés. Dans Solibo Magnifique, Oiseau de Cham inscrit la parole du conteur dans la mémoire collective du pays. Cette parole exerce un pouvoir sur les membres de la communauté martiniquaise; elle représente leur culture. Par le fait même, le réinvestissement de la parole de Solibo par Oiseau de Cham lui permet de désacraliser la parole des Occidentaux.
Cette pratique, pour qu’elle ait l’effet escompté, doit demeurer collective et c’est son insertion dans plus d’un texte, plus d’une œuvre, qui actualise tout son potentiel symbolique et politique. Avant la parution du roman Solibo Magnifique de l’écrivain Patrick Chamoiseau, Moi, Tituba sorcière… de Maryse Condé (1986), autrice originaire de la Guadeloupe et récipiendaire du prix Nobel alternatif de littérature en 2018, adopte cette posture d’enquêtrice transgressive en se permettant de réécrire l’Histoire occidentale par la réhabilitation d’une parole oubliée au profit de la perspective dominante. Le travail qu’elle amorce est bel et bien profane, puisque Condé effectue un travail de recherche important avant de réinscrire Tituba dans la mémoire collective. Elle mène sa propre investigation pour retracer l’histoire de Tituba jusqu’à son procès à Salem et, une fois familière avec ce qui est demeuré d’elle dans l’histoire, elle manipule son récit pour y consigner l’identité créole qui a été écrasée au nom de la « vérité ». Oiseau de Cham, dans Solibo Magnifique, fait de même. C’est à la suite de la mort du conteur qu’il se penche sur l’histoire de Solibo. Il tente, comme Condé l’a fait avant lui, de reconstituer une parole dont personne n’a cru bon de garder des traces. Il souhaite conserver la figure de Solibo dans la mémoire collective de son pays pour éviter que la parole du conteur, parole qui porte en elle l’identité martiniquaise, ne disparaisse. Avant que l’autrice reprenne la figure de Tituba, cette dernière est rarement citée dans les documents ou les fictions historiques. En s’inspirant de faits et en les insérant dans son récit, Condé se donne un pouvoir sur l’Histoire et force le lecteur.trice à accepter qu’une partie de l’histoire soit réelle, tandis qu’une autre ne l’est pas : « Une vague tradition assure qu’elle [Tituba] fut vendue à un marchand d’esclaves qui la ramena à la Barbade. Je lui ai offert, quant à moi, une fin de mon choix » (Condé 1996, 278). En s’appuyant sur des faits réels, l’écrivaine se réapproprie la figure de Tituba, jeune femme arrêtée et jugée par l’Inquisition lors du tristement célèbre procès des sorcières de Salem de 1692. Les dernières informations recensées sur ce personnage historique par les historien.ne.s remontent à son jugement : on ne la considère pas assez importante pour conserver des traces de son parcours. Condé s’accorde donc elle-même le droit de reprendre cette figure au sein de son roman en lui réservant une tout autre fin. En s’insinuant dans le récit, Condé et Chamoiseau réécrivent l’histoire et manipulent les données officielles pour réinvestir la parole des dominé.e.s. Les écrivains effectuent un renversement du pouvoir en changeant le cours de l’histoire et en offrant la parole à ceux à qui elle avait été retirée. Finalement, Condé termine son roman en ramenant Tituba à la Barbade, son pays natal. Elle se sépare de la vision occidentale de la sorcière Tituba en l’humanisant et en réparant les inégalités du passé. Les deux écrivain.e.s se donnent un pouvoir sur le passé et s’en servent pour changer le présent. Condé, en retournant dans les archives de Tituba, cherche à se remémorer une personne tombée aux oubliettes. Chamoiseau, lui, à travers le personnage d’Oiseau de Cham, effectue un travail d’enquête auprès des gens rassemblés pour le conte de Solibo.
Solibo Magnifique démontre que l’enquête, à travers les actions violentes et l’imposition de la langue, peut être à la fois source d’oppression coloniale et outil pour réinvestir la culture créole, souvent placée sous le joug de la culture française. En solvant l’enquête classique, celle menée par les policiers et qui se révèle être un échec, Patrick Chamoiseau, par le biais d’Oiseau de Cham, met en valeur une culture créole relevant davantage de l’imaginaire que du pragmatisme. Intégrant cette caractéristique au sein de la structure narrative, il accorde de l’importance à ce discours, au détriment de la parole occidentale. Ainsi, il revalorise une culture souvent tue par la domination française. Le travail de Chamoiseau consiste donc à s’éloigner de ce qui domine l’institution littéraire occidentale pour investir des caractéristiques littéraires propres à la culture créole des Antilles. En présentant des personnages rationnels qui n’arrivent pas à accepter l’imaginaire martiniquais comme valable, Chamoiseau montre l’absurdité de la hiérarchisation des cultures.
En revanche, la seconde enquête mise en scène par Chamoiseau ne représente pas qu’une source d’oppression. Elle est aussi une manière de réinvestir une culture niée et malmenée par les colonisateurs. En refusant le dictat selon lequel l’enquête mène à une vérité pragmatique et facile à saisir, Chamoiseau inscrit la parole de Solibo dans l’écrit grâce à la notion d’oraliture. Central à la littérature caribéenne contemporaine, ce concept permet à Chamoiseau de se placer en tant qu’enquêteur culturel en rassemblant et portant foi à une mémoire collective qu’il cristallise par l’écriture. Son enquête devient essentielle. Oiseau de Cham, en fixant la parole de Solibo au sein d’un écrit, contribue à maintenir et à sauvegarder l’identité créole. L’oralité, qui fait partie intégrante de la culture martiniquaise, constitue une notion fuyante qui doit être préservée. Cela passe, en effet, par le travail de restitution d’Oiseau de Cham, dans lequel Solibo devient le symbole de cette culture commune et fragilisée. Tout le roman prend la forme d’une reconstitution a posteriori, puisque celui qui donne son titre au roman brille surtout par son absence. La mort de Solibo représente, métaphoriquement, la mort d’une culture révolue à laquelle le peuple martiniquais ne peut plus accéder de façon directe. Ce décès oblige Oiseau de Cham à s’adonner à une enquête afin de conserver un passé, mais surtout une identité et une culture créoles qui menacent de disparaître. Porteur du savoir et des connaissances martiniquaises, Solibo tente de les transmettre à travers ses contes et ses histoires. Il offre ainsi, à celles et ceux venus assister à ses représentations, les clés de la culture martiniquaise. La mort de Solibo sur la place publique menace la transmission de cette culture mais, en s’investissant comme enquêteur par le biais d’Oiseau de Cham, Chamoiseau assure la subsistance de la créolité.
Il existe donc une grande distinction entre les deux enquêtes menées dans le roman. L’investigation de Bouaffesse et de Pilon cherche à retrouver un coupable, peu importe le verdict final. Les deux enquêteurs s’accordent le monopole de la vérité et n’acceptent pas d’écouter la parole des témoins martiniquais qui détiennent, dès la mort de Solibo sur la place publique, la clé de l’enquête. Au contraire, l’investigation d’Oiseau de Cham relie le passé et le présent, refusant d’adhérer à la linéarité et aux valeurs occidentales. Ainsi, Oiseau de Cham montre que l’identité martiniquaise, axée sur le progrès, souhaite se détacher de la culture dominante, pour développer sa propre pensée et son indépendance. La culture créole, plutôt rhizomatique, nécessite une lecture hybride afin d’être pleinement appréciée. Ce traitement hétéroclite doit prendre en compte les valeurs et les particularités linguistiques créoles pour être compris du lectorat. Celles et ceux qui, comme Pilon et Évariste, tenteront de la décoder en imposant leur grille de lecture condamnent leur entreprise à l’échec.
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