Les mondes imaginaires déployés dans la science-fiction sont des lieux intéressants pour explorer des notions, concepts et paradoxes qui fondent nos sociétés. Le cycle des Princes d’Ambre de l’auteur américain Roger Zelazny s’avère pertinent pour interroger la question du corps et de la nation : leurs frontières, mutations ou transferts. Publiée des années 70 à 90, cette saga en dix tomes1 raconte les guerres de pouvoir auxquelles se livrent les neuf princes d’Ambre pour s’emparer du trône du royaume d’Ambre laissé vacant depuis plusieurs années par leur père, le roi, volatilisé. La constitution physique et la topographie des territoires de l’univers romanesque de Zelazny métaphorise la notion abstraite de métaphysique. Ambre est le monde originel dont tous les mondes parallèles, les Ombres, ne sont que de multiples reflets. Ambre est elle-même la transposition matérielle d’une Marelle, sorte de matrice, dessinée par le grand-père des princes, créateur de ce monde. Le tracé de la Marelle endommagé par le sang d’un des héritiers a fait apparaître une mystérieuse route noire qui traverse toutes les Ombres depuis les Cours du Chaos jusqu’à Ambre; une route transportant des créatures et des forces inconnues qui menacent de tout anéantir et créer un monde nouveau à partir du néant et du chaos.
Le cycle est divisé en deux pentalogies. Le narrateur des cinq premiers tomes est Corwin, un des neuf princes d’Ambre. Au début du récit, il se réveille complètement amnésique. Le lecteur découvre en même temps que lui au fil de l’intrigue comment est constitué et fonctionne cet univers. Il s’agira ici de faire une lecture allégorique de la topographie de cet univers, donc une topologie : une topologie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire une étude des lieux ― topos : lieu, et logos : étude et discours. Nous verrons comment l’imaginaire de la fin, ici représenté par l’immanence de la route noire menaçant la transcendance métaphysique de ce monde, crée une tension au fondement du fantasme de nation, et comment sont reliés et articulés la nation, le territoire, le corps, l’imaginaire et les origines : en l’occurrence, ils sont consubstantiels. C’est-à-dire que, tel le ruban de Möbius constitué d’une seule et unique face ― bien qu’en apparence, il semble en avoir deux —, le corps, doté d’une imagination, d’une pensée, et la nation, incluant le territoire, ne font qu’un. De plus, à l’image de l’anneau de Möbius qui est une boucle sans fin ni commencement, l’origine de ce monde s’avère insituable dans l’espace comme dans le temps, plutôt que d’être un point fixe, elle est un parcours. Cet objet singulier condense ainsi plusieurs caractéristiques propres aux liens unissant corps et nation qui ressortent de la topologie proposée dans le cadre de cet article2.
Ambre, royaume monarchique, n’est pas une nation au sens moderne du terme qui implique une organisation démocratique. Il s’agit néanmoins d’une nation dans son acception plus générale qui désigne une société, un regroupement d’individus réunis autour d’un projet collectif et d’un « destin commun » comme le propose le Dictionnaire de sociologie de Larousse et Borduas :
Le regroupement opéré par la nation se fonde sur des passions, des intérêts et des représentations communs, qui imprègnent les nationaux de la conviction d’avoir un destin commun différent de celui des autres nations. Ce destin est enraciné dans un passé commun, fait d’épreuves surmontées en commun. C’est pourquoi la nation commence toujours par une historiographie qui confine au mythe, parce qu’elle présente la formation de la nation comme une succession d’étapes orientées dans un sens défini et conduites par des héros fondateurs3.
Chaque nation repose alors sur un système de « représentations communes » et sur un mythe fondateur, lequel tient lieu de tentative d’explication de la causalité et de l’origine du monde ― ce qui est le cas de la Marelle dans Ambre. Avec le temps, s’il l’a rend réfractaire à toute nouveauté ou étrangeté qui pourrait ébranler ou contredire son schéma originel, le mythe, qui était nécessaire au départ pour créer une cohésion et donner un sens, une direction et un ordre à une société, peut finir par entraver son évolution, voire la rendre totalitaire. Bien que la nation ait ainsi tendance à se cristalliser, elle n’y parvient jamais. Dans les Princes d’Ambre, les tensions entre la tradition et la nouveauté, le conservatisme et le réformisme, le connu et l’inconnu, le familier et l’étranger, l’ordre et le désordre, les lois et l’anarchie, ou entre la contrainte et la liberté, sont métaphorisées à même la topographie de l’univers d’Ambre, à même son territoire dont la structure est métaphysique.
Pour illustrer la métaphysique et sa théorie des Idées, Platon élabore pour sa part l’allégorie de la caverne, dans laquelle notre réalité n’est qu’une illusion, qu’une ombre de la vérité4. Mais il convoque également la métaphore des trois lits5. Il existe d’abord l’Idée pure et absolue de lit qui préexiste à l’homme. Il y a ensuite le lit que fabrique l’artisan, qui se trouve à n’être qu’une transposition empirique et concrète du concept de lit, donc qu’une copie dégradée de l’Idée. Et, en troisième lieu, on trouve la représentation du lit. Qu’elle soit picturale ou langagière, elle ne serait qu’une copie d’une copie, et donc encore plus éloignée de l’Idée pure, car à chaque nouvelle copie, la vérité de l’Idée se détériore. C’est à partir de ce geste fondateur de Platon que la pensée occidentale sera longtemps imprégnée de la dichotomie et de la hiérarchie entre la raison et le monde sensible, entre l’esprit et le corps. Notre réalité sensible et matérielle ne serait ainsi qu’une pâle copie galvaudée des vraies Idées. Pour cette raison, Platon décrète que les grandes Idées de vérité, de justesse et de sagesse ne se trouvent pas dans la réalité sensible et ne sont accessibles que par l’exercice de la raison à travers le dialogue philosophique; il postule que la mimésis et les arts représentatifs comme la poésie, le mythe et la peinture ne peuvent pas donner accès aux Idées, à la vérité. Les poètes sont par ailleurs rejetés de sa Cité idéale. Alors, selon Platon, le mythe fondateur d’une nation ne serait qu’illusion6.
Ambre est le monde originel situé au centre d’autres mondes, les Ombres, qui en constituent les reflets7 : « Ombre étant le terme générique de l’ensemble infini de variations de la réalité » (Zelazny, 1988, VII, 229)8 . Ainsi en est-il de notre monde, l’Ombre-terre. Si l’on recourt à la métaphore des trois lits, Ambre serait le lit fabriqué par l’artisan et les Ombres ses différentes représentations. Ambre ne correspond pas à l’Idée pure, car elle est elle-même le reflet de la Marelle, qui est son tracé originel, son canevas bidimensionnel, situé dans un endroit où le ciel et la mer ne font qu’un. Cet endroit pourrait sembler correspondre au « Ciel des Idées » de Platon, mais nous verrons plus loin que la transcendance platonicienne est dévoyée et que tout n’est que représentation, même les Idées.
La Marelle a une double fonction : d’une part elle est le tracé fondateur du monde d’Ambre, qui n’en serait qu’une copie et dont les Ombres ne seraient que des copies de cette copie; d’autre part, marelle signifie parcours, et en l’occurrence, il s’agit d’un parcours initiatique. À l’issue de ce circuit long et difficile à travers « un entrelacs complexe et chatoyant de lignes courbes qui s’étend sur une longueur de cent cinquante mètres » (II, 324), on acquiert certains pouvoirs, dont celui de se déplacer à travers les Ombres :
Il faut partir de la périphérie et marcher jusqu’au centre sans s’arrêter. On rencontre une résistance considérable, et c’est très dur. Si on s’arrête, si on essaie de quitter la Marelle sans avoir été jusqu’au bout, elle vous détruit. Mais si on va jusqu’au bout, on détient alors un pouvoir sur Ombre qui obéit à un contrôle conscient (173-174).
Lors de la traversée, une résistance électrique qui s’intensifie au fur et à mesure de la progression rend l’avancement difficile. Le dernier pas équivaut à « traverser un mur de béton » : « Les étincelles me montaient jusqu’à la taille. J’abordai la Grande Courbe et la suivis en bataillant. J’étais sans cesse détruit et je renaissais à chaque pas du parcours, rôti par les feux de la création, glacé par le froid du bout de l’entropie » (III, 64). À chaque pas « le corps est dissocié puis réassemblé en fonction de principes cosmiques insondables » (VII, 228), il est autrement dit formaté. Une fois cette épreuve traversée, on porte en soi la Marelle, qui est le signe de l’ordre. Il s’agit en fait d’une épreuve de volonté pour vaincre les forces du chaos et du désordre, c’est pourquoi il est difficile d’y progresser et que chaque pas demande un effort de volonté, nous y reviendrons. C’est ici que la notion de corps s’articule avec celle de nation. Cette Marelle, correspondant au mythe fondateur de la nation, en détermine le territoire concret ainsi que la trajectoire et la constitution physique des princes.
Seul un prince ayant accompli le parcours initiatique de la Marelle est capable de passer d’une Ombre à l’autre, Ombres qui sont des reflets distincts dont les habitants ne peuvent sortir à moins d’accompagner un prince initié ou de le suivre à son insu. Pour se rendre d’une Ombre à l’autre, soit à pied, à cheval, ou en voiture, il ne s’agit pas de suivre un chemin, mais de visualiser l’endroit à atteindre : « on peut franchir les ombres en changeant à son gré son environnement au fur et à mesure qu’on avance, jusqu’à ce que l’on atteigne la forme désirée. On s’arrête alors. Le monde d’Ombre vous appartient » (I, 132). Cependant, comme « marcher en Ombre constitue un exercice de l’image de la Marelle gravé en nous » (III, 131), atteindre Ambre est beaucoup plus complexe. Il faut imaginer une copie conforme de celle-ci en ajoutant graduellement au monde environnant ce dont on se souvient et en enlevant ce qui ne convient pas. En fait, « Ambre se situe dans toutes les directions […] ou dans celle qu’il vous plaira de choisir » (II, 166), car on est arrivé lorsque tout coïncide parfaitement. Il est donc beaucoup plus difficile d’atteindre Ambre qu’une Ombre quelconque, dans laquelle peuvent toujours subsister des défauts de reflet, des imperfections. On voit bien à quel point Ambre est immuable. Plus, on s’approche d’Ambre, plus les Ombres y sont conformes; et plus on s’éloigne de ce centre, plus les ombres sont des copies imparfaites dont la malléabilité augmente à mesure que l’on s’approche de l’autre pôle, où se trouvent le néant et les Cours du Chaos. Le transport et le déplacement, qui relient le corps et le territoire, constituent l’action principale de ce récit. La métaphore du parcours et du chemin de vie est d’ailleurs probablement aussi vieille que le monde, le chemin parcouru n’étant pas seulement spatial, mais aussi personnel. Le récit comporte bien sûr des combats, affrontements et discussions, mais la plupart du temps le narrateur est en déplacement ― traversée des Ombres, de la Marelle ou de labyrinthes ― et doit progresser d’un lieu à l’autre. La Marelle est souvent parcourue par les princes initiés, car, lorsque l’on arrive en son centre à la fin du trajet, elle offre la possibilité de se téléporter à l’endroit de son choix en le visualisant9.
Nous avons vu que, une fois l’épreuve de la Marelle réussie ― au cours de laquelle il faut avancer sans arrêt sans regarder en arrière ni s’écarter du chemin sans quoi la Marelle vous détruit ―, les princes d’Ambre obtiennent le pouvoir de modifier les Ombres, qui ne sont cependant que des représentations, des copies dégradées de la réalité. La Marelle étant l’équivalent du mythe de la nation, cela implique métaphoriquement qu’il faut s’en tenir au parcours et au cadre de vie prévu par l’État-nation, et qu’il est impossible de s’inventer un nouveau chemin si on espère survivre et obtenir le pouvoir de changer les choses, et ce, seulement sur les Ombres de la réalité ― autant dire un pouvoir illusoire. C’est en laissant les princes jouer avec les représentations, faisant passer ce jeu pour un pouvoir sur la réalité, que l’État-nation détermine les corps et leurs parcours, autant physique que psychique, qui sont, eux, pourtant bien réels. Ainsi, les Ambriens ne sont libres de jouer qu’avec des illusions et des représentations. Ils n’ont aucun pouvoir sur la Marelle et sa transposition empirique, car celles-ci sont immuables. Dans la bataille pour le trône, un des princes d’Ambre, Brand, veut pour cette raison détruire la Marelle et en dessiner une nouvelle pour construire un nouveau monde à son image, à son goût. Les autres princes, dont le narrateur, se disputent la place de roi, mais désirent néanmoins conserver le monde tel qu’il est.
Il existe plusieurs Marelles qui sont des copies de la Marelle originelle. Leur traversée permet d’être initié ou de se téléporter à l’endroit de son choix. On en trouve une copie dans les entrailles du palais d’Ambre et une copie de cette copie dans le royaume sous-marin de Erbma, qui est un reflet d’Ambre inversé sous la mer10. Une autre copie de cette copie, moins connue, est située dans le Tir-na Nog’th, un espace onirique qui n’est accessible que lors d’une nuit sans nuages, en gravissant des marches dans le ciel. C’est le clair de lune qui permet la matérialisation d’une image d’Ambre flottant au milieu des airs. La plupart des personnages n’ont en fait traversé que ces copies de la vraie Marelle. Celle-ci est située dans un ciel-océan presque impossible à atteindre, et rares sont ceux qui la connaissent, qui l’ont vue ou parcourue.
Brand, le prince rebelle, découvre une façon astucieuse de modifier partiellement la Marelle originelle, une façon qui implique le corps. Il poignarde un de ses neveux sur la Marelle, le sang qui coule alors crée une tache qui en modifie le tracé ― cela ne fonctionne évidemment qu’avec du sang de la lignée d’Ambre. Cette tache se répercute dans le monde matériel et sensible, transposée sous la forme d’une route noire qui traverse toutes les Ombres depuis les Cours du Chaos ouvrant le passage à de violentes créatures issues du chaos qui prennent Ambre d’assaut. Pour la première fois, celle-ci n’est plus immuable. Ne connaissant pas les manœuvres de Brand, les frères qui se bataillent entre eux finissent par faire une alliance temporaire le temps de vaincre ces créatures dont ils ne connaissent pas l’origine.
Une nuit où le narrateur se trouve à Tir-na Nog’th, l’Ambre onirique matérialisée par le clair de lune dans le ciel nocturne, il aperçoit l’ensemble du monde sous lui et découvre que la route noire s’étend à l’infini. Il comprend alors que ses frères et lui ont tous continuellement vécu une illusion de « solipsisme », c’est-à-dire qu’ils n’ont perçu jusque-là le monde qu’en fonction d’eux-mêmes. Ils ont toujours cru que le monde s’arrêtait là où s’arrêtait leur imagination, autrement dit que la limite d’Ombre correspondait à celle de soi-même. Corwin découvre que les princes d’Ambre ne sont pas seuls à créer des Ombres, qu’elles ne sont pas réellement leurs « jouets » comme ils l’ont toujours cru, et qu’elles s’étendent bien au-delà du monde connu :
Les choses qui l’utilisaient [la route noire] pour voyager venaient de quelque part, mais ce n’étaient pas mes choses. […] Elles appartenaient à elles-mêmes, ou à quelqu’un d’autre ― cela ne comptait plus guère ― et elles perçaient leurs tunnels dans la petite métaphysique que nous nous étions tissée au cours des âges. Elles avaient pénétré sur notre territoire, elles n’en faisaient pas partie, elles le menaçaient, elles nous menaçaient (III, 191).
Peu de temps après, Corwin découvre l’existence de la Marelle originelle, qui de surcroît est nouvellement tachée de sang. Il apprend par la suite que son grand-père, Dworkin, l’a lui-même dessinée autrefois avec son sang, afin qu’elle se matérialise en royaume d’Ambre, donnant ainsi forme au chaos et instaurant un ordre. Dworkin dira :
Je suis la Marelle, au vrai sens du terme. En traversant mon esprit pour parvenir à sa configuration actuelle, c’est-à-dire le fondement d’Ambre, elle m’a marqué aussi sûrement que je l’ai marquée. Un jour, j’ai compris que j’étais à la fois la Marelle et moi-même, et qu’en devenant la Marelle, elle a dû devenir Dworkin. Des modifications mutuelles ont affecté la création de ce lieu et cette époque; là réside notre faiblesse et notre force. Car je me suis rendu compte que tout dommage infligé à La Marelle me serait infligé de même, et que tout mal infligé à ma personne affecterait la Marelle de façon identique (IV, 77-78).
Il pensait en effet pouvoir être le seul à modifier le tracé de la Marelle, mais lorsque le sang de sa descendance a été versé sur elle, occasionnant la tache noire et sa matérialisation en route noire, cela a aussi affecté son état mental et créé un trou dans son esprit. Il sombre souvent dans la folie et ne sait plus son identité et, à ce moment-là, son corps se métamorphose en toutes sortes de créatures. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il pense qu’il serait préférable de tout détruire et recommencer que de réparer ce qui a été endommagé. À propos du trou dans son esprit, il dira : « Je ne peux plus penser à cet endroit, seulement autour. Je ne sais plus ce qu’il faut faire pour réparer quelque chose qui me manque désormais » (83). Cependant, il ne souhaite pas le retour du chaos, il pense qu’il serait préférable de refaire une nouvelle Marelle, une nouvelle matrice, un canevas qui crée de l’ordre dans le chaos. Dans cet univers, territoire, nation, corps et imaginaire sont consubstantiels : il n’y a pas de frontières entre eux, ils ne font qu’un. Tout se passe comme si l’apparente transcendance du monde était doublée d’une immanence ― la Marelle tracée avec du sang étant de fait issue de la réalité sensible ―, comme si elles s’annulaient et se neutralisent l’une l’autre pour ne faire qu’un.
Au fil du récit, à chaque nouvelle découverte, on s’aperçoit en même temps que le narrateur que ce qu’on croyait être l’origine du monde a une origine encore plus primitive et ainsi de suite jusqu’au chaos, au néant fondateur, qui peut seul réellement prétendre au titre d’origine. De fait, la Marelle primitive dessinée par Dworkin dans le ciel-océan lui a été inspirée d’une « Marelle fondamentale » se trouvant à l’intérieur d’une pierre précieuse, plus précisément d’un « joyau qui renferme l’essence de l’ordre » (79). Cette Marelle est tridimensionnelle, voire multidimensionnelle. Avant de pouvoir tracer sa Marelle à lui, Dworkin a dû en parcourir en esprit, à l’intérieur du joyau, le dessin constitué de « courbes extradimensionnelles », de « spirales » et de « dentelles serrées » (V, 212). Ne se faisant seulement qu’avec l’esprit, le parcours initiatique est cette fois celui d’une « conscience désincarnée » à « l’intérieur lumineux d’un énorme coquillage aux circonvolutions complexes » (idem.). C’est donc au niveau de cette Marelle inscrite dans le joyau que se dissocie le corps et l’esprit. Elle préexiste par ailleurs au créateur de la Marelle d’Ambre. On pourrait ainsi penser que ce lieu coïncide avec ce que Platon nomme le « Ciel des Idées », où se trouvent la version originelle des Idées, les concepts purs qui préexistent à la réalité sensible; cependant, le récit ne précise pas l’origine de ce joyau contenant la vraie Marelle et plusieurs indices indiquent que ce n’est pas encore là la vraie origine11.
Tout se complexifie en effet dans la deuxième moitié du cycle. Le narrateur de la deuxième pentalogie est Merlin, le fils métis de Corwin, le narrateur du premier cycle, et de Dara, issue de la lignée des Cours du Chaos. Il porte donc en lui deux matrices, car le Chaos à également un équivalent de Marelle, le Logrus, mais celui-ci ne fonctionne pas du tout de la même manière. La Marelle est le signe de l’ordre; le Logrus, le signe du désordre. Dans les Cours du Chaos, les déplacements se font subitement et les lieux ne sont pas linéaires comme à Ambre. On bascule d’un endroit à l’autre par des passages qui aspirent et téléportent instantanément les personnages comme s’il n’y avait pas de distance. De plus, tous ceux dont l’origine touche au Chaos sont capables de se métamorphoser à volonté. Par ailleurs, on finit par découvrir que tous les personnages ont du sang chaotique. On apprend également que la Marelle et le Logrus sont doués de conscience et d’intelligence et se livrent une bataille en manipulant les personnages et leur destin depuis le début. Ce sont deux forces antagonistes dont l’équilibre se modifie au cours du récit. Merlin étant issu des deux lignées, d’Ambre et du Chaos, et destiné à son insu à faire régner le chaos, décide de ne pas prendre parti et de conserver un équilibre plutôt que de favoriser une force au détriment de l’autre. L’une étant trop rigide et contraignante ― telle la nation ―, l’autre étant trop désordonnée, instable et imprévisible ― telle l’anarchie absolue ―, il s’agirait alors d’équilibrer le tout, car elles ne peuvent pas exister séparément. La réelle origine de cet univers est ces deux forces ou énergies opposées : une qui cherche à prendre forme et à créer des formes, de l’ordre; l’autre à désassembler les formes, à les métamorphoser constamment et à créer du désordre.
La traversée de cet univers s’inscrit dans la tradition du récit de parcours initiatique où le héros est à la recherche de son identité, tel que dans la traversée en forêt du conte12 ou celle du château gothique du roman noir. En ce sens, nous avons affaire, pour reprendre l’expression d’Annie Le Brun à propos du château du roman noir, à « une machine à faire le vide idéologique13». La quête de l’origine conduisant au néant qui nous fonde, toutes les questions nationales, identitaires, généalogiques et autres paraissent alors caduques et inappropriées ainsi que la scission corps/esprit instaurée par Platon; il en va dès lors de même avec la vieille bataille entre le matérialisme et l’idéalisme, entre l’immanence et la transcendance. La consubstantialité du corps avec l’esprit et l’imaginaire ainsi qu’avec la nation et le territoire ressortant de cette analyse montre bien les limites des raisonnements fondés sur des dichotomies, ainsi que les frontières qui en découlent. Par exemple, la dichotomie entre soi et l’autre propre aux nationalismes apparaît bien illusoire à la lumière de cette analyse; il y a toujours en effet de l’autre en soi. Bien qu’elle tende naturellement à se figer, la nation n’est jamais immuable, il y a une constante circularité qui s’opère entre elle, le territoire, l’imaginaire et le corps, aussi bien le corps social que le corps humain. Pour reprendre l’image du ruban de Möbius annoncée en introduction, ces éléments constituent la seule et unique face du ruban, dont on ne peut d’ailleurs déterminer le début ou la fin : il n’y a qu’une constante circularité du parcours le long du ruban. L’univers d’Ambre illustre à quel point la question des origines est loin d’être simple et que la modestie s’impose lorsqu’il en est question. Il ressort également de ce récit que la métaphysique de Platon ainsi que la dichotomie corps/esprit et la hiérarchie qu’il a instaurée entre la raison et le monde sensible ne tiennent pas compte de cette consubstantialité du corps et de l’esprit, du corps et de l’imaginaire. Platon aurait sans doute lui-même instauré sa propre Marelle, son mythe fondateur, en essayant de donner forme au chaos de sa propre imagination, de son propre néant originel.
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Richard, Marie-Ève. 2014. « Transmutation et métamorphose des lieux et des corps: topologie de l'idée de nation dans la science fiction du cycle des Princes d'ambres de Roger Zelazny », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/transmutations-et-metamorphoses-des-lieux-et-des-corps-topologie-de-lidee-de-nation-dans-la>