Ce que le Bord de mer emporte : le paradoxe d’un geste tragique étouffé par le bruit des vagues

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Mise en garde (TW) : cet article porte sur une œuvre qui met en scène un infanticide; certains passages cités dans le corps du texte pourraient heurter la sensibilité de lecteur·rice·s.

 

Prendre le dernier autocar de la journée, sans que personne ne les voie, ses deux fils et elle, la mère narratrice. Elle se l’est juré : oui, ses enfants verront la mer, même si, pour que cette promesse se réalise, ils doivent partir furtivement en pleine semaine, laisser les jouets derrière et prétendre au luxe des vacances alors que la mère n’a pas d’argent, qu’ils n’ont jamais quitté la cité1. À tout prix, abandonner la routine sans se douter qu’elle continuerait à s’installer à travers les gestes, les identités qu’on ne peut laisser à la maison. Le récit Bord de mer de Véronique Olmi, inspiré d’un fait divers, se déploie autour de cette trame narrative en apparence linéaire. Or, se tisse en filigrane l’impression que les personnages font constamment fausse route : arrivés à bon port, dans une petite ville sans nom où il pleut sans arrêt, ils ne semblent toutefois pas avoir atteint leur destination. En effet, dès le début, nous savons : à l’horizon, seule la mort se devine, comme ce qui permettrait à la fois de rompre un ordre social inhospitalier et de refaire peau neuve, l’ancienne n’offrant aucune protection contre les agressions, aucune barrière entre soi et autrui. C’est d’ailleurs en ce sens que j’entends le mot « paradoxe », le préfixe « para » signifiant autant « parer » que « à côté ». La mère et ses fils, exposés à la pluie, aux regards des autres, dans un « endroit inconnu » (BM, 10), n’arrivent pas à s’arracher de leur individualité, de leur étrangeté en se fondant dans la masse2. Désorientés, ils avancent à côté du sens commun. Mais s’ils sont en retrait, spectateurs d’une vie qui défile devant eux (et non sans eux), ils sont surtout profondément absorbés par la violence du réel. En cela, ils échouent à devenir des corps anonymes et insignifiants, à s’extraire du présent, parce que sur-présents et par trop identifiés.

Il sera ainsi question, dans ce texte, de la posture angoissante et paradoxale de la mère, appartenant à l’entre-deux età la marge, posture qui devient, par glissement, celle de ses fils. Ce roman met en scène la mort, mais pas celle que l’on attend, passivement, comme un sort inévitable. C’est d’une mort qu’il est ici question : une mort, singulière, donnée par une mère à ses jeunes enfants et s’inscrivant, pourtant, dans le quotidien. Un infanticide envisagé comme une solution pour échapper à l’inévitable, c’est-à-dire aux prescriptions sociales qui forcent un « devenir-homme » et empêchent de demeurer dans l’« à côté » des normes. Au-delà de l’intime qui entoure l’événement, lequel advient dans le secret d’une chambre d’hôtel, c’est sa portée collective qui est mise de l’avant par Olmi. Car, comme le précise Anne Dufourmantelle, le sacrifice s’effectue à la frontière du privé et du public. Livré pour un autre que soi, il exprime « toujours un appel » (2007, 23) et, dans un même temps, une réponse à « l’horreur du monde » (Banu 2010, 16).

Le récit débute, comme je l’ai mentionné, sur ce voyage en car dont on ne sait depuis combien de temps il dure. D’emblée, ce qui dicte la narration, ce sont les besoins du plus petit, Kevin, qui ont pour effet d’esquisser un premier portrait de famille et de mettre au premier plan la matérialité du corps de chacun·e : il a envie d’aller aux toilettes, sa mère lui répond que c’est probablement « nerveux » (BM, 11), mais il insiste. Ils n’ont pas le choix, tous les deux, de se lever, de faire arrêter l’autocar, de se faire remarquer. Après, pour s’endormir, le petit exige son lolo, mais sa mère « [l’]a complètement oublié » (BM, 13). Elle suggère alors à Kevin de prendre son pouce. Insatisfait de cette solution, il cogne du pied sur le siège devant lui et l’occupant se retourne pour lui faire sentir son mécontentement. Afin d’éviter une crise, la mère use d’inventivité; elle lui fait oublier qu’il a un corps soumis aux regards et aux jugements des autres. C’est moins le fait que son enfant soit une source de dérangement qui la fait réagir que l’incapacité des autres voyageur·euse·s à faire preuve de compréhension, à ne pas les faire sentir de trop. « Dans ce car les gens étaient vraiment bien installés et ils avaient pas envie qu’on les dérange, c’est clair » (BM, 14), pense-t-elle. Rapidement, un rapport relationnel se dessine non seulement entre les fils et leur mère, mais aussi, et surtout, entre un « eux » et un « nous ». Cette dynamique conflictuelle sera présente tout au long du récit, se faufilant derrière l’intrigue principale.

Au cœur de la nuit, ils arrivent enfin. Le sol qui les accueille est gorgé de pluie, instable. En effet, cette pluie, qui tombe sans arrêt, lave les repères, inonde les trottoirs, emporte avec elle les indications géographiques, mais aussi les indices temporels, comme s’il n’y avait qu’une seule et même journée, rejouée en boucle, dans cette ville qui est présentée comme un non-lieu : dans cette « petite ville au bord de la pluie, coincée entre la mer et la route » (BM, 92), les personnages se « sent[ent] nulle part » (BM, 17). Cette impression de surplace, parce qu’ils sont secoués et étourdis par le mouvement qui les entoure, caractérise donc la courte durée du récit, ponctuée de moments d’éveil et de sommeil. 

Une temporalité disloquée

À l’image de ses pieds qui s’engluent dans la boue et avancent avec effort, la narratrice peine à progresser au rythme usuel du temps. Elle s’interroge sur l’heure qu’il est, incapable de séparer le jour de la nuit et inversement. Elle « veille quand tout le monde pionce et [s’]écroule quand tout le monde gambade, d’ailleurs quand [elle] sor[t] [elle] [se] demande toujours où vont tous ces gens, ça part à droite, à gauche » (BM, 23). Au milieu de ce grouillement, elle se tient immobile dans une « impossibilité de dormir au sein du sommeil » (Blanchot 1980, 82), dans un état de veille « sans commencement ni fin » (82) et de sur-veille. Elle n’est bien que dans cet espace interstitiel qui n’est ni le rêve ni la réalité, mais un « trou sans menace au fond duquel [elle] tombe » (BM, 37) afin de se détacher d’elle-même. David Le Breton, dans son ouvrage Disparaître de soi, écrit que « [d]ormir est un puits sans fond où [nous pouvons] disparaître provisoirement sans pour autant mourir » (2015, 54). Le sommeil, poursuit-il, « devient parfois un refuge profond, une voie pour tourner le dos aux impératifs du monde » (52), « une déclinaison de l’absence, une échappée belle hors de la durée » (53). Censé être un interlude, une interruption de l’existence, le sommeil, pour la narratrice, est plutôt ce qui instaure une autre durée, relance sa douleur et ne parvient pas à mettre quoi que ce soit en suspens. Le sommeil n’a plus de limite étanche; il advient dans la permanence, à la fois diurne et nocturne. Il perd dès lors le sens que lui confère Le Breton, étant moins ce « contremonde » (53) qui filtre et dissipe le réel qu’un étirement du présent vécu; un éternel présent. 

De plus, cet état insomniaque, de vivante morte, suscite et aiguise la vigilance de la mère. « Les insomnies », explique-t-elle, « ont empiré avec la naissance de Stan [son fils aîné]. [Elle] [s’]est mise à guetter : ses pleurs, sa respiration, sa toux, [elle] pensai[t] qu’il fallait qu[’elle] monte la garde, que si [elle] s’endormai[t] il en profiterait pour [lui] faire un sale coup » (BM, 67). De ces propos émergent une anxiété, un regard décalé sur la réalité, une obligation de garder les yeux mi-clos pour ne pas perdre (de vue) son fils. Maintes fois, dans le roman, elle s’endort, mais ne dépasse jamais cette étape qui précède le sommeil, toujours sur le point de : elle demeure dans ce mouvement inachevé qui l’engourdit, la rend disponible et non disponible. Seules les paroles de Kevin et de Stan, des appels lancés comme des bouteilles à la mer, peuvent la faire sortir de ce demi-sommeil puisqu’ils exigent d’elle une réponse : « Mon Kevin! j’ai crié, on va aller manger! Et c’est devenu une urgence, la seule chose à faire, à faire tout de suite : manger! manger! manger! Voilà ce que faisait le reste du monde, voilà ce qu’il fallait faire pour se sentir vivant : manger! manger! manger! » (BM, 38) Kevin et Stan l’occupent et la préoccupent. Si elle soutient que « peut-être c’est [sa] fatigue qui [l]’a éloignée des autres » (BM, 67), elle souhaite, au réveil, faire pareil au reste du monde pour se sentir en vie, en espérant que les mots proférés, répétés comme s’il s’agissait du refrain d’une chanson, se réalisent. « [M]anger! manger! manger! » compose une partition sociale qui s’érige en miroir à un leitmotiv récurrent dans le roman, soit « faute, faute, faute ». Celui-ci révèle qu’elle est une mère dans l’erreur, une « mauvaise mère » car, dit-elle, « on peut pas avoir tous les dons, on peut pas savoir absolument tout faire, tout, c’est ce que je me tue à répéter à l’assistante sociale » (BM, 39). Ces trois notes (« faute, faute, faute ») correspondent, il me semble, aux personnages : trois corps identiques, en dissonance avec l’environnement dans lequel ils se meuvent; trois corps en faute, car ils ne réussissent pas à être comme les autres.

La fatigue de la narratrice, ne s’atténuant pas, creuse, tout au long du récit, un écart entre ses fils et elle, entre le monde et elle, qui ne lui permet pas de se détourner de quoi que ce soit. Est alors exacerbée la friction entre un désir d’harmonie et de dysharmonie, c’est-à-dire entre vouloir être à l’image d’autrui pour mieux passer inaperçue, se fondre dans le bruit de fond, ne plus être la cible de violences (basées notamment sur la classe sociale et le genre) et être en défaut en refusant ce devenir commun, parce qu’il perpétue le cycle des violences. C’est, au final, une hésitation entre le pas de côté (défaire la marche qui protège « l’ordre des choses » [BM, 48]) et le pas en avant (emboîter ses pieds dans les empreintes de chaussures déjà tracées3). Cette tension culminera, dans le roman, par un infanticide prémédité, geste lucide face à un monde irréconciliable. Convaincue que la mécanique du social est une roue qui les broie, la mère élira la mort comme ce qui permet d’abîmer la répétition du réel et de tracer une échappée hors du quotidien qui l’étouffe4.

Rêver de hauteur à la fête foraine

La mère aurait souhaité « suivre [toujours] le bon chemin vers la fête » (BM, 89) et que la pluie cesse enfin. Que ses fils soient délestés d’un poids, emportés très haut par la grande roue qui « bouge[rait] pour [eux], pas besoin de choisir de direction, y avait qu’à se laisser aller, [ils] [seraient] toujours dans ses bras » (BM, 96). Elle croit qu’en hauteur, la perception du monde peut s’élargir et s’alléger, loin de toute gravité qui force le repli de soi5. Mais, se questionne-t-elle, « [c]omment redescendre sur terre? » (BM, 96) Elle n’a pas envie, elle, « de [se] lâcher pour tomber dans la boue glacée, mélangée d’une chaussure à l’autre, étalée, vraiment non, pas envie d’atterrir dans ce pétrin » (BM, 97). Mais, comme pour le sommeil duquel la voix de ses enfants l’extirpe, la grande roue lui est inaccessible parce que Stan la lui « cache […] avec ses cheveux trempés » (BM, 97). Ses enfants sont à la fois un prétexte à la fuite (géographique, temporelle, etc.) et ce qui, au fil du récit, rend cette dernière impossible. Kevin est au bord des larmes et Stan veut rentrer, des exigences qui fonctionnent comme autant de rappels à l’ordre et au réel. Or, la narratrice aimerait demeurer en altitude, détachée de cette turbulence6, loin de « cette boue qui s’accroche aux pieds » (BM, 92).

La mère ne parvient pas à sortir du manège de la vie qui tourne, s’arrête et reprend, l’éloigne du sol pendant un bref moment pour mieux l’y projeter avec puissance7, elle, mais aussi ses fils, aux corps déjà si pesants, qui se traînent. D’ailleurs, tous les trois, ils « [ont] du mal à se détacher, […] tout engourdis, emmêlés » (BM, 18) : ils se soutiennent, bras croisés, soudés les uns aux autres pour ne former qu’un seul corps. Ce corps est cependant friable face au monde. En effet, dit la mère, « nous, on se défaisait de la terre, on en laissait un peu sur chaque marche, la trace de mes enfants c’était ça, de la terre sale sur du lino marron » (BM, 100). À l’instar de leurs chaussures, ils sont « foutus, rongés par la mer, bousillés par la pluie, […] épuisés » (BM, 100). Ils se dissolvent et laissent derrière eux de la terre, des aveux de leur chair tremblante de froid qui trahissent leur désir de transparence. Dans leur manière d’être et d’apparaître, les enfants de cinq et neuf ans ont quelque chose d’anachronique8, qui ne colle pas tout à fait à leur âge : 

[I]ls se sont habillés, Kevin avait toujours mis les vieux habits de Stan et Stan des habits trop grands pour que ça fasse longtemps et je m’étais jamais aperçue qu’aucun des deux avait des affaires à sa taille, […] je voyais bien qu’ils ressemblaient pas aux autres, c’était deux bonhommes [sic], un trop grand et l’autre petit, est-ce qu’ils savaient ça? (BM, 41)

Pour leur mère, la pensée qu’ils se sachent non pas étrangers aux normes, mais plutôt (dé)marqués par celles-ci, est insupportable, tout comme la réalisation qu’ils deviendront peut-être, plus tôt que tard, des « bonshommes » virils. 

Mettre en échec le devenir-homme

Si la narratrice rêve de demeurer dans la grande roue, c’est parce qu’en bas, ce sont les hommes qui occupent tout l’espace. « En bas, ça pouvait nous attaquer » (BM, 108), affirme-t-elle. Dans le café où la mère et ses enfants ont décidé de s’arrêter déjeuner après avoir vu la mer – une mer agitée et menaçante –, des hommes sont « accoudés au comptoir. Ils riaient drôlement, la cigarette au bec et le verre à la main, ils disaient des grossièretés » (BM, 52). Devant leur comportement grotesque – « ils riaient en se grattant le ventre, un s’est mis à roter » (BM, 52) –, la mère éprouve de la honte : l’amplitude de leurs gestes, de leurs « pensées sales sur le cul des femmes » (BM, 53) est envahissante, contamine le restaurant. La narratrice, devant eux, est figée dans la conscience de son propre corps. Elle ne sait que faire pour éviter que ses fils assistent à ce spectacle. Car ces hommes alignés au comptoir incarnent, pour elle, une projection, une sorte de reflet venu d’un avenir qui a déjà commencé, par le biais de l’imitation : 

C’est pour moi le cola? a fait Kevin et il s’est frotté les mains l’une contre l’autre. Il imite déjà les grands, j’ai pensé, et je me suis demandé combien de temps un enfant pouvait rester le fils de sa mère, à partir de quand il était méconnaissable, je veux dire : pareil aux autres. À partir de quand? (BM, 53)

Si, dans le roman, la notion du temps est altérée, une chose est pourtant certaine : il est déjà trop tard, le passé et le présent informant le futur, le confirmant avant même qu’il n’advienne9. « Les mômes grandissent vite, ils dépassent de partout » (BM, 104), pense la narratrice. Il est impossible de les tenir contre elle, en elle, cachés des regards, comme dans ce café où les hommes les scrutent, les surveillent pour mieux « se marrer entre eux » (BM, 55). Les protagonistes sont des corps sans enveloppe, sans bords, vêtus d’une peau qui refuse de sécher comme les vêtements mouillés qui la recouvrent. Ils sont « expeausés », au sens entendu par Jean-Luc Nancy, c’est-à-dire toujours « sur le départ, dans l’imminence d’un mouvement, d’une chute, d’un écart, d’une dislocation » (2006, 31), sur le point d’apparaître malgré le danger que représente, pour eux, une telle exposition. Kevin boit son cola et son chocolat chaud et, rejouant la scène du car où le besoin d’uriner était encouru comme un risque d’être vu, il souhaite se rendre aux toilettes. La mère demande à Stan d’y aller, ne pouvant se résoudre à « passer devant les hommes » (BM, 57), mais son aîné refuse – de peur, peut-être, d’être lui aussi dans leur ligne de mire. Ils doivent quitter ce lieu, elle a « hâte de rentrer à l’hôtel. Que plus personne [les] regarde. Que plus personne [leur] parle » (BM, 58). Hâte, surtout, de retrouver la chaleur des draps, au sixième étage de l’hôtel marron, de « s’éloign[er] [enfin] de la boue, de la mer, des bistrots, des rues sans trottoirs » (BM, 64). 

Attablés dans ce café, territoire habité par les hommes, la mère et ses fils sont déroutants et déroutés : ils cessent d’être dans la marge pour devenir le centre de l’attention. Cela est d’ailleurs réitéré au moment de régler la facture. « Le patron avait l’air dégoûté », précise la narratrice en sortant les nombreuses pièces de monnaie, « il regardait l’argent renversé comme s’il avait jamais rien vu d’aussi sale » (BM, 60). « Les types l’avaient à l’œil et [le patron] sentait que tout dépendait de lui » (BM, 60), soutient la narratrice qui décèle, dans son geste, la performance d’une masculinité ayant pour finalité « l’approbation des hommes » (Mamet 1984 cité dans Delvaux 2019, 47). Au même moment, « [l]es types ont fait claquer leur langue », remarque la narratrice, « on aurait dit des honnêtes gens face à des voyous, et les voyous c’était nous » (BM, 60). Le regard dégoûté du patron ainsi que le claquement de langue des autres, qui font glisser l’origine de la honte sur ce qui est féminin et ce qui s’y rattache, indiquent que ceux-ci ne font pas la différence entre l’argent éparpillé sur la table et les personnages qui le possèdent. Chez ces hommes, le fait que la mère paie en petites pièces et non par carte ou avec des billets fait émerger un sentiment de désordre et une impression de souillure, puis transforme la mère et ses fils en une présence qui « pollue », en des individus qui, selon Mary Douglas, « ne sont pas à leur place, ou encore [qui] ont franchi une ligne qu’ils n’auraient pas dû franchir et de ce déplacement résulte un danger pour quelqu’un » (2001 [1969], 128). Mais au-delà de ce glissement métonymique, c’est l’orchestration d’un boys club que donne à lire la scène du café, en ce qu’elle dévoile plus précisément une de ses tactiques. En effet, le boys club fonde sa logique d’exclusion sur un rejet de tout ce qu’il n’est pas, en faisant porter à autrui l’odieux de son comportement. Or, nous dit Martine Delvaux, cela produit l’effet inverse : en cherchant à se distinguer de son objet de mépris, le boys clubs’y associe (2019, 47). Ce sont d’ailleurs les clients qui, selon la narratrice, « hoch[ent] leurs têtes [sic] de petites mégères écœurées » alors qu’ils reprennent « leur place au comptoir, rentr[ant] à la niche » (BM, 61). Lorsqu’elle s’apprête à quitter, la narratrice confirme que « [l]es types étaient drôlement déçus, drôlement couillons que ce soit déjà fini, qu’il y ait rien d’autre à tirer [d’eux] » (BM, 61), car la mère et ses fils glissent entre leurs mains, comme des « voyous » (BM, 60). Des « voyous » parce que des « mauvais sujets », mais aussi (suivant l’étymologie du mot) parce qu’ils « courent les routes », avançant à contre-courant.

On ne naît pas mère, on le devient

La surface glissante, hostile, sur laquelle se tiennent les personnages, sert également d’appui à l’écriture qui se tisse et progresse au fil des pensées de la mère. Le roman se construit depuis une perspective maternelle, depuis un « je » qui n’a pas de nom propre. De la mère, nous savons peu de choses, sinon qu’elle questionne aussi un autre devenir : le sien, celui du devenir-mère. Elle mentionne les services sociaux, l’enseignante, le dispensaire et le psychiatre, envers qui elle a des comptes à rendre : elle doit leur prouver, sans relâche, qu’elle n’est pas seulement « une mère suffisamment bonne », pour reprendre les mots de Donald W. Winnicott (1971), mais une bonne mère. En parlant de Kevin, elle se souvient

de son premier mot, c’était moi, c’était maman en lettres bâtons, il était fier et moi aussi, c’était ça que j’étais, il l’avait reconnu tout de suite, j’étais la mère, pas plus, pas moins que les autres, la maman, c’est ce que je faisais, ce que je savais faire, la maman […]. J’ai montré ça à l’assistante sociale, mon nom sur les murs en lettres bâtons, qu’est-ce qu’elle pouvait contre ça? (BM, 111-112)

« Faire la maman » versus « faire la mère » : appartenant au registre du privé, la première expression peut être singularisée, elle autorise une souplesse dans la définition, tandis que la seconde, avec le mot « mère », donne sens à une fonction sociale et apparaît dans les textes de loi; c’est la maman définie de l’extérieur, pouvant être jugée. La narratrice est aussitôt rangée du côté des « mauvaises mères » alors que, monoparentale, elle essaie de se débrouiller avec peu d’aide et peu de moyens financiers. Il existe des zones grises même si elles ne sont généralement ni admises ni prônées par les institutions, une multitude de manières de faire qui, parce qu’elles ébranlent les cadres normatifs et débordent des modes d’emploi, ne figurent « pas dans [les] questionnaires » officiels : « Je sais bien m’y prendre avec mes gosses, j’ai pensé, suffit qu’on me fiche un peu la paix » (BM, 23). Qu’on la laisse habiter les paradoxes qui, sans l’annuler complètement, fragilise le rapport d’opposition entre la « bonne » et la « mauvaise » mère. 

Une « bonne mère » suit la trajectoire sociale recommandée, édifie un avenir pour ses enfants, se tourne tout entière vers eux, est disponible et dévouée, fait preuve d’abnégation. Une « mauvaise mère », quant à elle, est interrogée puisqu’elle suscite la méfiance. Elle pleure devant ses enfants, se déverse et déteint, telle la mer qui s’empare de la ville, telles les gouttes de pluie qui « s’attaquaient à Kevin, sans relâche, lui qu’avait pas de défense » (BM, 111). C’est la mère qui ne disparaît pas à elle-même, pour paraphraser Le Breton (2015), et dont le corps, bruyant, retourne contre lui-même la haine qu’il perçoit dans le regard des autres. C’est la narratrice, grugée par cette hantise et cette culpabilité d’être à la fois trop et moins, mais toujours en deçà des attentes. Elle raconte qu’

une fois l’assistante sociale [lui] a demandé si [elle] buvai[t]. Qui? [Elle]? Jamais touché une goutte d’alcool, mais pour qui elle [la] prend celle-là, […] Tout le monde guette le faux pas, le moment où on va tomber, on marche sur du savon, oui, on a des vies savonnées, c’est ce qu’[elle] pense (BM, 35-36).

Pour éviter de tomber, elle avoue chercher à faire comme les autres, car « il faut le faire et ils le font » (BM, 24). Le langage prescriptif, qui fait consensus, appelle forcément la faute, le « faux pas », et, par sa rigueur, empêche qu’adviennent d’autres mots pour parler de la maternité. Ainsi, aux discours qui façonnent une expérience sociale plutôt qu’individuelle de la maternité en la soumettant à d’incessants commentaires – elle évoquera le « Attention à la tête! » (BM, 105) qui jaillit à la vue d’une mère qui tient son bébé –, la narratrice répond par un monologue qui rectifie les faits, les met en relief et démontre leur complexité. Elle fait entendre sa voix car, autrement, celle-ci ne compte pas. Cependant, son discours est aussi entrecoupé de phrases vides, qui sont de l’usage courant et « appartiennent à tout le monde » : « Fais attention en traversant, Parle pas aux messieurs dans la rue, Surveille ton frère » (BM, 68), des ordres qu’elle lance dans le vide et qui ratent leur cible, prouvant qu’elle se trouve dans l’impossibilité de réellement maintenir un lien communicationnel avec ses enfants. « Ça s’est mis à parler tout seul dans ma tête, j’aime pas ça », avoue-t-elle, « c’est une sale bestiole la pensée, des fois j’aimerais mieux être un chien » (BM, 27), comme ces hommes accoudés au comptoir qui, après avoir régné, retournent dans leur niche. Elle a intériorisé les conventions, mais celles-ci logent en elle comme des parasites qui attaquent la fluidité de ses mouvements, l’empoisonnent et l’emprisonnent. Cela fait écho à ses pensées nocturnes, « des bêtes à pince, des petits cancers rampants qui cherchent à [lui] sucer le sang » (BM, 80), bref, des altérités inquiétantes qui, s’emparant de sa tête, la déportent hors d’elle et l’ébranlent.

« [M]achine disjonctée » et « déglinguée » (BM, 71), la narratrice mène une existence syncopée, composée de remontées et de chutes, de paralysies et d’agitations : « J’ai l’habitude. C’est pas la fatigue, c’est la panique. J’en ai parlé au dispensaire. Je suis pas la seule, ça arrive. Il faut se raisonner. C’est ce qu’ils disent. D’ailleurs toutes leurs phrases commencent comme ça : il faut. Moi j’entends : une faute, une faute, une faute » (BM, 70). En disant « je ne suis pas la seule », elle nous invite à considérer les structures sociales sous-jacentes au problème. Alors que du corps paniqué découle généralement un diagnostic reposant sur une grille de lecture pathologisante – tremblantes, les femmes seraient hystériques, existant en dehors de toute mesure –, Olmi donne à penser celui-ci en réaction à et en tension avec un environnement hostile. En effet, face à des violences qui l’enserrent, la mère résiste, essaie de ne pas plier, de ne pas défaillir. Ses tremblements semblent résulter d’un effort de ne pas céder à elle-même alors qu’elle lutte contre son sang qui « [a] hâte de sortir » de sa tête (BM, 70). Ses épisodes de panique secouent ses points d’ancrage, puis la déterritorialisent, la rendent fuyante. Incontrôlables, ses larmes, « des gémissements pleins d’eau, des petits cris » (BM, 71), corrompent ses propres limites et atteignent celles des autres. La mère ne tient plus en place, à sa place. 

Si elle traduit une réaction corporelle, la panique travaille également la structure narrative. En effet, les symptômes de cette anxiété sont constamment intégrés à l’écriture, ce qui recouvre le texte d’une chair qui, à son tour, oscille. La voix de la narratrice fait des allers-retours entre des phrases pensées ou dites, mêlant les degrés de présence à elle-même et à autrui. Ses phrases s’enchaînent sans marques de négation, se dédoublent, se libèrent d’une bouche honteuse, pleine de dents pourries, d’une bouche également savonnée – certains mots formulés sont parfois aussitôt regrettés, comme s’ils avaient été évacués trop rapidement. Le roman avance en montées et en descentes, à l’instar des personnages qui grimpent et descendent les escaliers de l’hôtel pour aller vers ou quitter leur chambre, mouvements qui se synchronisent au rythme de notre respiration, de notre cage thoracique qui s’ouvre et se comprime. Bien que nous soyons dans l’attente d’un dénouement connu d’avance, le fil narratif s’autorise tout de même des détours. Le récit crée des tensions chaque fois dénouées, rappelant que si des indices du meurtre peuvent être glanés en cours de lecture10, celui-ci ne surviendra qu’à la fin. 

Le spectre de Médée : la mythologie dans le réel

Dans cette ville, personne ne les connaît et, pourtant, la mère a davantage l’impression d’être reconnue et reconnaissable que de se sentir étrangère. Comme je l’ai expliqué, le monde du bas est synonyme d’hostilité alors que celui du haut, s’érigeant à l’écart de la ville et, croit la narratrice, hors de ses lois contraignantes, témoigne d’une hospitalité; là seulement peut-elle dormir, se libérer partiellement de ses rôles. 

Pour Jacques Derrida, « le droit à l’hospitalité engage une maison, une lignée, une famille » (1998, 27). Qu’en est-il alors de l’hospitalité lorsque l’on quitte notre maison pour se retrouver dans un lieu transitoire (la chambre d’hôtel) et lorsqu’on rompt (avec) notre lignée parce qu’elle ne peut que redessiner à l’infini la figure du cercle, sans possibilité d’entrevoir un autre futur? Pour désamorcer la répétition, il faut une autre ligne, une ligne qui vient aussi du corps de la mère et qui a le pouvoir de conjurer la reproduction du même en défendant une capacité à produire autre chose. Ainsi, c’est en termes de lignes de fuite que j’ai envie de penser l’infanticide, comme ce qui permet à la mère d’imaginer, pour ses enfants, d’autres devenirs. L’enfance, aussi, est un lieu hospitalier en ce qu’il valide une autre emprise du réel. Il semble que c’est pour figer ses fils dans une posture d’enfant accroupi et assoupi que la mère commet un infanticide, pour éviter qu’ils ne soient davantage avalés par le monde, eux dont la peau ne cesse de peler, de se frotter au froid. « Il y a l’enfance. D’accord », dit-elle, « [m]ais juste après il y a l’hostilité du monde. Il faut le savoir. Est-ce que Stan était déjà sorti de l’enfance? J’espérais bien que non » (BM, 109). Contre l’à-venir, c’est-à-dire l’hostilité du monde, elle défend un de-venir; la négation (mise à mort) pourrait être lue, depuis les yeux de la narratrice, comme un « acte de liberté absolue » (Banu 2010, 17) face à l’absence de perspectives. La mère dira d’ailleurs que « se mettre pour la nuit, […] c’est une préparation, un voyage » (BM, 105). La dernière nuit de ses fils se déroulera sous une illusion de mouvement plutôt que dans l’arrêt de la mort. La nuit blanche, ici, aura fonction de canevas vierge sur lequel les personnages pourront se réinventer. On dit de l’infanticide qu’il abolit toute vision d’avenir, comme s’il était la cause de cette absence d’horizon. Or, dans le récit, il est plutôt la conséquence d’un futur déjà mortifère. En livrant ses enfants au sacrifice, la mère répare une destinée impossible et croit inventer un espace dans lequel ils seront à jamais unis, protégés. La chambre d’hôtel qui semblait accueillante prend soudainement des airs menaçants, des allures de tombeau. Elle n’est plus un refuge contre l’extérieur, ses murs étant composés de cette boue qui recouvre la ville. Au final, ce n’est pas « la mer qui était un grand cimetière flottant et froid » (BM, 81), comme l’affirme la narratrice, mais ce qui se trouve dans son hors-champ, là où le silence fait résonner les sons du corps qui s’endort, cette respiration qui, puisqu’elle a été donnée par la mère11, peut à tout moment être reprise.

Dans le roman, bien qu’il y ait du temps, il n’y a pas la mesure du temps, pas de manière de le calculer avec précision. Mais une durée apparaît pour la première fois à la fin : six minutes. Il faut six minutes, correspondant à six pages recto verso, pour que ses fils se vident de leur souffle. Chacun des gestes de la mère est disséqué, s’enchaîne en une chorégraphie qui donne à imaginer en temps réel un corps-à-corps entre eux et elle : « J’ai posé l’oreiller sur le visage de Kevin et je me suis appuyée dessus. De toutes mes forces. […] J’ai appuyé encore plus fort pour faire passer ce temps-là, le temps de la peur, parce que je connais ça et je veux pas le lui donner, j’espère qu’il l’a jamais connu » (BM, 110). Le corps-à-corps, ici, n’a pas le sens d’une lutte : les enfants bougent à peine, Kevin donne des coups dans le dos de sa mère qui aime ça, qui se demande « depuis combien de temps [leurs] corps s’étaient pas touchés, juste [leurs] mains, jamais plus depuis si longtemps, depuis toujours peut-être » (BM, 120). Durant ces six pages, nous sommes confronté·es à ses sensations physiques – tête qui tourne, bouche pleine de crampes, de fourmis, jusque dans le palais et les dents (BM, 116) – ainsi qu’à des brèches qui se forment et laissent écouler des réminiscences du passé. Des souvenirs qui, sans le justifier, se juxtaposent au présent du meurtre et servent de sablier, pour sentir le temps s’écouler12. Selon Anne Dufourmantelle, « [l]a mère infanticide est […] celle qui a perdu foi en la vie pour elle-même et ses enfants » (2009, 118); elle est celle qui croit avoir perdu toute agentivité et qui, en dernier recours et en dernier secours, commet l’irréparable. La narratrice se fait Médée, « dont les actes », pour citer Marie Carrière, « ne sont pas décrétés par un dieu ou encore par une quelconque disposition monstrueuse ou exceptionnelle, mais font partie du quotidien » (2012, 58). Carrière soulève que l’on préfère réduire Médée à cette « figure venue d’un ailleurs inquiétant » « qui n’est pas pareil[le] » aux autres et dont « [l]a féminité barbare [est] issue de son rapport à l’errance et à l’inconnu » (61). Ainsi, il est plus facile de saisir son crime qui verse dans l’innommable, provoque l’anéantissement des repères symboliques et réels, puis attise l’effroi. Or, Médée est cette mère qui, placée du côté de l’excès, de l’hybris, renferme davantage de familiarité que d’étrangeté. Elle est aux prises avec les « émotions les plus humaines : la haine et l’amour portés à son comble » (Miscevic 1997, 7). Ce tiraillement transparaît dans l’attitude ambivalente de la mère qui raconte à la fois les nuits passées à « guetter [l]es souffrances » (BM, 188) de ses enfants, les mains qui se portent au front de ses fils pour vérifier s’ils font de la fièvre13, tous ces gestes qui semblent précéder leur propre conscience d’exécution, et l’infanticide. L’infanticide, ici, n’est pas indifférence, passivité, renoncement ou vengeance. Convaincue que ses enfants ne seront jamais uniquement dans la vie, mais toujours en survie, et que s’offrent à eux seulement deux identités (victimes ou coupables de violence), la mère s’en prend à toute linéarité en proposant une réécriture du script social. C’est là peut-être la portée paradoxale du geste infanticide qui consiste à tuer ses enfants pour les épargner (Banu 2010, 16). Ainsi, la mère est persuadée que, dans la mort, son devenir et celui de ses fils rencontreront d’autres possibles; elle est mue par le soulagement de ne plus réfléchir aux lendemains. Dufourmantelle écrit d’ailleurs, au sujet de ce récit, que « Médée et cette mère ont en commun, peut-être, l’impossibilité d’imaginer pour leurs enfants un autre destin que le leur » (2009, 120). Cette impossibilité recèle pourtant une puissance d’agir et de transformation, qui ouvre le réel à quelque chose d’autre : « Je me suis approchée de [Kevin], y avait plus son souffle, déjà plus son odeur, plus de sommeil, non, c’était autre chose » (BM, 116). À l’inverse, la ville, l’extérieur, ne peuvent que décevoir par leur constance qui empêche toute imagination, toute recréation de soi : « Dehors il pleuvait toujours, la même pluie glacée, monotone, c’était une ville sans imagination qui pouvait que pleuvoir » (BM, 116).

En les fixant sous les draps, la mère croit redonner à ses fils une peau, une frontière corporelle apte à les soutenir et à les contenir enfin. Mais le drap est rêche, usé, ne fait que les écorcher et les marquer davantage, comme en témoigne la joue de Stan sur laquelle s’imprime la literie. Elle souhaite aussi que l’un se greffe à l’autre. C’est ensemble qu’ils entreront dans cette « bulle matricielle » qu’elle recrée, ce « nouveau cocon qui protège du monde rugueux et inhospitalier » (Marin 2019, 105). Elle érige un fort contre « l’agressivité du monde extérieur, froid, bruyant, aveuglant » (104), contre les éventuelles ruptures. Si le titre du roman convoque le littoral, il évoque aussi la limite des corps qui, sans cesse défaite, doit toujours se refaire. Le corps-à-corps transforme le lit en un ventre maternel, « espace qui accueille, nourri[t] et protège » (100), et suggère que l’étouffement est dé-enfantement ou, selon Le Breton, dénaissance qui permet de « se dépouiller des couches d’identité, […] [de] s’effacer avec discrétion » (2015, 23). Le Breton rappelle que « Freud voit dans le sommeil une sorte de retour au corps maternel » (51). Par sa « chaleur, [son] obscurité, [son] absence d’excitations » (52), le lit devient un calque de la réalité intra-utérine, bordant le sujet dormant de frontières closes. C’est un retour à cette proximité, voire à cette symbiose réactualisant un espace-temps présocial, qui se décrypte dans le geste infanticide de la narratrice, elle qui n’a su qu’être « un ventre, c’est tout » (BM, 83).

Sous l’étreinte maternelle, les corps endormis et solitaires prennent une forme multiple. La narratrice ne peut tolérer la pensée que ses enfants soient séparés, que l’un soit mort, l’autre vivant, « un ici, l’autre seul » (BM, 117). Son action entend lier plutôt que délier : elle veut préserver ce qui sera brisé, ses fils ne pouvant qu’être annihilés, emportés par le courant puisqu’ils sont voués à connaître le même sort que leur mère. Elle les espère côte à côte, dans cette effraction qui renverse un état de choses antérieur et qui appelle à la fin d’un ordre même si rien, pourtant, ne (se) passe : ni le temps ni les personnages qui n’étaient que de passage dans cette ville. C’est cet échec innervant l’entièreté du récit qui se manifeste à la toute fin par un cri, un hurlement, lequel traduit à la fois l’incapacité des mots à traiter cet événement et le désarroi de la mère qui réalise que ses enfants ne sont pas ensemble puisqu’ils se font dos. L’histoire se clôt sur ce hurlement, point de non-retour, qui provoque une brèche tout en confinant la narratrice à la réalité de son crime; qui signe l’écoulement et l’écroulement du sens, englouti par cette mer/mère qui franchit les bornes. Comme en écho à Dufourmantelle qui soutient que « [t]oute mère est sauvage en ce qu’elle […] a un corps plus originel que son propre corps, boue, sable, eau, matière liquide » (2001, 11), j’entends la narratrice affirmer : « Moi, j’étais empoisonnée, pleine de bile, de salive amère, le sel de la mer m’était entré par la bouche » (BM, 69), prenant tout l’espace de la parole. 

Dans Bord de mer, la vie et la mort sont des trajectoires qui s’entrecoupent, tout comme le féminin et le maternel sont reflétés par cet infanticide qui trouble non seulement les définitions élémentaires de la « bonne mère », de la mère tout court, mais aussi la « stabilité de la cité elle-même » (Lechevalier 2010, 70). Cet infanticide a ceci de paradoxal qu’il répond à la violence masculine en la rejouant. Même si un régime de punition est à l’œuvre dans le récit (« faute, faute, faute »), juger ou condamner la narratrice au regard de la loi des hommes est difficile, voire impossible. Olmi nous conduit plutôt à détourner le geste meurtrier de sa signification usuelle, de sa charge abjecte pour penser la fatalité ailleurs, dans ce qui sous-tend la vie même. 

***

Tout comme la menace, dans Bord de mer, s’exerce au moment et au lieu où elle ne s’annonçait pas, la responsabilité du crime doit être réfléchie autrement pour qu’elle ne pèse plus uniquement sur la figure maternelle. L’œuvre réfute toute logique manichéenne, nous obligeant à voir des nuances là où la société n’en admet pas. Les conditions sociales, qui mènent à « l’engourdissement [des personnages] devant ce qui va [les] broyer jusqu’à [les] faire disparaître » (Dufourmantelle 2009, 120), viennent resignifier l’acte meurtrier en le rapportant dans l’ordre du quotidien. Ni monstrueux ni spectaculaire, l’infanticide que commet la narratrice révèle ce qu’il y a sous nos yeux, à chaque instant : les inégalités qui, parce qu’elles donnent l’impression de former le tissu social, suscitent parfois de l’indifférence. C’est, il me semble, pour échapper à cette réalité que, par dépit, la narratrice momifie ses enfants, leur attribue une éternité enmettant à mal la transmission du froid, de la peur, de la honte et de la culture, autant d’éléments qui auraient fini, croit-elle, par avoir leur peau déjà fragile. Bien que l’événement soit de l’ordre de l’indicible – car le récit se referme (et s’enferme) sur un cri –, il est énoncé tout au long du roman, le tragique s’incarnant dans la banalité (ce qui le rend, sans doute, encore plus tragique). À l’instar de la narration qui se déroule à un rythme haletant, la mère, s’accrochant à ses fils, déboule dans cette ville à bout de souffle et forcée d’admettre que la vie n’a plus de sens et ne fait plus de sens. Les personnages sont dans leur chambre d’hôtel comme dans une boîte en carton, l’horizon étant coupé par un mur de briques qui empêche d’apercevoir la mer. La mère rêve d’être en hauteur, suspendue dans la nacelle du manège plutôt que dans la boue qui accélère sa chute. Pour mettre fin aux dérives, elle ne conçoit d’autres solutions que celle de freiner la croissance des enfants. Elle « n’aurai[t] pas dû laisser Stan grandir autant » (BM, 117). Ses fils en savent déjà trop, connaissent déjà la dureté qui a moulé croche leur corps. En empêchant qu’ils grandissent, elle s’assure qu’ils ne deviendront pas ces hommes accoudés au comptoir; qu’ils ne s’éloigneront pas d’elle alors qu’elle peine déjà à les retenir, comme lorsque Stan longe la plage à l’opposé d’elle, sans direction précise. C’est justement pour prévenir l’errance et les tremblements à venir, pour garder ses fils au chaud, eux qui n’ont jamais cessé d’être des « glaçons en train de fondre » (BM, 50), qu’elle les libère du souffle qui est aussi le sien. 

 

Bibliographie

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Winnicott, Donald W. 1971. Playing and Reality. Londres : Tavistock Publications Limited.

 

Pour citer cet article: 

Bélanger, Jennifer. 2021. « Ce que le Bord de mer emporte : le paradoxe d’un geste tragique étouffé par le bruit des vagues », Postures, Dossier « Le parti pris de l’ordinaire : penser le quotidien », no 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/belanger-33> (Consulté le xx / xx / xxxx).