Mais le livre de Memmi ne raconte pas; s’il est nourri de souvenirs, il les a tous assimilés : c’est la mise en forme d’une expérience; entre l’usurpation raciste des colons et la nation future que les colonisés construiront […]1
Jean-Paul Sartre, Préface au Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur
Avec ses essais Portrait du colonisé et Portrait du colonisateur, parus d’abord dans les revues Les temps modernes et Esprit en 1956, puis publiés aux éditions Corréa (Paris), accompagnés d’une préface signée par Jean-Paul Sartre en 1957, Albert Memmi s’impose comme un des penseurs majeurs de la décolonisation. Si Memmi est une figure importante de la décolonisation francophone, au Québec, le « recours particulier aux théories de Memmi – plutôt qu’à celles de Césaire et Fanon – [a favorisé] l’identification nord-américaine et [a permis] de désamorcer d’emblée les principaux arguments pouvant éventuellement être utilisés pour discréditer l’analyse décolonialiste de la situation québécoise » (Poulin, 2009, 54). En phase avec la mouvance marxiste et les pensées socialistes européennes est fondée, en octobre 1963 à Montréal, Parti pris, revue dont les bases idéologiques puisent à même les écrits de Jacques Berque, Frantz Fanon et Albert Memmi. Paul Chamberland, dans une entrevue donnée à la revue Spirale à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fondation de Parti pris, affirme que « la “décolonisation” [était] incontestablement le maître mot [de la revue] » et que la « vision [des auteurs de la revue] de la situation historique du Québec et [leur] volonté d’une émancipation révolutionnaire du peuple québécois trouv[aient] là leur trait paradigmatique » (Fabre, 2013, 38). Indissociable du contexte mondial de lutte, la décolonisation, telle qu’abordée par les auteurs de Parti pris, s’inscrit dans le contexte plus large de la lutte révolutionnaire pour l’indépendance nationale. Véritable lecture initiatique, les ouvrages de Berque, Fanon et Memmi guident les fondateurs de la revue vers la parole, comme le souligne Robert Major : « la découverte de ces trois derniers […] a permis aux partipristes leur première formulation du mal-vivre québécois » (Major, 2013, 63-64). Major ajoute que « c’est à travers Memmi que les partipristes se voient objectivement pour la première fois comme êtres colonisés » (63-64). Il ne serait pas exagéré d’affirmer que la pensée de Memmi, en véritable réseau sous-terrain, traverse les cinquante-trois numéros du périodique. Afin de saisir l’importance qu’elle revêt et, plus particulièrement, la façon dont les échos du Portrait du colonisé de Memmi prennent forme à même l’écriture, nous nous pencherons sur l’article de Paul Chamberland « De la damnation à la liberté » (Chamberland, 1964, 53-89), publié dans le numéro triple intitulé « Portrait du colonisé » et imprimé à l’été 1964. Cet article condense, à la fin de la première année de parution de la revue, les trois pôles idéologiques annoncés dans l’éditorial inaugural (marxisme, socialisme et décolonialisme) et propose, de façon explicite, une reprise du Portrait du colonisé en mettant en pratique une poétique de l’expérience. À cet égard, il s’agit d’une écriture performative et consciente qui dévoile l’expérience de lecteur de Chamberland, en plus de l’expérience des faits politique, historique et social québécois.
Dans les cinq années de publication de la revue Parti pris, Albert Memmi y est convoqué explicitement à seulement sept reprises. S’il est ici mis en exergue d’un article, là indiqué en exemple ou cité allusivement dans des notes de bas de page, il demeure néanmoins une référence majeure des partipristes, notable entre autres à travers le vocabulaire de la (dé)colonisation qui est convoqué. Comme le souligne à juste titre l’étude de Mathieu Poulin,
les auteurs de Parti pris semblent plutôt privilégier une intertextualité plus subtile, sélectionnant certaines idées et concepts et les adaptant à la situation québécoise – sans pour autant faire explicitement et à chaque fois état de leurs sources (Poulin, 2009, 81).
Cette présence souterraine pose la question du public de la revue, c’est-à-dire des destinataires du discours : ce dernier doit connaître et maîtriser la bibliothèque imaginaire des textes de la revue afin de saisir la réappropriation qui s’opère dans les écrits des partipristes.
Déjà en mai 1964, la livraison de l’été 1964 est annoncée sur la dernière page du huitième numéro comme un « numéro double sur la sexualité et la psychologie du colonisé québécois » réunissant des textes de Denys Arcand, André Brochu, Jan Depocas, Réginald Hamel, Pierre Lefebvre et Pierre Maheu. Divisé en trois rubriques – « Portrait du colonisé », « [sans titre] » et « Chroniques » —, les articles des numéros 9-10-11 présentent un « portrait du Québécois dépossédé » (Parti pris / C.L., 1964, 5). Plusieurs articles du « portrait » sont fortement inspirés de la psychanalyse2, alors qu’une grande partie des textes de la section « Chroniques » s’attachent aux questions relatives au fédéralisme3. Cette édition ne compte cependant pas de poèmes ou de textes de fiction, comme à l’habitude, mais garde la section « Vulgarités », véritable défouloir cynique et espace d’humour noir à propos de l’actualité.
Une lecture comparatiste de l’article « De la damnation à la liberté » en regard du Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur montrerait certainement un réseau de références et de syntagmes communs. Or, nous préférons plutôt pointer les moments où le texte de Chamberland reprend, pour mieux les dépasser au profit d’une lecture du fait québécois, certaines idées de Memmi. Dans cet article, l’essayiste et poète québécois dresse un portrait du « minoritaire » québécois à la lumière d’une réflexion sur l’histoire sociale et politique québécoise. Il y décrit principalement comment le Canadien français est en position de colonisé dans le rapport colonial qu’entretient le Canada anglais avec les Canadiens français, tant sur le plan politique que social. Le court essai propose également, dans un deuxième temps et à la lumière des observations proposées dans l’article — mais également dans les textes du même numéro de Parti pris —, la création effective d’un « être homme québécois » appelé à naître dans un mouvement révolutionnaire de lutte pour l’indépendance nationale.
D’emblée, l’article de Paul Chamberland — d’ailleurs le plus long des numéros 9-10-11, se donnant à lire sous l’intitulé « Portrait du colonisé » — s’inscrit sous le signe de Frantz Fanon (Les damnés de la terre) par le détournement apparent du titre de l’auteur martiniquais et doit être lu avec, en tête, les mots de la « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » de Karl Marx qui sont posés en exergue4. Très rapidement, dans l’introduction, est convoquée également la pensée de Jacques Berque; c’est dire qu’à même le dispositif médiatique, Chamberland montre qu’il n’écrit pas seul et que toute une communauté d’idées traverse le texte. Il convoque d’ailleurs la poésie de Miron pour fonder son esquisse de l’homme « agonique » québécois et identifie une série d’ennemis contre qui s’élève son discours (« Peter Trudeau5 » et les gens de Cité libre). De la même façon, la première partie de son article, intitulée « 1. Portrait du colonisé québécois », appelle le lecteur à une analyse en écho avec l’essai du théoricien de la décolonisation, liant – voire ouvrant – la démystification de cette situation de « colonisé québécois » à un ensemble de réalités mondiales, bien que l’éditorial du numéro souligne qu’il n’est pas question de tracer « le portrait du citoyen du monde » (Parti pris / C.L., 1964, 4). Il faut ajouter que la visée de l’article n’est pas d’appliquer un schéma d’analyse à la situation québécoise, bien au contraire. C’est en ce sens que le propos s’affaire à opposer la technicalisation et les « analyses scientifiques du réel » au « fondamental » et au « réel », à la suite de Jacques Berque. Plus encore, c’est à l’expérience de sa situation que Chamberland s’attache. De manière performative, c’est en faisant l’expérience du langage et de la parole que se transforment les faits :
Lorsque j’écris hypothèse ou souhait, je dessers quelque peu mon dessein : il faut parler d’hypothèses d’action, c’est-à-dire d’hypothèses dont la « vérification » doit être effectuée par la transformation des faits. […] Ce dessein, vous le connaissez : la libération nationale et révolutionnaire du Québec (Chamberland, 1964, 55).
De façon certes très sartrienne, l’auteur remet en cause les théories au profit de l’expérience d’une situation et de l’observation de celle-ci. Ce sont les résultats, les effets d’un régime qui sont mis en paroles dans le texte de Chamberland. Cela ne va pas sans rappeler ce qu’écrit Albert Memmi à propos de « la situation de l’écrivain » colonisé :
L’émergence d’une littérature de colonisés, la prise de conscience des écrivains nord-africains par exemple, n’est pas un phénomène isolé. Elle participe de la prise de conscience de soi de tout un groupe humain. Le fruit n’est pas un accident ou un miracle de la plante, mais le signe de sa maturité. Tout au plus le surgissement de l’artiste colonisé devant un peu la prise de conscience collective dont il participe, qu’il hâte en y participant (Memmi, 2012, 127).
On conçoit assez facilement comment cette « prise de conscience » trouve écho chez Parti pris. Elle est d’ailleurs énoncée clairement dans l’éditorial inaugural :
La parole, pour nous, a une fonction démystificatrice; elle nous servira à créer une vérité qui atteigne et transforme à la fois la réalité de notre société. C’est dire que pour nous, l’analyse, la réflexion et la parole ne sont qu’un des moments de l’action : nous ne visons à dire notre société que pour la transformer. Notre vérité, nous la créerons en créant celle d’un pays et d’un peuple encore incertains (Parti pris, 1963, 2).
Dans le texte de Chamberland, cette volonté passe notamment par la nomination effective du Québec et des québécois6 [sic], termes choisis et qui s’imposent dans la deuxième partie de l’article intitulée, à la façon d’un souhait, « 2. Naissance de l’homme québécois ». Cependant, on ne cherche pas l’essence d’un homme, on tente plutôt « d’esquisse[r] ici sous des angles divers […] un homme situé, l’homme québécois dans le milieu qu’il habite, avec les valeurs et les activités qui sont les siennes » (Parti pris / C.L., 1964, 4), tel que souligné dans l’éditorial signé par Parti pris et Camille Limoges.
La force et l’intelligence de Chamberland sont cependant ailleurs, bien qu’elles se fondent sur une connaissance profonde des œuvres qui forment le sous-texte de l’article. Là où Albert Memmi fait l’inventaire de la condition de colonisé, dans une réflexion binaire et aux accents manichéens sur les « relations coloniales » (Hobbs, 2004, 15), Paul Chamberland pense les interstices de la dualité entre le « groupe canadien-français » (Chamberland, 1964, 63) et le Canada. En proposant d’abord l’équivalence dans sa réflexion, entre l’« être minoritaire [québécois] » et le « colonisé », il emprunte un vocabulaire tout en lui ajoutant une couche de sens; il convoque la charge politique et d’action qu’appelle le texte de Memmi, tout en légitimant, par l’ajout d’un nouveau sens au syntagme, son utilisation dans le contexte québécois de lutte qui lui est contemporain. « L’être minoritaire est un être de relation : il ne se comprend que dans l’existence de son corrélat, l’être majoritaire » (60). Cette condition n’est pas si éloignée de celle de l’« être de manque » que l’on peut lire chez Memmi, où le colonisé trouve ses caractéristiques dans une logique négative par rapport au colonisateur; cependant, cette relation en est une d’exclusion mutuelle : il s’agit davantage d’un rapport de force, de l’impossibilité de penser l’un sans l’autre. Dans cette logique, l’assimilation est impossible, elle est l’inverse absolu de la relation coloniale dans la mesure où elle détruit ce rapport d’opposition complète, en considérant la possibilité d’une reproduction de certains traits du colonisateur chez le colonisé. Ce risque d’annihilation du rapport colonial se rapproche de ce que le théoricien du postcolonialisme Homi K. Bhabha7 nomme le mimétisme dans le rapport colonial. Dans le souci de penser les rapports de façon non binaire, en pleine mouvance poststructuraliste, Bhabha propose qu’il est possible pour le colonisé d’adopter certains traits du colonisateur dans un rapport d’amour-haine – rapport qui ne va pas sans rappeler ce qui est avancé dans le Portrait du colonisé – et d’ainsi incarner une menace pour le colonisateur en remettant en cause sa différence absolue, sa souveraineté. Au binarisme, il y aurait donc la possibilité d’un espace intermédiaire, de l’entre-deux. En outre, l’hypothèse relayée par la lecture historique que fait le partipriste et qui nuance derechef le traitement des analyses d’Albert Memmi :
Ces aberrations seraient moins explicables si les relations « canadians-canadiens » s’effectuaient en terme d’exclusion plus brutale. Notre existence se fonde sur une contradiction historique presque insoutenable. D’abord réalisé contre nous, le Canada s’est vu forcé de nous admettre comme une portion de taille. Alors, pour masquer notre particularité gênante et inutile, la métropole britannique, relayée par la majorité canadian, nous a concédé le rôle de la mouche du coche. Elle a consenti au fait de notre différence en transformant un pénible accident en une curiosité touristique (65).
Or, chez Chamberland, la relation n’est pas seulement binaire, bien que l’état de minoritaire ne puisse être pensé que par rapport à son contraire. L’auteur défend la thèse selon laquelle « [l]’univers canadien est en fait plus qu’un univers scindé en deux, c’est un monde bicéphale » (66). À cela il ajoutera que « [n]ous vivons dans un monde bicéphale, un monde de l’entre-deux » (66). Ce monde monstrueux, ce monstre à deux têtes, donne lieu, toujours dans la réflexion menée dans l’article, à l’ambiguïté constitutive de l’existence canadienne :
L’existence canadienne n’est possible que dans la mesure où la minorité arrive à traduire (trahir), au niveau des valeurs canadiennes, ses propres valeurs; inversement, à consacrer les premières comme garanties des dernières. L’ambiguïté réside donc dans la possibilité d’un échange subtil entre les contradictoires, de sorte qu’ils deviennent indiscernables, ou du moins inséparables. À la limite, il devient possible de soutenir une thèse comme celle-ci : la sauvegarde, l’authentification et la réalisation des valeurs minoritaires ne sera possible que si elles parviennent à informer le contenu des valeurs canadiennes, autrement dit, si la minorité pénètre et transforme la majorité! (67-68)
Cette réflexion est réversible : s’il y existe la possibilité (même fantasmée) de contaminer la majorité par les valeurs de la minorité, il ne demeure pas moins, pour la minorité, un danger d’assimilation. Paul Chamberland, en fin rhéteur, expose la perméabilité de ce monde « bicéphale » afin d’introduire, dans son discours, les idées de ses détracteurs – de « Peter Trudeau », notamment – pour mieux faire valoir l’actualité d’un « génocide culturel » :
Pour nous le capital est anglo-saxon, et c’est lui qui accomplit le plus sûrement le génocide culturel dont nous sommes victimes. Il le fait mécaniquement, sans visée précise; il rayonne le mépris le plus complet pour ce qui est spécificité culturelle, santé sociale d’un peuple (69).
À cela s’oppose la « volonté de soi, [d’une] quête à soi » (69) qui s’inscrit dans la lutte révolutionnaire que défend Parti pris. Il s’agit évidemment de se défaire de cette ambiguïté, de renaître à soi, afin d’atteindre l’indépendance nationale. Mais il reste que cette étape intermédiaire se distingue de ce que propose Albert Memmi tout en reprenant certaines des caractéristiques qu’il esquisse à propos du colonisé. D’une situation du colonisé comme être de « manque » tel qu’il est pensé chez Memmi, l’on passe à une existence de « minoritaire » menacée par l’assimilation d’une « majorité » canadienne-anglaise, en raison de l’ambiguïté historique constitutive du Canada.
L’appel à la lutte révolutionnaire passe par cette rhétorique de la démystification en soulignant comment l’« univers canadien » est bicéphale et comment celui-ci, par son ambiguïté constitutive, laisse un interstice que l’un ou l’autre des groupes peut investir. Une fois cette démonstration faite, par le biais d’une sorte d’anthropologie du social – non loin des écrits d’Andrée Benoist8 d’ailleurs —, Chamberland réinvestit le domaine de la « psychologie » du colonisé québécois : « Cet univers bicéphale n’est que la projection, la rationalisation d’un vertige, d’une fuite devant notre liberté » (67).
À cette dualité canadienne à investir en vue de l’émancipation s’ajoute un « espace original où nous n’affrontions que les fantômes » (70), ce « maître, le passé » (70), qu’est l’expérience de la colonisation française. Plutôt que de poser la question en termes de situation coloniale double (les « colonisateurs » canadien-anglais et français), Chamberland fait appel aux notions de mémoire et de mythe – certainement empruntées à la pensée de Memmi9.
De surcroît, le portrait livré par Paul Chamberland interroge le rôle de la littérature en convoquant, très rapidement, la poésie de Gaston Miron comme base de l’essai. C’est par un extrait de « L’homme agonique » que Chamberland donne à lire cette condition de « minoritaire », de « colonisé » sur laquelle porte sa réflexion : « La vérité que Miron nous dévoile est notre condition d’être minoritaire » (59). Cela ne va pas sans rappeler l’entreprise de démystification, par la parole, annoncée dès la première parution de Parti pris et augure, en quelque sorte, le lien fort qui liera les idéologies et la littérature au sein de la revue10 . Par l’acte d’exposer, au sein de son article et dans les pages de Parti pris, la poésie de Miron pour la montrer parole démystificatrice de la situation, Chamberland dévoile qu’il existe une pratique d’écriture, une langue capable d’exposer une certaine vérité. Tout fonctionne comme si la revendication de Parti pris s’inscrivait de façon dynamique dans cette exigence de « libération et [de] restauration de [la] langue » (Memmi, 2012, 127) dont parle Memmi; comme si la prise de conscience du « colonisé » avait lieu, qu’elle était déjà en marche, qu’elle dépassait – ne serait-ce qu’un peu — déjà les observations de Memmi.
Les partipristes luttent « pour un État libre, laïque et socialiste » (Parti pris, 1963, 4), ils appellent à une communauté imaginaire québécoise – incarnée dans ce nous martelé par la plume des auteurs —, ils invoquent un pays à faire dans une lutte faite de langage et d’actions révolutionnaires. Dans son article « De la damnation à la liberté », Paul Chamberland convoque le texte emblématique d’Albert Memmi, ce Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, dans le cadre du numéro de l’été 1964 dont l’intitulé principal pose le texte de l’essayiste sous la rubrique « Portrait du colonisé ». Nous croyons que, plus qu’une référence idéologique, et davantage sur le mode de l’appropriation et celui de la réécriture, Chamberland dévide les écrits de Memmi, dans le sens où il en tisse son texte pour mieux créer un « portrait du colonisé » québécois, être minoritaire et liminaire, dans une existence canadienne ambiguë. La performativité du texte du poète et essayiste est manifeste : il écrit une partie de l’histoire du peuple « québécois » et de lui accorder un début d’existence indépendante propre par le biais de la nomination (ce passage du Canadien français au québécois [sic] auquel tient Chamberland dans la deuxième partie de l’article), dotant ainsi ce peuple à l’autonomie qu’il réclame d’un récit, le faisant entrer dans l’histoire. Ainsi les enseignements de Memmi se font entendre :
La carence la plus grave subie par le colonisé est d’être placé hors de l’histoire et hors de la cité. La colonisation lui supprime toute part libre dans la guerre comme dans la paix, toute décision qui contribue au destin du monde et du sien, toute responsabilité historique et sociale (Memmi, 2012, 111).
Chamberland, tout comme les autres membres fondateurs de la revue, André Brochu, Pierre Maheu, André Major et Jean-Marc Piotte, se pose en tant que lecteur et place son texte sous le signe des théoriciens de la décolonisation, des penseurs marxistes et socialistes et des poètes québécois qui l’ont précédé. La prose de Chamberland est consciente de son projet, elle garde en elle un sous-texte important et omniprésent. Ce qui rend l’article à l’étude particulièrement intéressant est la convocation de l’essai de Memmi et de son vocabulaire pour parvenir à dire, à écrire différemment, sans appliquer une grille de lecture décolonisaliste, l’état québécois de l’époque, dans le contexte des revendications des partipristes. Si Paul Chamberland dévide, déroule la pensée d’Albert Memmi sur la décolonisation, c’est pour mieux tisser un texte fort de l’expérience, un texte qui appelle un nous à faire à travers une lutte révolutionnaire qui passe par la parole. Chamberland donne des armes à penser.
Il en va comme si la décolonisation ne suffisait pas à rendre compte de la spécificité québécoise, de sa situation d’entre-deux à l’intérieur de l’hydre que représente le Canada dans l’imaginaire convoqué par le poète. Hanté par un passé de domination coloniale française, le Québécois est alors caché dans les retranchements de sa condition d’être minoritaire. Paul Chamberland pense déjà, dans ce texte de 1964, les interstices de cette condition, les zones où pourrait advenir une contamination entre les caractéristiques du Canadien français et du Canadien anglais, où la logique binaire et de caractérisation négative d’Albert Memmi pourrait être dépassée au profit de l’assimilation ou de la prise de pouvoir d’un groupe sur l’autre. En ce sens, la pensée de Chamberland est certainement près de celle de Homi K. Bhabha, dans l’anachronisme certes, mais dans une communauté de pensée qui s’applique à défaire la logique binaire, dans la définition d’identité. Il faudrait, en ce sens, relire Parti pris à l’aune des théories du postcolonialisme afin de comprendre leurs similitudes. Tel que le souligne Sandra Claire Hobbs, « la formation du sujet colonial est pour Bhabha un processus marqué par l’incertitude et le mouvement constants » (Hobbs, 2004, 28). La fortune critique d’Albert Memmi au Québec n’est pas étrangère au traitement qu’en ont fait les intellectuels québécois de Parti pris. L’exemple de Paul Chamberland, dans l’article à l’étude, est frappant, puisqu’il relaie un ensemble de stratégies discursives, un sous-texte abondant et une façon de présenter le texte de Memmi de façon rhétorique qui rend l’essai du Franco-tunisien accessible et opératoire pour la création d’une pensée performative révolutionnaire, chez les lecteurs de Parti pris.
Chamberland, Paul. Été 1964. « De la damnation à la liberté ». Parti pris, vol. 1, nos 9-10-11, p. 53-89.
Fabre, Gérard. 2013. « À contretemps : entretien avec Paul Chamberland ». Spirale, no 246, p. 37-41.
Hobbs, Sandra Claire. 2004. « La résistance tranquille : décolonialisation et postcolonialisme chez Hubert Acquin et Jacques Ferron » (thèse de doctorat). Toronto : Université de Toronto. Graduate Department of French, 295 p.
Major, Robert. 2013 [1979]. Parti pris : idéologies et littérature. Montréal : Éditions Nota bene, 489 p.
Memmi, Albert. 2012 [1957]. Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur. Paris : Éditions Gallimard, 162 p.
Parti pris. Octobre 1963. « Présentation ». Parti pris, vol. 1, no 1, p. 2-4.
Parti pris / C.L.. Été 1964. « Éditorial. De l’homopoliticus à nous ». Parti pris, vol. 1, nos 9-10-11, p. 2-5.
Poulin, Mathieu. 2009. « Citer la révolte. La reprise québécoise du discours de la décolonisation francophone » (mémoire de maîtrise). Montréal : Université de Montréal. Département des littératures de langue française, 139 p.
Constant, Marie-Hélène. 2014. « Dévider Albert Memmi : Paul Chamberland et son portrait du colonisé québécois (Parti pris, nos 9-10-11, été 1964) », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/constant-20> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures,