L’œuvre de Paul Auster est parsemée de quêtes impossibles; dans la Trilogie new‑yorkaise1 (1991), qui ne fait pas exception, l’inachevable recherche d’identité teinte la narration d’une ambigüité qui a déjà fait l’objet de nombreux travaux, car elle permet une multitude d’interprétations. L’aspect labyrinthique troublant de l’œuvre intéresse les critiques, qui se penchent sur l’entrecoupement des trois romans de la Trilogie. D’ailleurs, le narrateur du dernier opus affirme qu’il est l’auteur des deux premiers, rajoutant alors des couches métafictionnelles aux histoires et accentuant l’impossibilité pour le récit d’atteindre un véritable dénouement (Chénetier 1991, 432). Mais malgré leurs similitudes, les trois romans « ne sont pas une seule et même histoire […]. Ils se suivent et cependant ils sont autonomes » (Frémon 1991, 12), ce qui permet aussi de les critiquer séparément. La structure particulière de la trilogie rend même pertinente une lecture de La chambre dérobée, le troisième roman, qui ne s’attarde pas sur l’ensemble des trois œuvres.
Le postmodernisme de l’œuvre d’Auster occupe une majeure partie des discours critiques sur celle-ci : « Intertextualité, fragmentation, métafiction, statut problématique du personnage et de l’auteur, brouillage des identités, mise en question du genre littéraire, etc. – les divers essayistes se délectent de ces concepts qui collent si bien au projet austérien » (Sarotte 1996, 378). La récurrence des coïncidences (378) entre réel et fiction, tout comme l’aspect biographique de l’œuvre2, sont tributaires de ces rapprochements à la postmodernité. Le roman La chambre dérobée, qui joue des codes génériques du récit de détection, s’inscrit donc davantage dans la tradition du polar métaphysique3 :
Les romans de la Trilogie, faux romans policiers, « parce qu’ils relèvent du questionnement plus que de l’interprétation, de l’énigme plus que de la détection », oscillent eux‑mêmes entre consignation scrupuleuse des faits et aphasie, lucidité et démence, entre autorité et pseudonymie, fiction et métafiction. (Gavillon 2005)
De fait, les romans soulèvent plus de questions que celles auxquelles ils arrivent à répondre, contrairement au récit policier classique. La convocation des thématiques policières dans La chambre dérobée se trouve bien mise au jour par plusieurs chercheurs bien que celles‑ci apparaissent davantage comme un « prétexte » (Chénetier 1991, 432), car « l’enquête policière ne fait que vêtir d’obsessions anciennes un squelette narratif » complexe (433). Pourtant, on trouve bel et bien dans ce roman une énigme policière classique dont l’exploration est susceptible d’ouvrir la voie à une lecture différente. En effet, alors que la question du brouillement identitaire obnubile une majorité des discours critiques, La chambre dérobée propose aussi d’autres pistes, qui semblent curieusement être ignorées et qui mènent pourtant à une lecture laissée en dormance. Bien que l’on commente souvent le rapport de l’œuvre d’Auster avec le roman policier, il demeure assez rare qu’on lise les romans de la Trilogie comme tels, c’est‑à‑dire en fonction d’un pacte de lecture hérité du récit de détection. Il s’agira, au fil de cet article, de me prêter au jeu en m’adonnant à ce type de lecture. À ces fins, je ferai usage de la méthodologie bayardienne et des théories féministes pour investir une piste d’enquête policière claire parmi les avenues convergentes proposées par le roman. En effet, le narrateur du roman s’adonne à ce que Pierre Bayard appelle « le délire d’interprétation4 » (1998, 15). Il omet une piste possible et, par le fait même, il exempte un coupable potentiel à une disparition soudaine : Sophie, l’épouse du disparu. J’émets ainsi l’hypothèse qu’elle joue un rôle d’une importance supérieure à ce que le narrateur nous laisse entendre et, surtout, qu’elle a une part de responsabilité dans la disparition de son mari. Cet article s’appliquera à le prouver.
Avant tout, il demeure nécessaire d’exposer les grandes lignes de La chambre dérobée. Un narrateur raconte son histoire, qui débute quand, sept années auparavant, il reçoit une lettre de Sophie Fanshawe. Cette femme lui indique que son mari, un écrivain, est porté disparu depuis six mois. Celui‑ci se trouve être l’ami d’enfance du narrateur, les deux s’étant, depuis, perdus de vue. Les recherches menées par un détective privé n’ont mené à rien : Fanshawe est probablement mort. Sophie demande alors au « je » narrateur de s’occuper des œuvres de son mari qui n’ont jamais été publiées. Les deux personnages tombent amoureux assez rapidement et vivent bien grâce à l’argent que leur rapporte la publication des œuvres de l’absent. Toutefois, la nouvelle vie du narrateur est vite troublée par une autre lettre; elle n’est pas signée, mais tout indique qu’elle provient de Fanshawe, car son auteur demande au narrateur de faire en sorte que Sophie demande le divorce. Il dit également qu’il n’a pas envie qu’on le retrouve, et informe son lecteur de la date de sa mort à venir, une date qu’il a lui‑même choisie. L’enquête est teintée d’un danger de mort, puisque Fanshawe menace de tuer son ami s’il s’aventure à le débusquer. Le narrateur, n’en faisant qu’à sa tête, part tout de même à la recherche du destinateur de la lettre, allant à la rencontre de la mère de Fanshawe et de certaines de ses connaissances pour le retrouver. Malgré tout, l’enquête du narrateur ne mène à rien, et ce n’est que parce qu’il reçoit une autre missive, qui l’invite à une rencontre, que les étranges retrouvailles adviendront. Lorsqu’enfin le rendez‑vous a lieu, une porte sépare les deux hommes : Fanshawe se trouve dans une pièce fermée et refuse d’être vu par le narrateur, sans quoi il fera usage de son revolver. En résultante, le narrateur ne saura jamais s’il a véritablement eu affaire à Fanshawe ou à un imposteur.
L’élément sur lequel se fonde généralement la lecture dominante de cette histoire est la quête du narrateur. Celui‑ci, pendant son investigation, est souvent confondu avec Fanshawe par de tierces personnes, et l’on sent que cela le pousse vers un délire imminent. La mère de Fanshawe insiste sur leur ressemblance : « Vous vous êtes toujours ressemblé […], presque des jumeaux. » (Auster 1991, 358) Celle-ci devient un motif récurrent5 : « Ce que je relèverai, cependant, c’est que son premier mouvement de surprise venait du fait qu’elle m’avait pris pour Fanshawe. » (395) Plusieurs personnages pensent aussi que l’œuvre de Fanshawe est plutôt celle du narrateur, ce qu’il nie. Des phrases troublantes, comme « il était plus réellement lui‑même que je ne pourrais jamais espérer l’être » (287) ou « alors que j’avais cessé de le rechercher, il m’était plus présent que jamais […] [,] j’avais l’impression que c’était moi qui venais d’être découvert » (398), incitent également à cette lecture du texte, car elles brouillent la limite des deux identités. La recherche de Fanshawe se retrouve ainsi interprétée comme la quête identitaire du narrateur, lors de laquelle règne une omniprésente confusion. En cherchant Fanshawe, le narrateur perd ainsi « contact avec [lui]‑même » (399). D’ailleurs, la quête, identitaire comme policière, reste inachevée, car le narrateur demeure dans l’incertitude jusqu’à la toute fin. Si ces pistes sont riches, elles favorisent des lectures plus proches avec les thèmes du polar métaphysique qu’une lecture rigoureusement policière. En effet,
tandis que, selon les règles de l’expression classique du genre, l’enquête doit mener inexorablement à la résolution de l’énigme (et, par ce fait, à la restauration de l’ordre établi) et que cette résolution doit nécessairement provenir du détective, le roman policier métaphysique met en scène un détective incapable de mener l’enquête à terme, cette dernière restant ainsi irrésolue. (Soukhodolskaia 2011, 3)
On voit donc en quoi le roman d’Auster se range grandement de ce côté, et on comprend pourquoi de nombreuses lectures furent portées dans cette direction.
Il est maintenant important de comprendre en quoi consiste la méthodologie bayardienne pour pouvoir poursuivre en ce sens. Celle‑ci implique de reprendre la lecture d’un texte selon une logique policière afin de mener notre propre enquête pour, ainsi, trouver le coupable le plus vraisemblable, et ce, en « nous dégageant de l’opinion couramment admise […] et [en] tentant de nous frayer une troisième voie entre l’admiration et la réprobation [en] […] n’acceptant aucune affirmation qui ne soit préalablement démontrée » (Bayard 1998, 14). Le texte d’Auster s’y prête bien. De plus, assumer le rôle du détective le temps d’une lecture n’est pas qu’une activité ludique et permissive, mais permet, selon Bayard, de « réfléchir autrement sur la nature ou les fondements d’une lecture vraie. » (15) Cette attitude enjoint donc le lecteur à adopter une position critique, voire transgressive, qui rend possible une réorganisation de la hiérarchie déjà établie entre les divers éléments de la diégèse.
Tout comme la trame policière du roman, les personnages féminins des romans d’Auster sont souvent mis de côté et habituellement vus comme inutiles ou accessoires. Selon Sophie Vallas, « les figures maternelles et féminines apparaissent finalement comme les véritables trous noirs du texte : des corps‑sépultures, vides et clos, desquels rien ne parvient à surgir » (1995, 175). Cette vision du personnage féminin des romans d’Auster s’accorde à celle du narrateur de La chambre dérobée. En effet, le narrateur présente les femmes de façon à ce qu’elles paraissent n’avoir aucune part de responsabilité importante dans l’histoire, comme s’il trouvait lui‑même qu’elles étaient peu nécessaires au développement de l’intrigue. Pourtant, il me semble au contraire que, loin d’être vide, le personnage féminin soupçonné dégage quelque chose, comme s’il détenait la clé d’un savoir qui nous échappe. Ce scénario rappelle fortement le sort réservé à Caroline Sheppard dans Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, dans lequel elle est « exclue dès le départ de la liste des suspects, maintenue hors du livre » (Bayard 1998, 163). Comme Bayard, on peut alors lire de manière littérale l’énigme policière et suivre simplement la piste qui transparaît davantage dans l’œuvre. Se faisant, on ne parvient pas qu’à produire de nouvelles hypothèses, mais on refuse d’occulter, par le fait même, certains personnages féminins.
En lisant La chambre dérobée comme un roman de détection, il devient alors possible de diriger notre enquête vers un pan délaissé de l’intrigue, mais aussi de souligner certaines prédispositions sociologiques, qui relèvent notamment du genre (gender), et qui seraient susceptibles d’orienter nos processus de lecture d’un genre (policier). En se concentrant sur l’énigme que propose le texte – soit la disparition de Fanshawe – on se prête au jeu du roman à énigme. Par ailleurs, on remarque que la réception du texte demeure orientée par certains préjugés entretenus envers les femmes et les personnages féminins, soit cette tendance à les considérer toujours passives, inoffensives ou encore victimes, rôle auquel elles sont souvent reléguées à l’intérieur du genre policier. En lisant plutôt ce « faux » roman policier comme un réel récit de détection, mais en choisissant par‑là de souligner que la véritable énigme réside moins dans l’absence de Fanshawe que dans l’écartement systématique de la potentielle responsabilité de Sophie, on voit que l’histoire est bien moins compliquée qu’elle n’y parait. Aussi, on remarque enfin de quelles manières notre lecture peut être influencée par notre horizon d’attente lectoral, mais aussi par les stéréotypes qui portent sur le genre.
Commençons par un premier constat. Même si le narrateur croit à une disparition volontaire (hypothèse soutenue par la lettre), tout indique pourtant que Fanshawe n’avait aucune raison de disparaître : il avait une femme que « jamais un homme n’aurait quitté[e] […] de son plein gré » (Auster 1991, 276), et « rien dans [son] comportement […] n’avait jamais indiqué qu’il ne l’aimait pas » (276); il allait être père, ce qui le réjouissait (276). L’imprévisibilité de sa disparation la rend encore plus étonnante et soulève alors cette autre question : qu’est‑il réellement arrivé à Fanshawe?
Étant placés au‑devant d’une énigme à résoudre, les lecteurs et les lectrices qui désirent mener l’enquête doivent d’abord se rapporter à ce principe de base énoncé par Pierre Bayard :
Tout roman policier d’énigme, en effet, implique la mauvaise foi du narrateur. Même lorsque celui‑ci n’est pas le meurtrier, […] son travail, pendant la majeure partie du livre, vise – tel est le contrat du genre – à induire le lecteur en erreur. Non seulement il se gardera de lui dire tout ce qu’il sait, mais il fera en sorte, par la sélection des informations […], que le lecteur soit attiré dans de fausses directions. (1998, 74)
C’est bien ce à quoi nous assistons dans le roman d’Auster. Le narrateur, même sans le savoir, nous mène sur la piste de sa propre quête identitaire et nous détourne complètement de l’énigme proposée au départ : ce qui apparaît comme le noyau thématique de l’œuvre ne devient, sous ce jour, qu’une stratégie dont se doterait l’écriture. Ceci rejoint notamment un mécanisme de dissimulation propre au roman policier, le détournement : « le détournement peut concerner aussi des indices. L’attention du lecteur est alors attirée vers des signes qui n’apportent rien, soit parce qu’ils conduisent vers une mauvaise solution, soit parce qu’ils ne mènent nulle part. » (41) La quête du narrateur, en effet, ne mène le lecteur vers aucune solution en ce qui concerne l’énigme originale. Comme le narrateur ne soupçonne rien de plus qu’une disparition volontaire, il donne au lecteur une sélection d’informations reliées à ses recherches (et non à l’énigme policière), mais biaisées par ce qu’il croit être la motivation de Fanshawe : « C’était gros comme une maison. Cet homme voulait partir et il est parti. Un jour, il s’est tout simplement levé et il a laissé là sa femme enceinte. » (Auster 1991, 328)
Le narrateur livre alors au lecteur son propre regard sur la situation et risque ainsi d’omettre ou de minorer les éléments qui ne s’inscrivent pas directement dans le sens de sa propre interprétation. Sa déduction n’est toutefois pas nécessairement la « bonne » : pour déduire l’identité de l’auteur de la lettre, il se base sur le fait conjectural qu’elle n’est pas signée. Sur la base d’une simple supposition, voici maintenant que le narrateur, sans pouvoir le prouver, présume avec conviction que Fanshawe est en vie. La grande erreur du narrateur réside dans l’omission de la possibilité que ce soit quelqu’un d’autre qui ait écrit cette lettre, quelqu’un qui connaîtrait bien l’histoire dans laquelle il s’est embarqué et qui voudrait le faire adhérer à sa version des faits. Or, Sophie correspond particulièrement bien à ce profil.
Cela nous mène vers un autre problème de l’œuvre. Le narrateur, aveuglément amoureux de Sophie, semble grandement sous‑estimer cette dernière, ce qui attire aussi le lecteur sur de fausses pistes. Le narrateur, suivant la logique du roman policier, nous détourne du personnage le plus susceptible, dans une optique policière, d’être le suspect numéro un. Il semble lui‑même victime de son propre aveuglement, obnubilé qu’il est par la recherche effrénée de Fanshawe, qu’il suppose toujours en vie. Toutefois, le peu de volonté et de capacité d’agir que le narrateur attribue à sa compagne, et le peu d’étonnement du lecteur face à ce geste qui participe, après tout, d’une tendance, peut nous laisser croire que c’est également en fonction de certains préjugés qu’est écartée (voire jamais envisagée) la possibilité de l’implication de Sophie dans l’affaire.
Tout d’abord, on remarque que Sophie occupe la fonction de « trophée ». Dans toute cette histoire, elle est présentée, par le narrateur, comme la récompense obtenue suite à ses démarches d’investigation. En acceptant de s’impliquer dans la publication des œuvres de Fanshawe, il pourra revoir Sophie et la conquérir grâce à cette bonne action. De plus, le personnage féminin délègue au narrateur masculin la tâche importante de prendre une décision concernant les œuvres de son mari disparu, alors qu’on peut s’imaginer qu’elle aurait été en position, sur le plan légal du moins, d’effectuer ces choix elle‑même. Ce manque d’initiative est‑il un signe d’indolence ou une ruse de celle qui cherche à être perçue comme passive pour mieux rester insoupçonnée? Sophie semble en effet adopter le rôle stéréotypé de celle qui doit être sauvée par un homme qui, par le fait même, pourra la gagner. De fait, elle répond au portrait type des personnages féminins relevé par les études féministes sur le roman policier : « Au lieu de se défendre par elles‑mêmes, elles attendent d’être sauvées par les hommes » (Vallée‑Dumas 2013, 26), elles ont « peu de pouvoir » (26) sur le déroulement de l’histoire et n’ont pas « l’accès au champ d’action. » (26) Elles sont également un réconfort à l’homme et agissent souvent en tant qu’attrait sexuel (Lemonde 1984, 39‑41), ce qui est le cas ici, de par la façon stéréotypée dont le narrateur décrit Sophie lorsqu’il la rencontre pour la première fois : « Cette femme était belle […]. Elle était mince, un peu plus grande que la moyenne, et son attitude avait quelque chose de lent qui la rendait à la fois sensuelle et attentive […]. » (Auster 1991, 276‑277) Cet attrait sexuel et ce réconfort est même renversé sur Sophie par la parole du narrateur, qui dit : « Je savais que Sophie se sentait seule et qu’elle souhaitait le réconfort d’un corps chaud près du sien » (311), alors que le narrateur ne peut savoir ce qu’elle souhaite réellement. Il lui impute un désir qui est plutôt le sien. Si on lit le texte d’Auster à la manière d’un roman policier, ce qui exige de notre part une remise en cause systématique des informations délivrées et des comportements des personnages, on est en droit de croire que le stéréotype de genre est ici employé en tant que stratégie textuelle qui vise à endormir nos soupçons.
En effet, sous cette apparente position de pouvoir occupée par le narrateur masculin, on se rend compte que Sophie est, au contraire, susceptible d’être celle qui dirige ses pensées et ses actions. D’abord, c’est elle qui le contacte pour le mêler à cette histoire, lui donnant en même temps sa version des faits : c’est alors sur celle‑ci que les déductions et les actions subséquentes du narrateur se baseront. En donnant au narrateur l’impression d’être indispensable dans cette affaire, Sophie le range de son côté : de fait, il ne se pose aucune question sur la crédibilité de ce qu’elle avance. Pour Sophie, il reste loisible de dire ce qu’elle souhaite sur Fanshawe et sur leur relation, car elle est aux commandes de l’histoire de sa disparition. Ce qui nous est donné comme le récit des faits, dans laquelle elle apparaît comme un élément périphérique, n’est alors qu’une version déjà construite des événements – et un détective habile sait qu’on ne peut s’y fier. On aurait tort, en effet, d’oublier que le narrateur n’a lui‑même, comme nous, accès qu’à une narration des événements, et que son discours rapporté n’est qu’un témoignage de seconde main.
Dans une perspective lectorale policière assumée, voici pourquoi le lecteur devrait soupçonner Sophie. Bien sûr, avancer l’hypothèse qu’elle ait une plus grande responsabilité dans la disparition de son mari que ce que la narration laisse croire n’est plausible que si son geste est appuyé par un mobile. Les motivations qu’aurait pu avoir Sophie pour faire disparaître Fanshawe restent nébuleuses. Toutefois, on peut relever quelques faits qui permettent d’entrevoir un incitatif pertinent : l’argent. En effet, Sophie a souvent insisté pour que Fanshawe publie ses œuvres, allant jusqu’à vouloir les envoyer elle‑même à un éditeur (Auster 1991, 281). Cela la « rendait furieuse » (282) de voir que son mari ne voulait pas tirer profit de son travail. Surtout, ils vivaient très modestement (280) et « Fanshawe n’était pas un homme avec qui la vie était facile » (276). Il apparait possible que Sophie, connaissant l’existence du narrateur et croyant qu’il possède en lui « ce qu’il faut pour accomplir quelque chose de grand » (283), ait pu vouloir saisir une opportunité. En écartant tout d’abord son mari gênant, puis en livrant ses œuvres au narrateur, Sophie aurait entrevu la possibilité de jouir de certains revenus sans avoir besoin de s’occuper du travail éditorial.
On peut donc dire que Sophie, dans cette optique, serait loin d’être un personnage passif. Qu’est‑ce qui fait en sorte, dans ce cas, qu’il ne vient jamais à l’esprit du narrateur ou des lecteurs de remettre en cause ses motivations? Comment se fait‑il que le personnage féminin ne soit jamais soupçonné de rien, alors qu’une lecture bayardienne nous pousse à voir son implication dans la disparition de son mari?
Tout se passe comme si les stéréotypes habituellement accolés à la représentation du personnage féminin étaient ici mis à profit comme moyen de diversion. Mais bien que le narrateur perçoive Sophie comme une femme en détresse, cela ne veut pas dire qu’elle incarne ce cliché pour autant. On pourrait même penser qu’Auster utilise le comportement récurrent des hommes envers les femmes dans le genre policier à l’avantage de Sophie, car « leur recherche inlassable de la mère ou de la femme idéale (tout se confond) témoigne d’une belle naïveté et les rend vulnérables. » (Lemonde 1984, 26) Plusieurs aspects étranges passent alors sous le nez du narrateur sans qu’il s’en aperçoive : il nous les transmet, mais n’en relève pas particulièrement la pertinence. Nous avons donc accès aux comportements insolites de Sophie, qui pourraient en faire une suspecte idéale. Par contre, le fait que ceux‑ci soient banalisés par la narration détourne l’attention du lecteur vers ce qu’il propose, soit le sujet galvaudé de la quête identitaire et métaphysique. Dans cet esprit, être vigilant et réceptif à ces détails nous oblige à invalider les assomptions fondées sur le stéréotype et à considérer Sophie comme un agent. Cela nous contraint à écarter une lecture dans laquelle le féminin irait de pair avec la passivité – et où son apparente docilité serait plutôt une tactique de l’œuvre. Ne pas accepter l’interprétation du narrateur est aussi refuser de s’engager dans une lecture stéréotypée des événements.
Par exemple, il peut paraître spécial que Sophie croie Fanshawe mort, alors que cela fait seulement six mois qu’il a disparu. Pourtant, elle dit à plusieurs reprises qu’il doit être mort, comme si elle possédait quelque connaissance secrète sur le sort qui lui avait été réservé : « Je veux dire, il est mort […]. Et s’il est mort, qu’avons‑nous besoin de toutes ces […] saletés? C’était comme si on vivait avec un cadavre. » (Auster 1991, 389) On observe d’ailleurs que Sophie souhaite même ardemment se débarrasser des affaires de son mari, et ce, avec une froideur qui pourrait sembler troublante : un enquêteur ne manquerait pas de soulever cette irrégularité. Est généralement acceptée l’idée que les proches de personnes disparues s’accrochent à l’espoir qu’elles sont toujours en vie et à celui de les retrouver, ce qui n’est pas le cas de Sophie. Surtout, cela dévoile un grand détachement de sa part envers son mari, dont le corps n’a pas été retrouvé. Sa culpabilité expliquerait alors la certitude dont elle fait preuve en affirmant la mort de son conjoint. À un certain moment, le narrateur remarque ce détachement étrange chez Sophie : « Curieusement, ça ne paraissait pas lui faire grand effet. Il y avait dans son attitude quelque chose de circonspect qui me troublait et pendant plusieurs minutes je me suis senti perdu. » (308) Pourtant, il ne s’y attarde pas davantage et cela ne soulève aucun questionnement supplémentaire dans son esprit. Il trouve même une excuse à son comportement suspect :
Fanshawe avait disparu de sa vie et je voyais qu’elle pouvait avoir de bonnes raisons d’être irritée du fardeau qui lui était imposé. En publiant les œuvres de Fanshawe, […] elle serait obligée de vivre dans le passé, et l’avenir qu’elle voulait se construire […] serait contaminé par le rôle qu’elle devait jouer : celui de la veuve officielle […], de la belle héroïne dans une histoire tragique. […] Fanshawe était mort, et il était temps pour elle de le laisser là où il était. (309)
On réalise rapidement que le narrateur déresponsabilise complètement Sophie dans cette histoire, malgré qu’elle soit celle qui a enclenché le processus de publication des œuvres de Fanshawe. Le narrateur insinue donc qu’elle occupe principalement un rôle de victime, puisqu’il interprète le comportement de Sophie selon son propre jugement et ses propres suppositions. Si ce processus est efficace, c’est justement parce qu’il passe inaperçu et qu’il est fréquent, dans le roman policier, de ne considérer la femme qu’en passant par le regard de l’homme : « La femme, si on daigne lui accorder un peu d’espace, dépend entièrement des prises de position de ce héros agissant. » (Lemonde 1984, 37) De fait, lorsqu’il reçoit la lettre anonyme, le narrateur prend conscience d’avoir accepté sans réticences la « lecture erronée des événements » (Auster 1991, 329) de Sophie : « elle n’avait pas d’autres possibilités que de le croire mort. Sophie s’était leurrée elle‑même, mais étant donné la situation, on voyait mal comment elle aurait pu agir autrement. » (328‑329) Encore une fois, le narrateur s’empresse de justifier son comportement, ce qui va dans le sens d’une vision stéréotypée du personnage féminin véhiculée par la tradition policière, où elle est vue comme une personne faible, laissant l’avant‑plan au sexe opposé (Lemonde 1984, 39‑41). Le narrateur reste alors pris dans sa vision construite et infondée de Sophie, ce qui donne peu d’importance à son implication. En ne croyant pas ce qu’elle dit, et en privilégiant systématiquement sa propre interprétation des faits, il se positionne en tant que seule voix crédible de l’histoire et relègue Sophie au rang de personnage accessoire en ne lui attribuant aucunement la capacité d’affecter le déroulement du récit, puisque dans le roman policier, idéalement, « la partie se joue entre hommes, [qui sont] certains de manier les bonnes cartes » (67). Il se passe exactement ceci dans La chambre dérobée, où la partie se joue, aux yeux du narrateur, entre Fanshawe et lui, mais jamais entre lui et Sophie.
Allons plus loin : et si c’était Sophie qui avait justement écrit la fameuse lettre anonyme? Rien dans le roman ne nous garde de formuler une telle lecture. Même que, étant la seule pouvant disposer comme elle l’entend des informations concernant la disparition de son mari6, elle est donc également la seule autre personne susceptible d’avoir écrit la lettre, même si le narrateur ne songe pas à cette possibilité. De fait, on peut relever la grande confiance du narrateur envers Sophie lorsqu’il dit : « Pour ce qui concerne Sophie, j’ai tendance à croire que rien n’est caché » (Auster 1991, 412), alors que tout porte le lecteur à croire le contraire. Sophie aurait pourtant pu vouloir mener le narrateur à penser que Fanshawe est toujours vivant. En plus de renforcer le sentiment d’empathie du narrateur, elle aurait ainsi pu maintenir sa position de victime, sans qu’elle semble trop construite. Après tout, dès lors que Fanshawe donne signe de vie, cela implique qu’il a abandonné Sophie et qu’il n’a pas été victime d’un assassinat. Ainsi, la lettre élimine la possibilité que le narrateur entretienne quelque soupçon envers elle. Rappelons d’ailleurs qu’il ne réussira jamais à revoir Fanshawe, ce qui fragilise la légitimité de sa reconstruction des événements.
Ainsi, le comportement étrange et détaché de Sophie nous pousse à croire qu’elle cache quelque chose. La mère de Fanshawe trouve également que Sophie a bien de la chance (356) dans toute cette histoire. Le narrateur nous révèle notamment ceci : « Il semblait y avoir chez elle un courant sous‑jacent d’hostilité à l’égard de Sophie, comme si elle la tenait secrètement responsable de la disparation de Fanshawe » (350). Cette piste, qui nous est lancée une seule fois aussi clairement dans le roman, ne peut être ignorée et vient même appuyer mon intuition de départ. Il est évident qu’elle ne nous est pas donnée par hasard. Alors que le narrateur n’y porte pas attention, je crois qu’il s’agit au contraire d’une information non négligeable qui, par ailleurs, passe également par une voix féminine dont la crédibilité se retrouve rapidement rejetée.
Constatant que les propos du seul autre personnage féminin de cette histoire sont encore une fois écartés par le narrateur, je me trouve dans l’obligation de leur accorder une importance particulière, surtout considérant la narration peu fiable du roman. Dans cet ordre d’idées, la tendance du narrateur masculin à sous‑estimer les personnages féminins de l’histoire peut être vue comme un procédé de détournement. Il me semble que, dans le roman, le narrateur essaie justement de taire les discours féminins par son propre discours. Pourtant, les propos des femmes nous sont quand même donnés : on peut voir qu’elles prennent la parole pour elles‑mêmes grâce aux dialogues rapportés. Ainsi, c’est la réception de la parole féminine qui est problématique. En effet, le narrateur vient toujours reconstruire les discours féminins après coup, mais il oublie souvent que le sien propre reste fondé sur les informations que les femmes lui ont révélées. Toutefois, alors que la parole masculine semble primer sur celle de la femme, on peut faire la démarche inverse pour voir que la parole de la femme vient totalement déconstruire ce que le narrateur avance, puisque tout ce qu’il propose, au final, n’est qu’une reconstruction chancelante de la parole féminine qu’il s’est appropriée. On peut y voir un moyen de détourner l’attention de la culpabilité probable de Sophie par l’inconscience du narrateur, qui me semble trop naïve pour ne pas être un mécanisme du texte orchestré par Auster.
Finalement, qu’est‑il réellement arrivé à Fanshawe? Je crois que l’œuvre ne nous permet pas de le savoir véritablement, mais qu’elle nous laisse tout de même entrevoir la possible responsabilité de Sophie dans sa disparition. Faire une lecture bayardienne de l’œuvre ne permet pas de résoudre l’enquête, mais elle nous autorise à en proposer une lecture alternative, qui met au jour toute l’implication de la femme dans le roman, une implication invisibilisée par les stéréotypes propres au roman policier, et que maintient le narrateur. En effet, on a pu voir que Sophie est bien plus qu’un personnage remplissant la simple fonction de potentiel amoureux dans l’œuvre. Sa culpabilité est à fortiori attrayante, puisqu’elle lui rendrait son agentivité7(sa capacité d’agir), en supplément d’être une piste policière vraisemblable. En faisant une lecture policière du roman, le lecteur peut accéder à une nouvelle interprétation de l’œuvre qui dépasse la simple influence architextuelle du genre policier et qui convoque plutôt un régime de lecture qui lui est propre. Bien évidemment, l’importance de cet exercice réside surtout dans l’opportunité critique qu’il offre : soulever des constats sur l’agentivité et sur la façon dont les stéréotypes (genrés et génériques) informent nos processus de lecture en détournant l’attention du lecteur et en l’obligeant à s’orienter vers une piste caractérisée par la valorisation du masculin comme fonction agissante du texte. En menant l’enquête sur la piste marginale proposée, on est contraint de s’adonner à la déconstruction de ce stéréotype, qui devient un passage obligatoire de notre élucidation. En mettant ces clichés de côté et en écartant l’autorité de la voix masculine, on remarque que l’œuvre d’Auster a le potentiel de mettre, au contraire, l’agentivité féminine de l’avant, précisément en adoptant une voix narrative qui minorise son implication. En dépassant l’instance narratrice, comme nous y enjoignait déjà Agatha Christie, de multiples lectures de La chambre dérobée sont rendues possibles. Supposons qu’Auster ait bien voulu déjouer le stéréotype féminin pour détourner le lecteur d’un potentiel assassin (ou, à tout le moins, que l’actualisation de son texte l’autorise) : on pourrait alors dire que les critiques du livre, en accordant peu d’attention à Sophie, sont pareillement tombés dans le panneau. Sophie aurait dupé non seulement le narrateur, mais également les lecteurs et les critiques du texte.
Auster, Paul. 1991. La Trilogie new-yorkaise. Arles : Actes Sud.
Bayard, Pierre. 1998. Qui a tué Roger Ackroyd? Paris : Éditions de Minuit.
Butler, Judith. 2006 [1990]. Trouble dans le genre, trad. Cynthia Kraus. Paris : La Découverte.
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