Apartheid et territoire : le déplacement comme rite de passage chez Nadine Gordimer

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Écrivaine et activiste blanche, Nadine Gordimer reçoit le prix Nobel de littérature en 1991. Son œuvre massive a pour thème le poids et les conséquences du régime ségrégationniste qu’est l’apartheid. Notre analyse portera principalement sur deux romans : Burger’s Daughter (1979) et July’s People (1981). En nous appuyant sur la pensée de Michel Foucault, nous observerons d’abord la façon dont le pouvoir politique marque le territoire sud-africain ainsi que les répercussions de ce pouvoir sur les personnages des deux romans. Nous verrons ensuite comment le déplacement géographique entrepris par les héroïnes marque le début d’une reconstruction identitaire semblable à celle du rite de passage.

La notion de milieu

La notion de milieu, essentielle afin de rendre compte de l’influence des pouvoirs, illustre « le support et l’élément de circulation d’une action » (Foucault, 2004, 22). Réunissant les données naturelles – présence de cours d’eau, dénivellation, types de sols, etc. – et les données artificielles – dispositions et types de constructions, répartition de la population –, le milieu agit comme un champ d’intervention qui atteint, non pas une multiplicité d’organismes ou de corps déconnectés, mais une population, c’est-à-dire « une multiplicité d’individus qui sont et n’existent que profondément, essentiellement et biologiquement liés à la matérialité à l’intérieur de laquelle ils existent » (23). Les frontières géographiques, fixes et rigides, découpent le territoire en plusieurs milieux dans lesquels sont immobilisées les différentes populations. Le rapport mésologique1 agit alors à la manière d’un déterminisme biologique, ce qui explique que son fonctionnement se rapproche de celui de la notion biologique de race2 . Par contre, comme c’est le cas pour une conception de la race organisée autour de la performativité, le déterminisme du milieu est réversible seulement si les frontières de ce milieu deviennent perméables.

Espace disciplinaire et contrôle de la circulation

L’organisation du territoire de l’Afrique du Sud sous l’apartheid3 impose un contrôle de la population et ne protège que la liberté de circulation de la minorité blanche et pro-apartheid. Le Parti national, en adoptant le Group Area Act en 1950, se munit d’un système juridico-légal qui limite les déplacements ainsi que de mécanismes disciplinaires – permis de travail, surveillance, etc. – qui concentrent et contraignent la population. Cela crée, par conséquent, un espace disciplinaire tel que théorisé par Michel Foucault et dont le premier geste est la circonscription d’un espace. Pour que le processus de contrôle fonctionne, l’espace est divisé afin d’« annuler les effets de répartitions indécises, la disparition incontrôlée des individus, leur circulation diffuse, leur coagulation inutilisable et dangereuse; tactique d’antidésertion, d’antivagabondage, d’antiagglomération » (Foucault, 1993, 168).

De telles mesures disciplinaires sont fréquemment représentées dans l’œuvre de Nadine Gordimer. Burger’s Daughter met en scène le désir de la jeune Rosa de s’éloigner de l’héritage politique de son père, Lionel Burger, un militant communiste célèbre. C’est en fuyant illégalement l’Afrique du Sud que Rosa tente de se libérer de l’emprise du père, même après son décès en prison. Le roman July’s People, quant à lui, met en scène un renversement total des pouvoirs : les membres de la famille Smales, des bourgeois blancs, doivent trouver refuge dans le village de leur domestique, July, afin de fuir les milices noires qui ont envahi leur quartier. Avant la fuite, Maureen et Bam Smales accordent régulièrement à July la permission de visiter sa femme ou son amante, en ville : « Maureen Smales – the name, the authority that signed his pass every month » (Gordimer, 1981, 145). La pass4 de July est, en effet, mentionnée à plusieurs reprises dans le roman. Maureen, en signant chaque mois le document qui permet à July de circuler en ville, projette sur son domestique son autorité, bien que ce soit, paradoxalement, pour lui consentir une certaine liberté. Ainsi, même si cette signature semble représenter une attribution de liberté, elle participe plutôt à la création d'un espace disciplinaire à l’intérieur duquel le moindre détail est contrôlé. De plus, cette signature cristallise le rapport de soumission qui relie July à sa maitresse.

L’ensemble des techniques juridiques qui accompagne la ségrégation met en application une force qui marque d’emblée l’ordre spatial et expose la hiérarchisation des groupes. En ce sens, nous étudierons, à travers la représentation des ces espaces et de ces lieux5, les pouvoirs que met en scène l’irruption de la frontière dans l’univers romanesque. Bien que l’action de Burger’s Daughter se déroule presque exclusivement en territoire urbain et celle de July’s People dans la brousse, l’espace est représenté sur le même mode dans les deux romans, celui de la division :

How many months since I had crossed the divide that opens every time a black leaves a white and goes to his ‘place’; the physical divide of clean streets become rutted roads and city centers become veld dumped with twisted metal and perpetual autumn of blowing papers […] (149). 

Un rapport hiérarchique s’immisce à même la description des lieux, subordonnant l’espace noir à l’espace blanc, et est décrit comme « [t]he enormous backyard of the whole white city » (150). Ainsi, le township devient l’annexe de la ville, un territoire imposé et sous contrôle blanc. Pour Rosa, les quartiers noirs défient les catégorisations et échappent à la logique blanche auxquelles ils sont soumis. La relation de domination transparait dans l’organisation des townships qui est calquée sur le modèle de la banlieue blanche :

These restless broken streets where definitions fail – the houses the outhouses of white suburbs, two-window-one-door, multiplied in institutional rows; […] the litter of twice-discarded possessions, first thrown out by the white man and then picked over by the black – is this conglomerate urban or rural? No electricity in the houses, a telephone an almost impossible luxury: is this the suburb or a strange kind of junk yard? (149-150)

Dans cet univers où la race est davantage construite sous un mode performatif, la ville blanche agit comme modèle de la réussite et du pouvoir qu’on tente de reproduire dans l’organisation de l’espace, et ce, dans l’espoir d’en acquérir le prestige et le statut. La superposition de cet idéal blanc sur une toute autre culture participe à la construction d’un territoire producteur d’un sens désaxé et décentré. Ce masque blanc dont on recouvre la banlieue noire réduit cet espace à un no-man’s land, un lieu de l’entre-deux qui ne parvient pas à produire un sens unificateur et univoque : le masque craque.

Hétérotopies : les lieux autres

Ce travestissement est représentatif d’un dérèglement du sens et de la catégorisation; en somme, le township correspond à ce que Foucault appelle une hétérotopie de crise : « c'est-à-dire qu’il y a des lieux privilégiés ou sacrés, interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise 6 » (Foucault, 1984). Si dans la plupart des cas présentés par Foucault l’état de crise est temporaire, la crise de sens produite par cette manifestation de pouvoir est fondamentale, mais surtout permanente. La résolution de cette crise ne passe pas par un rétablissement du sujet, mais par une déconstruction de l’espace tel qu’il est divisé. Le lieu hétérotopique est impénétrable : tout mouvement de population est sévèrement contrôlé puisque ces hétérotopies cherchent à isoler les sujets en crise, c’est-à-dire, dans l’univers représenté, les sujets non-Blancs.

L’organisation des demeures de même que le type d’objet choisis pour les meubler participent d’une tentative – qui se solde évidemment par un échec – de reproduire le registre de la blancheur : « The crowding of the tiny habitation with a job-lot whose desirability of middle-class luxury without the possibility space and privacy […] : a position whose contradictions those who impose them don’t see » (Gordimer, 1979, 150). Pour Foucault, chaque lieu est défini par un ensemble de relations qui délimitent « des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables » (Foucault, 1984). Pourtant, la représentation du township superpose plusieurs réseaux de relations contradictoires et irréparables. Cette crise de sens prévient la saisie du lieu et immobilise, avec force et violence, la population dans une position imposée et contradictoire.

Une opposition nette se dessine entre la ville et le township : l’une est présentée comme organisée, vivante et lumineuse tandis que l’autre est décrit comme confus, mort et sombre. La description des lieux, qui reprend les traits stéréotypés d’une vision manichéenne de la race, réanime une logique oppositionnelle absente de la description des corps des personnages et provoque le resurgissement de la frontière. Il y a, dans la représentation de Gordimer, une certaine transitivité de la race : le déplacement territorial provoque le changement de circonstances nécessaire à la fluidité du concept racial, mais est contrecarré par les mesures mises en place pour limiter et restreindre chaque série d’individus à un territoire qui lui est attribué. Et si un travail de définition – ou de finition – de l’espace a lieu en ville, ce n’est guère le cas dans le township où personne ne semble être à sa place :

A man lay where the roads, without a gutter, found a boundary into ruts and pools. Drunk or knifed. It didn’t occur to either of us to call out or stop or even pass a remark. Not in that place. Not even if we had been black. Not even tough we are white (Gordimer, 1979,169).

Ce territoire, imposé aux Noirs par les Blancs, ne peut être décodé, ni par les uns ni par les autres. Contrairement à la ville, le township est un endroit qu’on occupe et non qu’on habite. La superposition de réseaux de valeurs et les relations de pouvoir qui découlent de l’attribution de cet espace font en sorte qu’il est impossible de l’investir comme un chez-soi : « Blacks don’t talk about ‘my house’ or ‘home’ and whites have adopted the term for them » (149). Cette préoccupation d’un sentiment d’appartenance qui lie un individu au lieu qu’il habite est un exemple de valeur blanche forcée sur une autre culture qui rend le lieu imposé inaccessible, et ce, même pour les individus qui y sont contraints. Lieu limitrophe aux prises avec des valeurs conflictuelles, le township évolue en une idée, un lieu commun – « common place of any black township » (150) – et flottant. De ce fait, le township se rapproche du concept foucaldien d’utopie : « emplacement[s] sans lieu réel […] [qui entretient]  avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée » (Foucault, 1984).  Le township prend la forme d’une utopie quand son réseau de relations invalide les repères géographiques précis, de sorte que tous les townships se fusionnent. L’ensemble de ces lieux dessine un miroir dans lequel se reflètent les rapports de pouvoir et de domination qui contraignent toute une population à un non-lieu, celui de la soumission.

Dans July’s People, l’opposition entre la banlieue blanche et la brousse est également accentuée par la description des différentes habitations qu’occupent les Smales :

The knock on the door. Seven o’clock. In gorvernors’ residences, commercial hotel rooms, shift bosses, compagny bungalows, master bedrooms en suite – the tea-tray in black hands smelling of Lifebuoy soap. ⁄ The knock on the door ⁄ no door, an aperture in thick mud walls, and the sack that hung over it looped back for air, sometime during the short night (Gordimer, 1981, 1).

La transition entre la chambre des maitres et la hutte de boue, sans porte, marque un changement dans le statut social de Maureen et expose l’inversion des relations de pouvoirs. La brousse est, dans tous les sens, un espace autre. Théâtre d’un véritable bouleversement, celle-ci opère sur le mode du contre-emplacement et construit une utopie :

Already they were passing round the thin beer that was the same color when drunk and when vomited. Their fun had its place in their poverty. It ignored that they were in the middle of a war, as if poverty itself were a country whose dispossession nothing reaches (141).

La pauvreté ressemble ici à une utopie hermétique, protégée du reste du monde. Ce territoire dépossédé confronte Maureen à la perte de son statut social, ce qu’elle combat en tentant de garder le contrôle sur son corps et en conservant certains objets qui la lient à la ville. Les deux mondes sont si irréconciliables que la femme de July n’arrive même pas à concevoir l’univers duquel provient la famille Smales : « Didn’t you tell us many times how they live, there. A room to sleep in, another room to eat in, another room to sit in, a room with books (she had a bible), I don’t know how many time you told me, a room with how many books… » (19). Maureen, qui refuse de perdre contact avec son ancien univers, s’accroche désespérément à deux objets issus de celui-ci : le poste radiophonique et la voiture. Le poste de radio lui permet d’entretenir un lien direct avec la ville et de suivre l’évolution des événements qui s’y déroulent. Cependant, dans sa fuite, le couple n’a pas pu prévoir une réserve d’énergie pour l’appareil dont les piles faiblissent à chaque utilisation et dont la diffusion ne cesse d’être interrompue par les luttes armées.

La voiture, puisqu’elle représente la possibilité d’un véritable retour, est l’objet de débats. July insiste pour en garder les clés et les Smales acceptent sans comprendre le renversement de pouvoir qui s’effectue au moment où ils remettent, littéralement, les commandes à celui qui fut leur serviteur. Ayant perdu leur moyen de transport et leur autorité, ils sont forcés de se cacher dans la brousse où July détient le contrôle sur leur vie. Ainsi, le roman de Gordimer s’amuse bel et bien à inverser toutes les relations de pouvoir afin de souligner leur caractère construit et contextuel.

Échapper au découpage du territoire : le rite de passage

Dans les lieux convoqués par les deux romans, les frontières sont surveillées et maintenues par un ensemble de mécanismes juridico-légaux et disciplinaires. La seule façon d’échapper au déterminisme du milieu – équivalence de la notion fictive de race biologique – est de se déplacer et d’entrer dans un espace autre. Dans un tel contexte, le déplacement évolue en un geste de désobéissance, d’insoumission et d’indiscipline qui implique une transgression des lois et des règles sociales. En mettant en scène l’émancipation et  la construction d’une subjectivité individuelle, les deux récits présentent plusieurs caractéristiques du coming-of-age story, du Bildungsroman7 et même du conte. Le déplacement n’est alors plus une fuite qui inscrit les protagonistes dans un registre de la perte et de la dégradation, il est plutôt l’occasion d’une construction et d’une restructuration qui dépasse l’individualité des personnages. La quête et la transformation, éléments qui sont communs aux trois types de récits susnommés, structurent également la vision du rite initiatique de Lévi-Strauss.

Celui-ci exerce une double fonction.  Il marque la transition d'un individu d’une sphère à une autre de la société, tout en ayant une fonction structurante, déterminant la limite et la constitution des différents groupes. Conjonctif, le rite unit deux groupes, ou un individu et un groupe, qui étaient distincts et dissociés, corrigeant ainsi l’asymétrie préliminaire entre initiés et non-initiés. Il annule certains rapports de domination en introduisant une conception horizontale de la communauté. Même si la signification et l’enchainement d’actions peuvent varier selon les tribus, la « séquence initiatique » (Lévi-Strauss, 1971, 58) conserve une base similaire : la « retraite dans les sites sauvages » (14) afin d’y accomplir certaines prouesses pour les garçons et l’« isolement dans une hutte de brousse et respect de certaines interdictions » (15) pour les filles. Ainsi, si le parcours de Rosa semble correspondre au rite de passage masculin, celui de Maureen se calque davantage sur le rite traditionnellement féminin. L’apprentissage diffère pour les deux héroïnes. Rosa, qui a été intégrée très tôt dans un milieu révolutionnaire, doit faire l’apprentissage de la liberté d’idéologie après la mort de son père, alors que Maureen, qui jouit des bénéfices d’un statut social élevé, doit être initiée à l’interdit et à la restriction.

Dès son enfance, Rosa est, malgré elle, partie intégrante d’un microcosme révolutionnaire, la maison de son père étant le lieu de rassemblement des militants du parti communiste sud-africain. Au contact des révolutionnaires, elle intègre un discours et une ligne de conduite. Cette éducation politique, si naturelle pour elle, modifie son rapport au monde. Ainsi, l’enfance de Rosa n’est jamais décrite comme une expérience personnelle, mais comme étant liée à la sphère politique :

As a young girl, conscripted by her father’s ideology, Rosa is a static subject who has yet learned to travel. She is an absolutely political subject who as no private life, whose locus of lived experience is consumed by dominant discourses: her childhood is not defined by scraped knees and church outgoings, but by the Sharpeville massacre and prison visits. Even her most intimate bodily experiences, her menarche, defines itself by and within a political crisis (Halil, 1994, 34-35).

Le personnage de Rosa se voit dès lors assimilé à un discours politique qui ne laisse aucune place à l’émergence d’un sujet. Rosa est condamnée, pour reprendre l’expression de Patricia Smart, à vivre « dans la maison du père8 ». Cet emprisonnement dans l’idéologie et le mode de vie paternel entraine l’impossibilité d’une inscription personnalisée et participe à la mise en captivité de Rosa. Un premier changement dans le mode de vie de Rosa se produit à la mort de son père, qui est vécu comme une libération : « Now you are free. The knowledge that my father was not there ever, any more » (BD, 62).

Suite à ce décès, Rosa quitte la maison familiale9 pour aller vivre avec son amant, Conrad, et coupe toutes relations avec le milieu révolutionnaire de son père10. Si la rupture semble drastique, Rosa réalise rapidement que ce changement ne suffit pas à échapper au contrôle post mortem que son père exerce sur elle. Même libre, Rosa ne connait du monde que ce qui gravite autour de la maison – symbolique et physique – familiale. Cette émancipation du politique à laquelle Rosa aspire est directement liée à la libération sexuelle. Même si son aventure provoque un changement de milieu, c’est au procès de son père, que Conrad couvre en tant que journaliste, que les deux amoureux se rencontrent. Aussi, la nature de leur relation bascule peu à peu d’une dimension sexuelle à une dimension affective et même familiale : « And you know we had stopped making love togheter months before I left, aware that it had become incest » (Gordimer, 1979, 70).

Suite à cette tentative d’émancipation avortée, Rosa entreprend les démarches pour l’obtention d’un passeport illégal. Même si ce passeport devrait l’extraire de ce milieu révolutionnaire, elle fait appel encore une fois à un ancien camarade de Lionel. Certains passages narrés en focalisation interne témoignent des objections, conscientes ou non, que Rosa elle-même émet face à sa propre liberté : « I hoped to be stopped » (193)11. La destination choisie demeure ancrée dans l’histoire familiale, puisque la femme que Rosa va rejoindre est Katya, la première épouse de son père. Cette fois, par contre, Rosa fait le choix conscient d’aller chez cette femme, non pas pour renouer avec l’héritage de Lionel, mais bien pour se défaire de son emprise : « I wanted to know how to defect from him. The former Katya has managed to be able to write to me that he was a great man, and yet decide ‘there’s a whole world’ outside of what he lived for, what life with him would have been » (264).

 Peu après son arrivée en France, Rosa développe une relation avec Bernard, un homme marié : « Tremendous sweet possibilities of renewal all that has categorized sexuality, fom chastity to taboo, illicit licence to sexual freedom. In a drop of saliva there was a whole world » (278). La liberté expérimentée par le corps, à travers une sensualité et une sexualité jusqu’alors inexplorées, est rendue tangible aux yeux de Rosa. Loin de son pays natal, son monde bascule du politique à l’intime et elle devient « a girl, a creature whose sense of existence would be in her nose burried in flowers, peach juice running down her chin, face tended at mirrors, mind dreamingly diverted, body seeking pleasure » (211-230). Cet apprentissage de la féminité provoque un glissement identitaire qui fait basculer Rosa de la sphère politique, traditionnellement masculine, à la sphère privée liée davantage à la féminité. Le corps représente alors le site de la tension liée à l’affrontement de ces deux forces de déterminations, et la sexualité incarne les nouvelles possibilités qui s’offrent à Rosa. À la manière du rite initiatique, ce voyage et ce contact avec une nouvelle société transforme Rosa et l’intègre à une communauté féminine – celle de Katya – puisque, même si le roman s’ouvre avec l’entrée de Rosa dans la puberté représentée par la ménarche, ce n’est qu’une fois éloignée l’influence politique de son père que Rosa fait l’apprentissage de la liberté qui va de pair avec l’intégration de la sphère privée. Le voyage implique ainsi un déplacement intérieur. De sujet politique et statique, Rosa intègre le statut de sujet mobile qui participe à sa propre détermination. L’importance de la destination géographique est relayée au second plan, elle est un non-lieu, un lieu utopique.

Pour Maureen, l’apprentissage à faire est tout autre. Si la transformation de Rosa est constructive, celle de Maureen est plutôt décrite comme une déconstruction. L’exil de Maureen la mène de son milieu urbain aisé à un milieu sauvage et pauvre où son corps, comme son statut de sujet, s’engagent dans un processus de dégradation suite à une perte de contrôle et de pouvoir. À la manière du rite initiatique féminin décrit par Lévi-Strauss, la hutte que July offre à Maureen et sa famille prend rapidement l’allure d’une prison. Son séjour est miné par des interdits qui l’isole; il lui est notamment défendu de participer à la vie publique. Durant sa captivité, Maureen voit son noyau familial se désagréger quand ses enfants et son mari intègrent la communauté sauvage à laquelle elle ne cesse de résister : « She no longer had to worry about her children; she fed them; they knew how to look after themselves, like black children » (Gordimer, 1981,125). Délogée de son rôle de mère, celui qui détermine son existence en ville, Maureen amorce un processus de restructuration identitaire : « as she didn’t know what was expected of her, she did what she liked » (114). Exemptée de toute obligation, Maureen acquiert une certaine liberté qui lui permet d’exprimer une plus grande part d’individualité. C’est ainsi qu’elle se transforme en une autre femme – her (125) – que son mari ne reconnait plus: « she was looking at him as he had never seen before, with dead eyes, triumphantly, as if he had killed her himself, expecting nothing of him » (129). Cet apprentissage de la captivité devient pour Maureen l’occasion de constater le poids que les obligations liées aux rôles de mère et d’épouse ont sur sa définition d’elle-même. Ainsi, le laxisme de la brousse entre en conflit direct avec la figure maternelle traditionnelle. Par contre, cette affirmation de son individualité l’empêche d’intégrer sa nouvelle communauté d’accueil et fait avorter le rite initiatique, car Maureen refuse peu à peu la captivité et les interdits. La fin du roman, qui est délibérément ouverte et sujette à interprétation, donne à voir Maureen fuyant la brousse pour aller rejoindre un hélicoptère qui s’est posé dans la forêt voisine.

Pour plusieurs critiques et universitaires qui se sont penchés sur les dernières pages du roman July’s People, la fuite de Maureen est l’expression d’un puissant désir de réintégrer son milieu et sa position sociale. Pour nous, cette course représente plutôt une première affirmation d’individualité, et prétendre le contraire équivaut à refuser de tenir compte de la déconstruction du rôle social de Maureen. Plutôt qu’une simple fuite ou un désir de retour à la situation initiale, qui ferait fi des nombreux changements advenus durant son séjour en captivité, ce geste  est un premier pas vers la solidification d’une subjectivité autre qui, bien que n’étant pas un processus identitaire constructif, reste toutefois une affirmation. En ce sens, la fuite provoque une déconstruction des rôles blancs et féminins stéréotypés : « She runs: trusting herself with all the suppressed trust of a lifetime, alert, like a solitary animal at the season when animals neither seek a mate nor take care of young, existing only for their lone survival » (160). Ces mots illustrent bien l’affirmation individualiste de Maureen qui délaisse son rôle de mère et d’épouse : elle court, en effet, pour « [her] lone survival » (160). Cet instinct12 de survie mis en évidence au moyen de la comparaison avec un animal démontre le démantèlement des a priori culturels au profit de l’acceptation du côté sauvage de la nature humaine. Cette affirmation de l’individualité reste toutefois embryonnaire, car la fin du roman nous laisse davantage sur une volonté de changement que sur la réalisation d’une restructuration identitaire.

Le territoire sud-africain de l’apartheid, mis en scène dans les romans de Gordimer, un territoire disciplinaire représenté sur le mode de la division, intervient comme manifestation du pouvoir politique et témoigne du contrôle exercé sur la population. De cette façon, les individus sont divisés, et la majorité d’entre eux sont placés sous la domination d’une minorité, dans un espace programmé pour les « blanchir ». Devant une telle exacerbation des frontières géographiques et raciales, le déplacement devient un geste de désobéissance civile de même que le seul vecteur de changement et de résistance politique. Même si les parcours suivis par Maureen et Rosa diffèrent en plusieurs points, tout deux sont construits comme un rite de passage, permettant aux héroïnes une chose rare dans un tel contexte : un changement de communauté. Si la transition entreprise par Rosa se termine par une intégration réussie, celle de Maureen semble incertaine. Par contre, celle-ci n’en demeure pas moins révolutionnaire puisque dans une société comme celle que représente Gordimer, il semble que le seul véritable échec soit le statut quo.

 

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Pour citer cet article: 

Lafleur, Maude. 2014. « Apartheid et territoire : le déplacement comme rite de passage chez Nadine Gordimer », Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lafleur-20> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Corps et nation: frontières, mutation, transfert », n°20, p. 87-99.