La vie ordinaire : ce temps a priori si routinier et prévisible de nos existences a pris depuis un an une teneur toute différente, bouleversé par une pandémie mondiale qui a reconfiguré nos pratiques les plus courantes et entravé nos possibilités d’action. À mesure que notre vie « d’avant » s’éloigne jusqu’à devenir objet de nostalgie, l’extra-ordinaire de l’épidémie et des mesures vouées à la contrer se mue pour nous en un nouvel ordinaire, dont l’issue demeure imprévisible.
Mais voilà qui pose justement une question décisive à qui veut s’essayer à théoriser l’ordinaire : si l’on déclare, aujourd’hui comme hier, vivre des choses qui sortent de l’ordinaire, cela suppose que l’on puisse dessiner le périmètre de l’ordinaire et de ce qui lui échappe. Or, justement, où commence-t-il ? Et où s’arrête-t-il ? Si je m’essaie à répondre à la question, l’apparente évidence de l’ordinaire semble aussitôt me glisser entre les doigts. Tel serait le paradoxe de l’ordinaire, semblable à celui que Saint Augustin formulait, dans les Confessions, à propos du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande, je ne le sais plus. » (cité dans Bégout 2005, 59). Cette labilité de l’ordinaire, qui est celle aussi du quotidien, est un topos dans les réflexions théoriques consacrées à ces notions. « Le quotidien échappe. C’est sa définition », écrit Maurice Blanchot (1969, 359). Henri Lefebvre s’interroge de même, dans sa deuxième Critique de la vie quotidienne : « la vie quotidienne, comment la définir? De tous côtés, de toutes parts, elle nous entoure et nous assiège. Nous sommes en elle et hors d’elle. Aucune activité dite « élevée » ne se réduit à elle mais aucune ne s’en détache » (1961, 46). « À la fois partout et nulle part, omniprésent et élusif, sans commencement ni fin, le quotidien excède toute tentative de saisie et pourtant, théoriciens, écrivains et critiques s’y intéressent », souligne à son tour Marie-Pascale Huglo (2007).
Tel serait donc le paradoxe du quotidien : il est tout à la fois pour nous la réalité la plus familière et la plus labile ; ce qui est juste sous nos yeux, mais qui semble excéder comme par nature nos capacités de compréhension et d’analyse. Il nous confronte à cette difficulté bien particulière, qui consiste à parvenir à saisir ce qui très (trop) proche de nous, si proche que nous ne le voyons plus. S’il y a ainsi « découverte » du quotidien, pour Bruce Bégout, c’est parce qu’il est habituellement « recouvert » : « en fait, si le quotidien ne se prête pas facilement à la découverte, cela ne tient pas à sa situation inaccessible […], mais au contraire à sa trop grande proximité. Il est difficile à découvrir, parce qu’il est recouvert par sa surprésence quotidienne » (2005, 21). L’idée constitue elle aussi un lieu commun critique, auquel Maurice Blanchot avait déjà donné une formulation, plus lapidaire, dans « La parole quotidienne » : « le quotidien : ce qu’il y a de plus difficile à découvrir » (1969, 355). L’idée que nous avons du mal à voir ce qui est juste sous nos yeux est récurrente dans les discours sur le quotidien autant que sur l’ordinaire. « Comme il m'est difficile de voir ce que j'ai sous les yeux ! », note Wittgenstein dans ses Remarques mêlées (1990, 51). On sait combien le philosophe a fait, à partir des années 30, de l’ordinaire, et tout particulièrement du langage ordinaire, une pierre de touche fondamentale de sa pensée. Il ne propose pas, en effet, de déceler ce qui est caché ou de saisir un au-delà du donné sensible. À rebours de la tradition métaphysique dominante, il pose que le plus difficile ne réside pas dans une supposée traversée des apparences, mais dans cette saisie de l’immédiat présent. L’idée est décisive chez bien d’autres penseurs de l’ordinaire mais aussi du quotidien : Stanley Cavell, aussi bien que Heidegger, Foucault, Blanchot ou encore Bégout. Elle constitue un point de jonction essentiel entre les deux traditions de pensée. La pensée de l’ordinaire, comme celle du quotidien, se définit dès lors comme une pensée fondamentalement expérimentale : sa tâche consistera à mettre à l’épreuve la capacité des mots à dire le réel, en ramenant, suivant l’optique de Wittgenstein, « les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien » (2004 [1953, 1958]).
Ce qui est intéressant à retenir dans ces propositions théoriques, ce n’est pas seulement le bouleversement des hiérarchies de valeur qu’elles engagent. Mais aussi cette idée selon laquelle toute théorisation du quotidien se définirait dès lors comme la description d’une expérience, qui engage notre attention et nos capacités de mise en mots. C’est une telle approche expérimentale, semble-t-il, que requiert le quotidien, comme l’ordinaire, pour être enfin appréhendés. C’est dans l’attention qu’on lui porte que cette part routinière et silencieuse de nos existences pourrait se révéler à nous, avec ses reliefs et ses aspérités, ses zones de grisaille et ses couleurs. Prendre le parti de l’ordinaire, ce serait donc assumer la nécessité de se coltiner au réel, non pas pour le délimiter, mais tenter au moins de le décrire. Assumer, dès lors, la relativité d’un concept contesté et d’un savoir éminemment situé.
Bégout, Bruce. 2005. La Découverte du quotidien, Paris : Allia.
Blanchot, Maurice. 1969. « La parole quotidienne ». Dans L’Entretien infini, 355-366. Paris : Gallimard.
Huglo, Marie-Pascale. 2007. « Raconter le quotidien aujourd’hui », Temps zéro, no. 1. https://tempszero.contemporain.info/document71 (page consultée le 20 avril 2021).
Lefebvre, Henri. 1961. Critique de la vie quotidienne, t. II, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté. Paris : L’Arche.
Wittgenstein, Ludwig. 1990. Remarques mêlées, Mauzevin : TER.
———. 2004 [1953, 1958]. Recherches Philosophiques (traduction de Françoise Dastur et al.). Paris : Gallimard.
Heck, Maryline. 2021. « Comment prendre le parti de l’ordinaire », Postures, Dossier « Le parti pris de l’ordinaire : penser le quotidien », no 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/heck-33> (Consulté le xx / xx / xxxx).