Préface - Actualités et métamorphoses de l’engagement

Article au format PDF: 

 

Tenir un colloque sur l’engagement ? L’idée même de proposer une rencontre sur ce thème serait apparue saugrenue, sinon carrément ringarde, au cours de la précédente décennie dominée par l’idéologie néo-libérale et caractérisée par l’immobilisme politique.

L’émergence puis la montée de l’altermondialisme au tournant du millénaire et la crise du capitalisme d’aujourd’hui ouvrent une nouvelle conjoncture marquée par la reprise des luttes sur tous les fronts, dans le champ culturel comme sur le terrain social et politique. L’Histoire n’est donc pas finie, comme firent mine de le croire certains que ça arrangeait il n’y a pas si longtemps. Elle continue, se métamorphose sur de nouveaux terrains de lutte et emprunte des formes inédites, dans la vie sociale comme dans les pratiques artistiques.

La problématique de l’engagement n’est donc pas morte, bien qu’elle ait pu paraître victime d’un certain essoufflement au cours de la période de grisaille qui a suivi les trente glorieuses. On a pu alors croire que son sort, lié à la crise des métarécits, à la mort bruyamment proclamée de Dieu, du monde et de l’Homme, était scellé et qu’elle était elle-même vouée à disparaître. Contrairement aux pronostics et aux attentes mortifères des chantres frivoles de la postmodernité, elle a survécu et demeure bien vivante dans l’art actuel alors que les expressions du désenchantement de cette fin de siècle connaissent pour leur part un repli.

C’est sur cette toile de fond, sur cette transformation globale, que s’inscrivent les pratiques diverses évoquées au cours du colloque des jeunes chercheurs tenu à l’usine Grover – choix d’emplacement lui-même significatif – l’hiver dernier. Comme on le constatera, il ne s’agissait pas tant de reprendre la réflexion sur la problématique elle-même de l’engagement, dont la pertinence semblait relever de l’évidence, que de montrer comment elle se traduit au temps présent. Plutôt donc que d’emprunter une approche historique et archéologique, on a préféré avec raison insister sur le déploiement d’initiatives immédiatement contemporaines.

Ces manifestations d’un engagement repensé à la lumière des enjeux et défis présentés par l’époque apparaissent particulièrement innovatrices dans le domaine de ce qu’il est convenu d’appeler l’art vivant, tel qu’il s’exprime à la scène, dans les interventions musicales et théâtrales fondées sur une interaction directe entre les artistes et le public.

L’évolution du théâtre moderne, dans cette perspective, est très éclairante et riche d’enseignements. L’engagement y emprunte des formes multiples, de l’appel à la réflexion, plus traditionnel, à la prise de position la plus explicite sur le mode extrême de l’agitation-propagande, en passant par les voies de l’activisme communautariste et du théâtre de rue. Dans ses divers aspects, il exprime les deux grandes tendances entre lesquelles l’art, inspiré par une volonté de transformation du monde, apparaît partagé : l’intervention oblique à travers une pratique de dévoilement que préconisaient par exemple des écrivains comme Sartre ou Broch, l’action directe à travers un appel à l’implication militante privilégiée plutôt par un Brecht ou un Boal dans son théâtre de l’opprimé.

Le premier type d’implication caractérise surtout l’entreprise des écrivains plus ou moins institutionnalisés comme l’illustrent les trajectoires en cela exemplaires, en effet, de Sartre ou de Broch. On la rencontre aussi dans certaines pratiques poétiques contemporaines qui insistent sur la nécessité de voir et de faire voir le monde autrement, à partir de la double singularité du sujet qui écrit et de celui auquel il s’adresse pour lui faire saisir la réalité sous un jour neuf.

Cette volonté, on la retrouve également dans certaines productions romanesques qui donnent à lire la profonde aliénation de l’homme moderne, en particulier dans l’univers du travail désincarné, réduit à du temps mort. Cette dépossession est redoublée par un assujettissement à la logique elle-même mortifère d’une vie quotidienne dévorée par une surconsommation compensatoire qui s’avère une autre façon de se perdre comme l’illustrent les romans d’un Perec, d’un Bon ou même d’un Houellebecq sur le mode d’un nihilisme désespéré (et désespérant).

Le second mode d’implication est plus direct. Il se présente sous la forme d’une interpellation explicite des spectateurs et auditeurs auxquels il s’adresse. Il évoque des situations et des conflits étroitement liés à la conjoncture culturelle, sociale et politique. Les chanteurs engagés en représentent un cas de figure éloquent. Ils expriment les préoccupations des contemporains, font appel à leur vigilance et les invitent à prendre position dans les débats qui traversent la société à laquelle ils appartiennent. En cela ils ont parfois une réelle et palpable influence sur leurs contemporains, contrairement aux écrivains dont l’action fait l’objet d’une médiation qui trouve sa source dans la durée : la lecture, dont l’efficacité demeure difficilement mesurable.

À travers l’évocation de plusieurs parcours, stimulants chacun à leur manière, les collaborations réunies dans ce dossier font état à la fois de la richesse des pratiques artistiques engagées dans le temps présent et de la tension productive qui se déploie entre les pôles extrêmes, opposés, et paradoxalement complémentaires, d’une problématique qui connaît, grâce à elles, un nouveau redéploiement.

Le dossier, en cela, s’offre lui-même comme un apport neuf à la réflexion, qui constitue sa propre contribution au développement d’une perspective pour laquelle il prend manifestement et résolument parti. Les analyses, du coup, se métamorphosent en praxis transformatrice et deviennent des pièces à conviction qui témoignent aussi d’une volonté d’engagement de même que leur mise à l’épreuve dans un colloque apparaît comme un moment, une étape dans l’action. C’est du moins ce que je m’autorise à penser et à souhaiter suite à une rencontre qui s’est révélée rien de moins que passionnante et dont on trouvera ici les traces écrites comme autant de témoignages.

 

Pour citer cet article: 

Pelletier, Jacques. 2009. «Actualités et métamorphoses de l’engagement», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/pelletier-hd1> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Pelletier, Jacques. 2009. «Actualités et métamorphoses de l’engagement», Postures, Actes du colloque «Engagement: imaginaires et pratiques», Hors série n°1, p. 17-19.