Mes petites enquêtes

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Je mène sans cesse de petites enquêtes. Je fais des listes. J’accumule les morceaux, les indices. J’essaie de faire parler les choses autour de moi, les gens, les lieux. Je pose des questions et invente des réponses. J’associe librement. Je ne sais pas toujours ce que je trouve, mais je sais que je cherche, que la réponse est dans le geste qui consiste à chercher.

J’avais 7 ou 8 ans. Dans le village de fin du monde où j’ai grandi, un dimanche après‑midi, en jouant avec mon amie dans les buttes de sable à la lisière de la forêt, on est tombée sur des os. Quelque chose qui ressemblait à un crâne ou à une mâchoire, des os dont la forme permettait de reconstituer une partie du corps. On s’est imaginé que ça avait appartenu à un dinosaure. On a regardé autour de nous, on a creusé, on a pris dans nos mains tous les os trouvés et on les a rapportés pour les montrer. Le père de mon amie, la mine dégoûtée, nous a dit que non, les os n’avaient pas appartenu à un dinosaure, une vache peut-être ou un mouton, ou bien un chien, rien d’extraordinaire, et avec un signe de la main, nous a commandé de jeter tout ça dans la poubelle.

Je regrette souvent de ne pas être devenue médecin. J’apprécie la science du symptôme, la manière dont s’établit un diagnostic, comment on en arrive à décoder un trouble, une maladie, un syndrome. Si j’étais devenue médecin, peut-être qu’alors j’aurais eu l’impression de ne pas être hypochondriaque pour rien.

Google alimente tous mes désirs sans jamais les satisfaire. Une ancienne amante, un vieil ami, une connaissance étonnante… je tape un nom, un lieu, une date, je fais défiler les entrées, je clique, je fais des liens. Au bout du compte, je me retrouve avec des données que je ne cherchais pas, et sans souvenir de ce qui m’avait fait commencer.

J’ai mille et une fois enquêté sur celui dont on m’a dit qu’il est mon père. J’ai tapé son nom dans les moteurs de recherche en me servant de différentes orthographes. J’ai entrecroisé sa ville de naissance et la ville où il a rencontré ma mère. J’ai tenté de déchiffrer des pages dans une langue étrangère. J’ai fouillé le web à la recherche de faits divers qui l’auraient concerné. Quand j’ai trouvé un homme qui correspondait suffisamment à celui qui aurait été mon père, je lui ai écrit, il m’a demandé dans quelles circonstances il aurait rencontré ma mère, j’ai répondu en lui fournissant des détails, et pour de bon, il a disparu.

L’enquête qui aura occupé la première place dans ma vie : celle entourant la vie et les mots des autres. L’enquête qui aura occupé la deuxième place : faire le même travail en me servant comme matière première de mes propres mots et de ma propre vie.

Ce que je préfère, dans les téléséries policières, ce sont les scènes d’interrogatoires : la précision des questions, la manière dont elles sont redirigées, l’attention avec laquelle on écoute l’accusé, la colère qui monte, l’exaspération, la contre-manipulation dont les coupables se font experts, la lenteur de la scène qui se déplie dans une épaisse tension. Au moment où les détectives appuient sur le bouton pour enregistrer, toujours je suis prise d’un grand frisson.

Je ne crois pas au destin. Je trouve rarement dans les signes la preuve que rien ne relève du hasard. Je ne cherche pas de preuves, dans les événements de la vie quotidienne, d’un sens plus grand. Pourtant, récemment, je me suis surprise à croire à autre chose qu’à la réalité. Une plante est tombée, le pot dans lequel elle se trouvait a volé en éclats. C’était une plante récupérée de chez ma grand‑mère, après son décès. Sa dernière trace vivante. Après avoir tout ramassé, tout nettoyé, j’ai attrapé un pot en céramique sur mon bureau, je l’ai vidé des stylos que j’y avais entassés, et j’ai mis la plante dedans. Au moment même où je posais ce geste, je me suis rendu compte que le pot avait été tourné par mon grand‑père à l’époque où il faisait de la céramique, et je me suis dit, avec l’émotion douce de celle qui vient de se faire prendre au piège, qu’ils étaient enfin réunis.

Je suis incapable de regarder la télésérie Sherlock Holmes. Je n’aime que les femmes détectives, intelligentes, puissantes, efficaces, déterminées, habitées par un univers interne qui à la fois les hante et leur permet d’avancer sur la scène du crime, de l’imaginer.

Recommençons. D’abord, enquêter sur le mot enquête. De l’italien inchiesta, du latin inquisita et inquirere (rechercher), enquête vient du verbe quérir. Autour de 1050, enquert signifie demander. En 1494, s’enquérir signifie s’informer. Enquérir d’après quérir qui signifie chercher, du latin quaerere : chercher, demander, faire une enquête. Au fil du temps, le verbe quérir, usuel au Moyen-Âge, a été déchu au profit de chercher.

Récemment, j’ai cherché où me procurer un sirop fabriqué à partir de la fleur du café, découverte dans un restaurant du design district de Miami. J’ai aussi cherché un site web à partir duquel commander une batscheva dress. Je l’ai fait sans savoir pourquoi, sinon par nostalgie inconsciente pour une émission de télé de mon enfance : La petite maison dans la prairie.

J’enquête régulièrement sur telle ou telle actrice, connue ou inconnue, vivante ou disparue, comme si je pouvais avoir accès à une quelconque vérité à son sujet, une vérité qui m’appartiendrait à moi seule.

Je me dis parfois que ce qui me mène, dans la vie, dans l’absolu comme au quotidien, c’est ma curiosité, le désir de voir, le besoin de savoir, le plaisir brûlant à mettre les choses ensemble. Je déteste les cachotteries et les mensonges. Je n’aime pas sentir qu’on refuse de me raconter, qu’on préfère me faire languir. Je n’aime pas me faire manipuler dans une enquête, quand on m’enjoint à chercher ce que dans d’autres circonstances je n’aurais aucune envie de trouver et qui m’intéresse en ce moment justement parce que c’est tenu hors de ma portée. Ça m’est interdit, dès lors je sens le besoin de chercher, enquêter pour ne pas perdre pied, être mise de côté, exclue du savoir, pour ne pas me faire avoir.

L’album pour enfants dont je me souviens le plus clairement parmi la collection qu’on me donnait systématiquement étant donné mon prénom : Martine fait du théâtre. Je me souviens des dessins, du récit, du moment où l’héroïne et ses ami.e.s montent au grenier, un après‑midi d’ennui, et y trouvent un coffre débordant de costumes. Je n’ai jamais oublié les lourds rideaux de velours rouges qui décorent la page couverture, et le plaisir proto‑érotique que j’ai senti en m’imaginant les tenir dans la main ou les faire glisser contre la peau derrière mon cou.

À l’âge de 16 ans, j’ai trouvé, dans une friperie, un trench anthracite doublé de soie rayée qui m’a donné l’impression de marcher dans les pas de Colombo.

Je ne sais pas ce que j’aime le plus dans les téléséries policières, si c’est le rythme de l’enquête, la lenteur avec laquelle elle se déploie, comment on coud ensemble les petits bouts de savoir, comment on avance en faisant mille détours, en suivant de fausses pistes, en faisant fausse route. Le plaisir que j’y prends n’est pas si différent de celui qu’on sent au début d’un nouvel amour, quand on ne sait faire rien d’autre que d’attendre la prochaine rencontre, quand on est à l’affût des signes, n’importe quelle preuve qui nous confirme que c’est l’amour de notre vie.

Je n’ai jamais lu de romans policiers sauf, peut‑être, quand j’étais enfant, un ou deux Agatha Christie que j’ai entamés sans jamais les terminer. Je n’aime pas les romans policiers. J’aime les romans qui ne sont pas des romans, les essais qui boudent l’exposé savant au profit de lignes de fuite poétiques, les poèmes en équilibre sur la crête d’un récit échevelé. J’aime ce qui n’entre pas dans les cases toutes faites, qui refuse les définitions. J’aime ce qui se cherche, se perd, ne se trouve vraiment jamais. J’aime ce qui avance sans s’arrêter. J’aime l’écriture qui épouse l’obsession. Mais je ne sais pas construire une intrigue, faire planer la menace, suspendre l’action juste assez longtemps. La seule enquête que j’arrive à mener concerne précisément ce que je suis en train de chercher : comment écrire. Si j’aime autant écrire, c’est parce que l’écrivaine est la cousine de la détective.

Les fins ne m’intéressent pas : la fin de l’histoire, la fin du livre. Non, les fins ne me disent rien, sinon, parfois, la fin d’un film, le dernier épisode d’une télésérie qui vient mettre fin à l’enquête en solutionnant le crime. Mais ce que je préfère, c’est rester au centre, me lover en plein cœur de l’intrigue, dans le tourbillon de ce qui se cherche et qui m’appelle, me tente. Peu m’importe comment ça finit, ce qui compte c’est le chemin suivi.

Toujours, je procède à partir d’une fixation. Une artiste, une œuvre, un problème, une question, dans tous les cas une énigme à résoudre qui a plus à voir avec moi qu’avec l’objet qui retient mon attention.

Le mur de la salle à manger dans la demeure de Carrie Matheson dans Homeland. Les carnets de rêve de Stella Gibson dans The Fall. Les tableaux du poste de police dans Law and Order. Special Victims Unit. J’aime voir les détectives debout devant une surface vierge sur laquelle elles fixent des photos, des articles de journaux, des cartes topographiques. J’aime le son que ça fait quand elles appuient dans le coin du morceau de papier pour fixer la gommette ou l’aimant caché. J’aime quand elles attrapent une agrafeuse et la font claquer d’un geste brusque, sec, le geste de celle qui veut comprendre, le bruit déterminé de celle qui cherche.

Je clique sur un article en ligne : Sept façons de créer du suspense dans un récit autobiographique. 1) Servez-vous de détails sensoriels 2) Confiez-vous aux lecteurs : partagez vos projets, vos rêves, vos souhaits 3) Usez de contraintes temporelles 4) Mettez en scène des dilemmes et la manière de les résoudre 5) Insérez des difficultés dans certaines scènes, et faites‑le en leur accordant l’intensité nécessaire 6) Montrez aux lecteurs de quelle façon les petits ratages de la vie ordinaire ont un impact sur vous 7) Promettez des choses et tenez vos promesses.

Toujours, tenez vos promesses.

 

Pour citer cet article: 

Delvaux, Martine. 2019. « Mes petites enquêtes ». Postures, no. 29 (Hiver) : Dossier « Formes de l'enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts ». http://revuepostures.com/fr/articles/preface-29 (Consulté le xx / xx / xxxx).