Sur l'engagement en littérature: Dire ce que l'on pense et faire ce que l'on dit

 

Si tu as une pomme et que j’ai une pomme, et que nous nous les échangeons, chacun de nous aura alors encore une pomme. Mais si tu as une idée et que j’ai une idée, et que nous nous les échangeons, alors chacun de nous aura deux idées.

George Bernard Shaw

Je dois vous dire au départ que je n’ai pas l’habitude de venir me raconter en public, devant un auditoire, quel qu’il soit. Je ne suis pas le genre à me péter les bretelles et à me vanter de mes « exploits » passés. Et mes certitudes se nourrissent de mes doutes. Si j’ai accepté de sortir de ma « réserve », si je peux dire, c’est sans doute que le mot engagement m’a titillé, parce que le mot engagement, aujourd’hui, m’apparaît, à tort, un mot désuet, « passé date », ou oublié carrément, un mot qui fait surtout pouffer de rire ceux qui trouvent ringard quelqu’un qui s’engage, qui a un idéal de changement, qui se donne totalement à une cause. Cela vaut pour l’art en général comme pour l’engagement politique.

L’écriture, la littérature, comme toute autre forme d’art, se font en général pour ou contre, avec ou envers, dans le but de quelque chose à atteindre. Parce que la littérature s’inscrit toujours dans un contexte donné, une époque et un lieu. Elle est manifeste, histoire inventée, vengeance, défi, compte rendu, célébration des sens, supercherie, recherche, jouissance, plaisir, illusion, construction. Et la liste pourrait s’allonger presque à l’infini.

Je dirais qu’il est nécessaire, pour qui s’engage dans l’écriture, d’occuper tout l’espace, toute la réalité. La littérature servirait à cela, je crois, à occuper une réalité envahie par le discours dominant, celui du néo-libéralisme et du néo-conservatisme, à la reconquérir, pour la transformer en un acte radical. La littérature serait tout le contraire d’un miroir de soi, elle doit chercher à analyser les relations à l’intérieur de la société. Elle doit donner à penser. Donner à rêver. Car la littérature est sans cesse rebelle, elle doit présenter l’autre côté de la médaille, elle refuse la réalité telle que vécue, elle rêve d’un autre monde, elle peut même devenir séditieuse, parce qu’elle peut devenir une force de changement. Sinon, elle succombe au discours ambiant qui veut faire de nous des singes et des perroquets d’un cirque cynique.

Je pense entre autres à un livre d’un écrivain argentin, Haroldo Conti, Mascaro, le chasseur des Amériques. Dans ce roman, paru en 1975, l’écrivain met en scène toute une galerie de personnages travaillant dans un cirque ambulant, ambulant par la force des choses, parce que l’armée, qui est au pouvoir, le pourchasse de village en village. Son crime? Apporter la joie, le sourire aux villageois, les faire rire et rêver. Ce cirque est séditieux aux yeux de la junte militaire parce qu’il encourage les villageois à rêver d’un ailleurs, d’un autre monde, il leur apporte le merveilleux.

Haroldo Conti, une sorte de Jacques Ferron argentin, avait écrit à l’entrée du petit bureau où il écrivait, chez lui : « Hic meus locus pugnare est et hinc non me removebunt. » C’est du latin et je ne voudrais pas jouer à faire de moi un Bernard Landry. Cela veut dire : « Voici mon lieu de combat et je ne m’en irai pas d’ici. » Il avait reçu des menaces de mort à plusieurs reprises, mais il refusait de s’exiler comme bon nombre de ses compatriotes l’avaient fait. Les militaires sont venus un matin, à l’aube, ils l’ont arrêté, ont saccagé sa maison, puis l’ont tué. On n’a jamais retrouvé son corps. Conti disait également : « Entre la littérature et la vie, je choisis la vie. Mais avec la vie, je sauve la littérature. Mais même s’il n’en était pas ainsi, je choisirais la vie. » Cette phrase m’a toujours inspiré et, à l’instar de Haroldo Conti, moi aussi, je choisirais la vie.

José Martí, celui qu’on appelle l’apôtre de la révolution cubaine, cet intellectuel qui prit les armes pour combattre les Espagnols, affirmait en 1895 : « Si la raison veut guider notre conduite, elle doit entrer dans la cavalerie. » Cela peut vouloir dire qu’un intellectuel, pour être révolutionnaire, doit prendre les armes. Martí est mort au combat, quelque temps après. Mais tout est question d’époque et de contexte, bien évidemment. Le Québec n’est pas Cuba ni la Colombie, où la gravité de la situation nous oblige à prendre parti. Ici, heureusement, on ne vit pas de telles situations où il nous faut trancher radicalement, où cela devient une question de vie ou de mort. Le radicalisme, en politique, au Québec, n’a certes pas la cote.

Ce qui ne nous interdit pas de prendre position. Prendre position par rapport à la réalité qui nous entoure, qui n’est certes pas la même pour tout le monde. En fait, il existe une seule réalité, c’est plutôt notre relation, notre situation par rapport à cette réalité qui varie, qui implique ce que nous sommes, notre individualité, notre singularité. Cette réalité, qui devient, à travers l’écriture, ma réalité, se transforme ainsi pour devenir l’autre réalité, celle qui va vers l’autre. C’est un peu ça, le rôle de la littérature, nous faire communiquer avec les autres, briser l’isolement, nous faire prendre position. La littérature serait ainsi un acte de fraternité, car, sans les autres, elle ne peut exister socialement. Un écrivain espagnol dont j’ai oublié le nom avait inventé un mot pour parler de l’acte d’écrire, qui se dit en espagnol escribir. Il disait : « escrivivir ». Écrire et vivre, une autre façon de vivre.

« Pourquoi écrit-on? », se demande l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano dans le très beau Livre des étreintes :

Pour rassembler ses morceaux. Dès que nous entrons à l’école ou dans l’église, l’éducation nous met en pièces : elle nous apprend à séparer l’âme du corps et la raison du cœur. [...] Le système sépare l’émotion de la pensée, comme elle sépare le sexe de l’amour, la vie intime de la vie publique, le passé et le présent. Si le passé n’a rien à dire au présent, l’histoire peut dormir tranquille dans le placard où le système garde ses vieux déguisements. [...] Délier les voix, incarner les rêves : j’écris en cherchant à révéler le réel merveilleux et je découvre le réel merveilleux au centre exact de l’horrible réalité de l’Amérique. [...] Les rêves annoncent une autre réalité possible et les délires, une autre raison. Après tout, nous sommes ce que nous faisons pour changer ce que nous sommes. L’identité n’est pas une pièce de musée dans la vitrine, mais la synthèse toujours étonnante de nos contradictions de chaque jour. C’est ma foi, ma foi fugace. La seule foi digne de confiance : elle ressemble à la folle aventure de vivre dans le monde. 

Certains diraient que la littérature veut nous rendre immortels avant que nous soyons morts; c’est sans doute plus facile de l’être ainsi, immortels, parce qu’après, ce n’est pas certain... Alors, oui, tentons d’être immortels de notre vivant, c’est ainsi que nous pourrons le mieux contribuer à changer la réalité, qui en a bien besoin.

 

Pour citer cet article: 

Lanctôt, Jacques. 2009. «Sur l'engagement en littérature: Dire ce que l'on pense et faire ce que l'on dit», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lanctot-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Lanctôt, Jacques. 2009. «Sur l'engagement en littérature: Dire ce que l'on pense et faire ce que l'on dit», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 151-154.