Le parti pris de l’ordinaire : penser le quotidien

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Les derniers mois auront été l’occasion de reconsidérer ce qui, pendant longtemps, composait nos routines : espaces de travail et de vie, relations, contacts, habitudes. Les perturbations récentes ont ainsi fait saillir les traits (parfois négligés) de nos quotidiens et de nos ordinaires, des traits sur lesquels nous avons à notre tour voulu nous pencher en interrogeant les œuvres et les pratiques d’écriture que les objets du quotidien, la routine et le banal ont inspirées à travers l’histoire littéraire.

Exclu·e·s des genres dits nobles (épopée, tragédie), le quotidien, ses acteur·rice·s, ses objets et ses tracas sont relégués à la comédie dès l’Antiquité. Le XVIIe siècle français reprend cette partition générique, qui se voit perpétuée par la distinction entre les représentations idéalisées que donnent à lire les romans baroques et l’illustration parfois grotesque de la vie de tous les jours offerte par les histoires comiques. Tout au long du XVIIIe siècle, avec la popularisation du roman épistolaire, la fiction mime l’écriture au jour le jour et fait place aux détails de la vie courante, parmi lesquels se glisse la figuration des objets. Comme l’a observé Henri Lafon, à cette époque, « [u]n foisonnement d’objets […] se montre, [...] s’étend et s’ordonne dans le texte en plages descriptives » (1992, 413), bien que la catégorie d’» objet », en tant qu’» élément du monde extérieur fabriqué par l’homme et que celui-ci peut prendre et manipuler » (Moles 1969, 5) n’existe pas au XVIIIe siècle et que le « mot “objet” […] a dans la langue classique un sens abstrait [...] définissant une relation entre le sujet et la réalité » (Martin et Ramond 2005, 9). Selon Christophe Martin et Catherine Ramond, ceci contribue à expliquer que l’on s’est bien davantage intéressé aux représentations de l’objet dans le roman du XIXe siècle, où elles occupent une place prépondérante, que dans celui de l’époque des Lumières – Roland Barthes allant jusqu’à affirmer que la littérature avait découvert l’objet avec Balzac (1972, 89).

Après l’agencement foisonnant d’éléments matériels dans les œuvres réalistes du XIXe siècle s’amorce, au siècle suivant, un retour du balancier. Francis Ponge, dans Le Parti pris des choses (1942), tente une plongée microscopique dans l’univers du quotidien pour découvrir, loin du stéréotype, le merveilleux et le ludique dans les objets les plus quelconques. Vers la fin des années 1950, les adeptes du Nouveau Roman remettent en question les poncifs littéraires du roman balzacien : il s’agit d’éradiquer l’affect qui unit le sujet littéraire à l’objet-miroir et d’en appeler à « une littérature objective qui restitue à l’objet sa place neutre et nue d’ustensile inanimé et sans profondeur autre que sa dimension purement visuelle » (Caraion 2007, n.p.). Pourtant, la question de l’objet ne s’épuise pas : après ce qu’il considère comme l’échec du Nouveau Roman, Georges Perec renoue avec le réalisme dans les années 1960 pour déchiffrer l’univers qui l’entoure et offrir « une saisie du monde » (Thorel 2011, 59). Il est d’ailleurs l’un des premiers à souligner l’intérêt pour « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel » (Perec 1989, 11). Dans le tissu des actions ordinaires surgit l’expérience surréaliste de l’éphémère.

D’un point de vue thématique, le quotidien présente également un potentiel subversif. Comme le soulignent Étienne Achille et Lydie Moudileno, « situé au croisement des sphères privée et publique, [il] est le lieu d’interactions sociales absolument déterminantes pour les individus et les communautés » (2018, 7). Lorsqu’il est traversé par la violence, sa prise en charge par de nouvelles voix et par de nouvelles subjectivités devient un acte de résistance qui est à réinventer chaque jour. Pensons à la chronique familiale de R. K. Narayana, Dans la chambre obscure (1938), où l’espace ménager devient le lieu de découverte de soi, ou encore à l’œuvre de Kamala Das (1934-2009), qui remet en question les représentations faites par un milieu littéraire masculin d’enjeux proprement féminins, et notamment de la sexualité féminine. Le quotidien devient le lieu d’expression de voix marginales, souvent passées sous silence, alors que s’y confrontent l’intime et l’espace public.

Dans le cadre de ce numéro dédié au parti pris du quotidien, les auteur·rice·s ont ainsi été amené·e·s à réfléchir aux enjeux qu’appelle la représentation dans les textes littéraires de l’ordinaire, de ses figures, de ses dispositifs et de ses objets; à s’interroger sur les discours que portent les choses dans les fictions, sur le(s) rapport(s) au monde mis en scène par les routines du quotidien, sur la place de l’ordinaire dans les trames narratives et sur les manières de penser cette place de l’usuel dans les récits.

 

Quand les objets font les êtres : entre rêves et (dés)illusions

En ouverture de ce trente-troisième numéro, Madeleine Têtu revisite deux œuvres phares de Gustave Flaubert afin de montrer que, dans Madame Bovary (1857) et dans L’Éducation sentimentale (1869), la représentation des objets contribue à la fois à l’invention d’un monde idéal et au dévoilement de la réalité décevante dans la pensée des personnages. Ce faisant, elle met au jour le rapport des protagonistes à l’écriture et à la littérature, ce qui lui permet de souligner les liens étroits qui unissent la représentation des objets et la vision que se faisait l’auteur des bienheureuses illusions du roman.

Francesca Caiazzo analyse pour sa part la représentation de trois vêtements traditionnellement associés au féminin dans le recueil posthume Burqa de chair (2011) de Nelly Arcan, à savoir la robe de chambre, le déshabillé et la robe de soirée. En s’appuyant sur la notion de honte telle que théorisée par Sara Ahmed (2014), sur la notion de Moi-peau (Anzieu, 1985) et sur les travaux de Joëlle Papillon (2013), elle montre que ces trois objets sont les preuves tangibles de la honte et du désespoir qui habitent les personnages féminins arcaniens dans le recueil.

Créer l’archive : le quotidien figé par les mots 

L'image fantôme (1981) d'Hervé Guibert et Les trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville (1993) de Dominique Noguez sont des textes qui sont tous deux générés par des photographies avortées. En comparant la manière dont le motif de la pellicule restée vierge est traité par ces deux auteurs, Jana Mrad montre que le motif ordinaire de la pellicule mal accrochée insuffle, dans les textes étudiés, de nouvelles dynamiques littéraires. Elle envisage d’abord la pellicule vide comme ressort des textes, puis elle tente de saisir comment cette pellicule ouvre la voie à de nouvelles modalités de lecture.

Laurent Pagès jette quant à lui un nouveau regard sur l’écriture de l’ordinaire mise en œuvre par Karl Ove Knausgård dans le cycle autobiographique Mon combat (2009-2011). Plutôt que de présenter des événements dramatiques ou insolites, Knausgård partage, dans les six tomes qui composent ce cycle, des expériences communes et banales. Relevant quelques-unes des implications de ce parti pris, Pagès insiste sur la méthode d’écriture adoptée par l’auteur, qui entreprend de se coller à la vie par un style dépouillé.

Jugements ordinaires : la violence de l’ordre social

C’est par le prisme de la nourriture que Fanny Cardin se penche sur quatre œuvres d’Annie Ernaux, traitant chacune comme un épisode de la vie du personnage ernausien dans lequel se transforme son rapport à l’alimentation. Ce faisant, Cardin montre que l’écriture de la nourriture, bien plus qu’une écriture plate, parvient à saisir le quotidien comme une expérience totale – sociologique, sensuelle, sensorielle – qui met en jeu l’écriture de la mémoire. 

En clôture de dossier, Jennifer Bélanger met en lumière le caractère paradoxal que revêt l’infanticide maternel commis par la narratrice de Bord de mer (2001) de Véronique Olmi, une œuvre où le tragique s’incarne dans la banalité. En analysant la posture angoissante de la mère, qui dans ce roman se trouve à la fois en marge des normes et absorbée par la violence du réel, l’autrice montre comment ce personnage en vient à considérer l’infanticide comme la seule échappatoire aux prescriptions sociales mutilantes qui pèsent sur ses fils.

Hors-dossier

Deux textes hors-dossier complètent le présent numéro. Tiako Djomatchoua Murielle Sandra propose une étude du roman Remember Ruben (1974) de Mongo Beti, qui se fait le relais de la mémoire populaire du Cameroun en fictionnalisant le parcours d’un héros et militant anticolonialiste. Par ses analyses, l’autrice mesure l’impact que les dispositifs de censure imposés par le gouvernement camerounais ont eus sur la conception du roman et expose, inversement, les façons par lesquelles celui-ci s’attaque au discours des autorités.

En fermeture de ce numéro, Cécilia Morin se penche enfin sur l’écriture de la dépression dans Désormais, ma demeure de Nicholas Dawson. Dans son article, elle montre qu’à travers la création, l’auteur parvient à ouvrir le discours qui entoure cette maladie et à déjouer l’isolement en s’inscrivant dans une communauté d’écrivain‧e‧s qui ont aussi mis des mots sur leur dépression.

L’équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d’exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et chercheurs. Un grand merci au Département d’études littéraires, à l’Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l’Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE) de l’UQAM.

Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur·rice·s pour leur travail.

 

Bibliographie

Achille, Étienne et Lydie Moudileno. 2018. Mythologies postcoloniales. Pour une décolonisation du quotidien. Paris : Honoré Champion.

Barthes, Roland. 1972. « Les planches de l’Encyclopédie ». Dans Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, 89-104. Paris : Seuil.

Caraion, Marta. 2007. « Objets en littérature au XIXe siècle ». Images Re-vues, no. 4, n.p. http://journals.openedition.org/imagesrevues/116 (Page consultée le 18 novembre 2020).

Lafon, Henri. 1992. Les décors et les choses dans le roman français du dix-huitième siècle de Prévost à Sade. Oxford : Studies on Voltaire and the Eighteenth Century.

Martin, Christophe et Catherine Ramond. 2005. « Présentation ». Lumières, no. 5 : 7-12.

Moles, Abraham A. 1969. « Objet et communication ». Communications, no. 13 : 1-21.

Perec, George. 1989. L’infra-ordinaire. Paris : Seuil.

Thorel, Sylvie. 2011. « Les Choses, ou le comble du réalisme ». Roman 20-50 51, no. 1 : 59-72.

 

Pour citer cet article: 

Bauduin, Émilie et al. 2021. « Le parti pris de l'ordinaire : penser le quotidien », Postures, Dossier « Le parti pris de l'ordinaire : penser le quotidien », n° 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/le-parti-pris-de-lordinaire-penser-le-quotidien> (Consulté le xx / xx / xxxx).