La troisième publication de Nicholas Dawson est une œuvre hybride, à l’intersection entre l’essai, la prose poétique et la fiction, pouvant également s’inscrire sous l’égide de la recherche-création. Désormais, ma demeure (2020) raconte la dépression, l’indicible de sa langueur et de sa souffrance, dans une perspective queer, racisée et immigrante, ce qui donne lieu à une réflexion sur les potentialités politique et poétique de l’état dépressif. Le narrateur, aux prises avec les échos lointains et la résurgence imminente de sa maladie, alterne les errances à l’intérieur de sa maison et ses sorties à l’extérieur, rendez-vous divers qui ont pour but d’enclencher sa guérison. Pourtant, il se rend rapidement compte que la guérison, pour lui, passe par la création, l’écriture, et surtout, l’édification d’une communauté. La lecture d’auteurs et d’autrices ayant mis des mots sur leurs expériences dépressives lui permet d’amorcer un travail créatif émancipateur. En effet, la « transform[ation] [de] [s]on état en récit1 » apparaît à la fois comme un moyen de surmonter la dépression et comme un produit de cette même maladie.
J’analyserai d’abord les temporalités fragmentées du récit à partir de l’organisation formelle (et spatiale) de l’œuvre, ce qui me permettra, ensuite, de conceptualiser les façons dont le texte et la création littéraire s’inscrivent comme espaces permettant le mouvement et, par extension, la sortie de soi et la resubjectivation. Enfin, cette dimension émancipatrice de l’écriture de la dépression m’amènera à évaluer les modalités de l’instauration du texte comme espace communautaire où la maladie, malgré les difficultés personnelles et sociales qu’elle occasionne, se positionne comme moteur de création et comme point de départ pour une pensée communautaire, queer et non-blanche. L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, entre la maison et les sorties, servira de point de départ à une observation des rapports entre l’espace confiné et l’espace commun, alternatif et queer, que le texte littéraire né de la dépression fait advenir. La maison, en tant que lieu physique, représente l’isolement, alors que le texte, espace métaphorique d’une communauté, est ce qui permet une création artistique émancipatrice. La pensée de Sara Ahmed dans « Home and Away » (1999) est essentielle pour mon analyse des espaces confinés et communautaires, puisqu’elle réfléchit à ce que représente le chez-soi (« home ») et l’ailleurs pour les personnes de la diaspora. Selon elle, ce n’est pas nécessairement l’ailleurs, l’extérieur, qui symbolise l’altérité. Elle démontre que, pour les personnes migrantes, c’est davantage le chez-soi qui implique une dimension étrangère, une sensation d’étrangeté (« strangerness ») (1999, 340). Elle relève que le chez-soi, comme la migration, suppose une dislocation spatiale, mais aussi temporelle, dans la mesure où tant l’expérience migratoire que le lieu qu’on appelle maison sont liés à une mémoire, à un passé et à un récit souvent expropriés (1999, 343). L’inconfort lié à la maison, dans Désormais, ma demeure, rappelle ce chez-soi théorisé par Ahmed, d’autant plus qu’il est associé, dans l’œuvre, à une fragmentation du temps et à une relation conflictuelle entre l’intérieur (chez-soi) et l’extérieur (le monde).
Le titre de l’ouvrage de Dawson, Désormais, ma demeure, annonce d’emblée l’ambiguïté des rapports entre temps et espaces dans l’œuvre. « Désormais », qui marque un point de départ dans le temps, est directement accolé à l’espace habitable, ce qui laisse entendre que la signification donnée à la demeure est sujette à renouvellement, en plus de créer un effet de brouillage spatio-temporel. Cette contraction du temps et des lieux invite le·la lecteur·rice à réfléchir à la relation qui les unit, ainsi qu’aux manières par lesquelles ils s’influencent et s’organisent mutuellement. En effet, le narrateur exprime un « malaise vis-à-vis des lieux et du temps » (DD, 75) qui se manifeste autant dans l’hybridité de la forme que dans la mise en récit de la maladie. Le texte est structuré par des libellés qui réfèrent au lieu, tandis que plusieurs photographies, qui représentent les coins reculés de la maison, sont insérées dans le texte, créant un effet rythmé d’alternance. La progression de la narration s’organise par ces titres qui indiquent les activités du protagoniste — « Sortir de la maison : médecin », « Sortir de la maison : bibliothèque », « Sortir de la maison : psychologue », par exemple — qui introduisent les chapitres où la rencontre avec le monde extérieur, les pensées et les angoisses qu’il engendre sont racontées. Ces temporalités sont étroitement liées à la division de l’espace, celui-ci s’organisant dans une opposition entre l’intérieur et l’extérieur qui représente à la fois le confinement qu’impose la dépression et le mouvement qu’occasionnent les sorties chez la psychologue, le médecin, l’acupuncteur ou à la bibliothèque.
La maison, même si elle représente une certaine sécurité et qu’elle offre un espace pour la création (l’écriture et la photographie, notamment), est aussi le lieu d’un isolement qui empêche le partage et la mise en commun des expériences. Les sorties, quant à elles, peuvent incarner une oppression systémique subie par le narrateur, parce qu’elles sont majoritairement reliées à un traitement médicalisé de la dépression, lui-même issu d’une idéologie occidentale et capitaliste. Cependant, même si elles semblent menaçantes à cause de la violence des systèmes hégémoniques qui les sous-tendent, les sorties sont ce qui permet au narrateur de connecter avec une communauté d’écrivain·e·s qui a parlé de leur expérience dépressive. Ainsi, bien que ces deux espaces (intérieur et extérieur) soient à première vue opposés, ils se rejoignent puisque l’intimité de la demeure, tout comme le monde extérieur, sont des lieux d’exploration artistique et poétique.
Les segments du texte qui ne sont pas titrés donnent l’impression d’une suspension temporelle, à cause du langage qui y connote davantage l’intimité. Le personnage se confronte à lui-même, à sa douleur, par de longues contemplations à la fenêtre qui renforcent d’ailleurs la dimension d’intériorité et de mélancolie de ces passages. La fenêtre, comme séparation avec l’extérieur, est une sorte de reflet déformant qui amplifie le sentiment d’invisibilité du narrateur, puisqu’il donne à voir le quotidien qui suit son cours. Il écrit : « je tends l’oreille pour entendre plutôt ce qui se négocie au-delà des cadres, dans ce hors-champ perpétuel où se tient solitario mi cuerpo que nadie ve2 » (DD, 38). Ce corps que personne ne voit derrière la vitre, en hors-champ, peut être mis en relation avec les photographies qui cadrent des perspectives totalement décentrées de l’espace habitable. Le corps, à l’instar du chez-soi, est ressenti comme inadéquat. Selon Ahmed, l’expérience du chez-soi par le sujet se fait dans une sorte d’influence mutuelle entre l’espace et lui·elle : « The lived experience of being-at-home hence involves the enveloping of subjects in a space which is not simply outside them: being-at-home suggests that the subject and space leak into each other, inhabit each other. » (1999, 341, l’autrice souligne) Le chez-soi et le vécu corporel, ainsi considérés comme des extensions mutuelles l’un de l’autre, permettent de faire le lien entre le corps du narrateur, marqué par la dépression, l’immigration et l’identité queer, et son rapport ambivalent avec sa maison. Ahmed explique comment le déplacement dans l’espace influence nécessairement le vécu corporel : « migration narratives involve […] a spatial reconfiguration of an embodied self: a transformation in the very skin of which the body is embodied » (1999, 342). Cette réflexion sur l’immigration en lien avec le corps, une réalité qui hante le narrateur, peut être mise en relation avec l’expérience ambivalente qu’il a de son espace. Dans Désormais, ma demeure, la construction d’un chez-soi où le corps est épanoui passe par la création, l’écriture. L’importance que prend l’espace pour le narrateur est alors manifeste, puisque les mouvements entre l’intérieur et l’extérieur ainsi que le positionnement de son corps dans cette dialectique évoquent cette relation ambivalente et parfois inconfortable qui s’opère dans l’expérience d’un chez-soi et de son ailleurs. L’espace habitable représente à la fois l’isolement et la créativité; la dépression, comme l’expérience migratoire, force le sujet à se reconfigurer aux niveaux spatial et identitaire. Les photos, en mettant en scène le vide de la maison, ses recoins inutilisés, donnent l’idée d’un espace qui engloutit le narrateur; qui le met, précisément, hors-champ. Autant l’écriture que la photographie présentent une exploration de l’intime et de la solitude, de la distanciation de soi-même et des autres. En outre, la taille des paragraphes poétiques et leur positionnement sur la page, puisqu’ils correspondent à ceux des photos, créent une concordance entre l’espace confiné de la maison et la prose poétique où le sujet est seul avec lui-même. Ainsi, par l’organisation graphique de l’objet-livre, la distinction entre l’espace extérieur et intérieur est rendue manifeste.
Une telle manière de construire le récit fait apparaître « les temporalités successives » (DD, 174) de la dépression. En effet, si les photographies et les passages non libellés ralentissent le temps et isolent le sujet, les sorties de la maison marquent une progression temporelle : le personnage voit son état s’améliorer ou s’empirer selon le déroulement des rencontres avec les différent·e·s professionnel·le·s. Pourtant, ces marques chronologiques sont toujours floues, car le narrateur utilise de manière presque systématique le syntagme « Dans mon souvenir… » pour introduire les évènements qu’il raconte. Cette stratégie narrative rappelle que la dépression modifie la perception du temps et de la réalité, et qu’elle est, par conséquent, intimement liée à la fiction, à la fragmentation, à la création et à la pluralité. À ce propos, le narrateur écrit : « Impossible alors de raconter la dépression […], c’est-à-dire d’aligner les différents temps que la dépression a isolés pour n’en faire qu’un, celui de l’histoire. […] Autant faire dans la construction — on peut dire fiction : photos, poèmes, récits, essais. » (DD, 120-121, l’auteur souligne) Chez Dawson, écrire la dépression ne peut se faire qu’en articulant divers fragments, et c’est à partir de ceux-ci qu’un temps narratif (une histoire, une fiction) peut émerger. La cohérence d’une narration ne prend donc forme que par la mise en relation d’éléments extérieurs (lectures d’autres écrivain·e·s) et hétéroclites (activités créatives multidisciplinaires). Même si la dépression semble souvent inénarrable, c’est précisément par l’écriture, la création, que ses potentialités s’actualisent. Les temps de la dépression et les temps de l’écriture se fondent les uns dans les autres et permettent de « propulser le langage malade au statut de langage poétique » (DD, 16). La création artistique apparaît en somme comme le passage qui accompagne la dépression d’un lieu confiné où le temps est fragmenté à un lieu collectif où les diverses temporalités arrivent à s’aligner, même si c’est de façon hétérogène.
La fluctuation entre l’intérieur et l’extérieur ainsi que la fragmentation du temps indiquent l’importance du mouvement dans le récit. Le narrateur, en réfléchissant aux apports particuliers de l’écriture poétique et essayistique, cite un passage de Depression : A Public Feeling, de Ann Cvetkovich, qui concerne des moyens de traiter cette maladie. L’autrice souligne que puisque la dépression est souvent considérée comme un blocage, une impasse, la guérison devrait alors passer par la flexibilité et la créativité. Elle écrit :
Defined in notions of blockage or impasse, creativity can be thought of as a form of movement, movement that maneuvers the mind inside or around an impasse, even if that movement sometimes seems backwards or like a form of retreat. Spatialized in this way, creativity can describe forms of agency that take the form of literal movement. (Ann Cvetkovich dans DD, 134-135, Dawson souligne)
La création, même si elle implique un retrait (comme les longues heures passées à l’intérieur de l’appartement), est un moyen d’insuffler du mouvement dans la dépression. Pour le narrateur, le déplacement dans l’espace physique peut également évoquer la mobilité symbolique que permet la création dans l’immobilisme de la maladie. Il écrit :
Le récit de soi est alors aussi récit des sorties : écrire des récits, des essais et des poèmes, prendre des photos de la maison pour m’extraire des systèmes qui m’y cantonnent […], pour poursuivre les transports de la dépression et ses émotions qui nous meuvent, pour investir la force positive de la dépression en célébrant ses souffrances et ses différents héritages — créer. La voilà, la simple leçon de la dépression. Créer est une façon de bouger. Créer est une façon de se déplacer autour des impasses qui s’imposent à nous, l’occasion de résoudre des énigmes, d’encourager la pensée, d’insuffler sens et plaisir au présent. (DD, 139)
Si créer est une façon de bouger dans la stagnation de la dépression, alors ce mouvement qui s’opère dans l’intériorité du sujet amène à penser le soi comme un lieu que l’on peut resubjectiver.
Selon Didier Eribon, la resubjectivation est un « mouvement qui mène de l’assujettissement à la réinvention de soi. C’est-à-dire de la subjectivité produite à la subjectivité “choisie”. » (2012, 21) Eribon s’inspire du concept théorisé par Judith Butler de « resignification » (de l’insulte, par exemple), qui est un acte de libération et de réappropriation. Cette resubjectivation est intimement liée à la théorie queer, puisqu’elles ont en commun la remise en question de l’hétéronormativité et du binarisme sexuel qui imposent aux individus des subjectivités socialement construites. Le mouvement qui resubjective, évoqué par Eribon, n’est pas sans rappeler celui de la créativité, décrit par Cvetkovich. Au début du texte, Dawson déplore que ses sorties de la maison pour ses rendez-vous avec des professionnels l’ont « installé à l’intérieur d’un système dans lequel [il] ne semble être qu’un outil, alors [qu’il est] en réalité le sujet principal, l’objet transporté d’un lieu à l’autre, d’une sortie à l’autre » (DD, 66). Déplacé hors de sa maison par le système hégémonique qui prend en charge la dépression, l’auteur se sent objectifié, tandis que le mouvement occasionné par la création lui permet une sortie de soi extatique, rendue possible par l’investissement des émotions dans l’art. Le narrateur, en revenant sur des épisodes de sa jeunesse, réalise que l’émotion peut également représenter un moyen de sortie de soi : « je voyais dans l’expression désordonnée, voire exagérée, de mes émotions une drôle d’échappatoire à la réalité, une porte vers un monde extatique et d’autant plus attrayant que l’on m’en interdisait l’entrée » (DD, 28). La possibilité de réinvestir l’intensité émotionnelle engendrée par la dépression dans le mouvement associé à la création fait apparaître les potentialités de l’expérience dépressive, lesquelles sont manifestement reliées à la resubjectivation et à la prise de contrôle sur la maladie. L’extase, dans son acception étymologique, réfère précisément à un déplacement hors de soi. Comme le souligne Emmanuel Levinas, « [n]ous constatons dans le plaisir un abandon, une perte de soi-même, une sortie en dehors de soi, une extase, autant de traits qui décrivent la promesse d’évasion que son essence contient » (1998, 108-109). Ce mouvement au-delà de soi-même, caractéristique de l’extase, semble présent dans la démarche de Dawson, puisqu’il est à la recherche d’un espace lui permettant d’explorer librement sa subjectivité et sa dépression. Le texte littéraire est donc l’espace désigné pour cette évasion extatique de soi et des contraintes de l’identité dépressive, trop souvent perçue négativement. « On chute avec les mots, puis on se relève au paragraphe suivant, au poème suivant, difficilement mais courageusement, pour qu’une extase nouvelle se produise et nous fasse chuter une fois de plus » (DD, 75), écrit Dawson. Associés à l’acte créatif, la chute, le mouvement, la sortie de soi et l’extase désignent l’espace textuel comme lieu où la resubjectivation est possible.
Le rapport au langage dans Désormais, ma demeure, est en ce sens très particulier; il est au cœur du processus de resubjectivation. Effectivement, une des premières remarques de l’auteur est que, dans la dépression, « les phrases sont éclatées » (DD, 10). Le « langage malade » (DD, 16) va à l’encontre du langage psychiatrique de la culture dominante, puisqu’il acquiert un statut poétique, en étant investi d’une intention artistique. Cette opposition entre le langage malade et le langage hégémonique est particulièrement frappante dans le cabinet de la première psychologue que rencontre le narrateur, laquelle débite un discours stéréotypé et dépourvu de sensibilité. L’opposition de ces deux langages s’illustre également dans le discours de ses collègues, quand il leur annonce qu’il sera en congé de maladie à cause de sa dépression. Ces épisodes mettent en lumière la nécessité de créer un langage capable de nommer poétiquement la réalité des personnes dépressives, une nécessité qui est au centre de la démarche de Dawson :
Ils [les symptômes] altèrent ma pensée, oui, mais au profit de ce langage que je cherche à (re) produire, celui qui nous place au sein de la voix [Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Dawson souligne], celui qui parle trop et semble ne rien dire, celui qui se densifie en se répétant, en oubliant, à force de verbiage, de produire un sens qui guérirait la personne malade de tous ses maux (DD, 61).
Le langage poétique de la dépression ne cherche pas à définir une forme unique de guérison, mais plutôt à multiplier les sens et les significations de cette maladie. Cette ambition de resignifier la maladie transparaît notamment dans le plurilinguisme de l’œuvre, l’imbrication de l’espagnol et du français permettant à l’auteur de naviguer plus librement dans le langage en s’affranchissant des limites que peut représenter l’utilisation d’une langue particulière pour lui. Il arrive à y transiter et, dans cette mesure, le jeu de déplacement à l’intérieur même du langage fait en sorte qu’on peut le considérer, lui aussi, comme un espace dans lequel il est possible de se resubjectiver. Le narrateur vante la richesse de son bilinguisme en évoquant ainsi ces deux langues qui sont à la fois identité et altérité et qui se soutiennent mutuellement : « l’une peut déconstruire l’autre, l’une peut me sauver quand l’autre tombe » (DD, 47). L’insertion de l’espagnol dans l’œuvre et, plus généralement, l’hybridité langagière, permettent l’émergence d’une conscience communautaire chez l’auteur : « c’est l’écriture y los idiomas3 qui m’ont relié aux autres, d’un je à un nous, d’un yo4 à un nosotros5, de soi à une communauté désireuse de dire le mal » (DD, 47). Malgré le caractère intime de la pratique d’écriture, c’est elle qui rend possible une rencontre avec les autres et avec les différentes langues qui habitent le sujet.
Dans Désormais, ma demeure, la communauté est un élément essentiel pour envisager une guérison. Aussi l’œuvre propose-t-elle un remède à la dépression qui ne correspond pas aux pratiques médicalisées de la culture dominante. Les membres de cette communauté qui se dessine au gré des lectures du narrateur recherchent des manières de vivre la dépression dans ses potentialités plutôt que de la cantonner à la stérilité qui lui est systématiquement associée. C’est ainsi par la lecture d’essais sur la dépression que la communauté advient pour l’auteur : « Nous aider : soudain, je comprenais que c’était pour ce type de phrases que je lisais tant. Pour qu’un nous se forme. » (DD, 73) En se rendant compte que son expérience est partagée et qu’elle a donné naissance à d’autres écrits, Dawson réalise que l’espace littéraire est un lieu où les voix marginalisées des personnes dépressives réussissent à se faire entendre. C’est dans cette mesure que le texte en tant qu’espace devient littéralement un réseau investi des paroles d’auteur·rice·s qui se joignent à celle du narrateur.
L’intertextualité dans l’œuvre de Dawson, en plus de participer à l’hybridité formelle, donne à lire une véritable élaboration communautaire de la parole dépressive. En lisant des essais et des romans qui traitent de la dépression dans ses dimensions sociales, le narrateur parvient à se lier à une communauté théorique et littéraire. Le texte de Dawson peut ainsi être considéré comme une recherche-création, puisque l’auteur y mêle des considérations théoriques et des pratiques artistiques pour amorcer une réflexion plurielle sur la dépression. Le livre est parsemé de citations d’auteur·rice·s qui, se mélangeant à l’écriture du narrateur en s’y insérant sans guillemets, lui permettent de « vivre à l’intérieur des mots d’autrui » (Siri Hustvedt dans DD, 77, Dawson souligne). Cette rencontre avec les écrits d’autres personnes ayant été dépressives confirme, pour l’auteur, que la création est une voie possible pour aller mieux, pour partager et mettre en commun une expérience si souvent individualisée par les systèmes de domination occidentaux et binaires.
Il est pertinent de mobiliser les théories postcoloniales pour lire l’œuvre de Dawson, puisqu’il identifie, à travers sa démarche, les structures dominantes de pouvoir qui font de sa parole un discours minoritaire, et cherche à les subvertir. L’exploration d’une pensée postcoloniale qui met en valeur les points de vue racisés, immigrants et queers (identités auxquelles se rattache l’écrivain), est d’autant plus émancipatrice que nombre d’écrits sur la dépression reconduisent des épistémologies blanches et hétérocentrées6. La théorie postcoloniale permet de penser autrement la dépression et son traitement, en revalorisant le rôle de la communauté diasporique et queer dans la compréhension de ce qui spécifie l’expérience dépressive telle que vécue par un sujet migrant et queer. D’ailleurs, selon Ahmed, c’est précisément l’aliénation provoquée par l’expérience migratoire, en ce qu’elle implique une redéfinition du rapport identitaire entre soi et les autres, qui permet la création d’une communauté : « the process of estrangement is the condition for allowing the emergence of a contested community, a community which “makes a place” in the act of reaching out to the “out of place-ness” of other migrant bodies » (1999, 345). L’identification, entre elles, des personnes ayant une expérience commune permet la création d’un lieu d’appartenance qui légitime leurs vécus en tant que sujets marginalisés.
En effet, les témoignages de personnes dépressives ayant des perspectives décentrées, et par le fait même, de personnes reléguées à la marge à l’intérieur même de la marge, contribuent à souder encore davantage la communauté migrante et queer. L’intersection des différentes identités marginalisées du narrateur forme un réseau complexe de domination qu’il serait impossible de hiérarchiser, mais qui fait émerger les spécificités de son expérience et de la communauté à laquelle il se rattache. Par exemple, l’expérience diasporique qu’impliquent l’exil, l’immigration et le racisme est analysée pour faire émerger une vision qui dépasse le cadre hégémonique de la dépression comme phénomène biologisé et médicalisé :
Nos dépressions se souviennent des traumas de nos ancêtres, se performent au même titre que notre racialisation, notre brownness qui nomme la maladie et les symptômes autrement, parfois en-deçà de ce que les épistémologies dominantes et blanches ont développé comme vocabulaire pathologique de la dépression. (DD, 87)
Lorsque le narrateur écrit que « el sufrimiento no es igual7 à la souffrance » (DD, 88), la confrontation de l’espagnol et du français convoque une communauté diasporique, latino-américaine notamment, dont l’expérience particulière donne un sens autre à la dépression. Cette hybridité linguistique peut être analysée avec le concept du tiers-espace tel que théorisé par Homi Bhabha, puisqu’il représente un interstice d’où peut émerger une pensée hybride de soi et de la culture, dépassant l’opposition binaire entre identité et altérité (1988, 20). De plus, le tiers-espace permet de rendre manifestes les processus ambivalents de signification et de référence à l’œuvre dans la communication et le langage (22). C’est ce que fait Dawson en utilisant à la fois l’espagnol et le français dans son texte; l’ambivalence entre les deux langues transforme la signification de la dépression pour en créer une nouvelle. Ainsi, la définition de la maladie mise à lire dans le texte de Dawson s’inscrit dans l’ambivalence du tiers-espace. Elle n’est ni celle associée à une épistémologie blanche ni celle que la racialisation oblige à performer différemment, mais acquiert une signification propre, que le narrateur arrive à s’approprier poétiquement. Le sufrimiento8, dans sa dimension racisée, diasporique, devient alors une « forme d’agentivité » (DD, 88), puisqu’elle donne lieu à des formes propres de vivre le mal-être.
Cette réflexion affirmant la nécessité de l’élaboration d’une perspective alternative dans l’exploration de la dépression est aussi incarnée par une vision queer de la tristesse et de la souffrance. Dawson n’est pas le premier à faire le lien entre la communauté queer et la dépression. Ahmed, dans The Cultural Politics of Emotions (2004) et The Promise of Hapiness (2009), a théorisé l’inconfort vis-à-vis la culture hétéronormative qui aliène les personnes queers, puisqu’elle leur donne le sentiment que leur existence a moins de valeur. En dépit de cet inconfort, qui peut susciter une certaine honte chez le sujet queer, celui-ci ne cherche pas à atteindre l’aisance proposée par le système hétérocentré, explique Ahmed, car l’aspiration à un tel idéal correspondrait à une assimilation (2004, 155). Le bonheur, ou du moins la conception qu’en propose l’idéologie capitaliste et hétérosexuelle, n’est donc pas ce que le sujet dépressif et queer recherche. S’opposant à ce « bonheur », la dépression apparaît alors comme un espace contestant la culture hégémonique. Ahmed démontre que le bonheur camoufle des scripts rigides, qu’il est tributaire de normes oppressives et que, par conséquent, l’existence à travers la dépression, la revendication de cet état, relève d’une attitude queer. Ce propos est repris dans Désormais, ma demeure, puisque le narrateur explore la possibilité de concevoir la dépression comme un espace propice à l’émergence d’une communauté marginale, mais désireuse d’incarner cette marginalité. Il souligne l’importance de la constitution de
cultures autres, alternatives, qui nécessitent des formes hybrides, interdisciplinaires et décentrées pour véritablement traduire la pluralité des façons dont nous expérimentons le déplacement, l’appartenance et l’identité. Il s’agit alors, pour [lui], d’un processus résolument queer, qui prend appui non seulement sur [s] on expérience de migration et de racialisation, mais aussi sur [s] a subjectivité queer, avec laquelle [il] investi [t] la perte, le rejet et d’autres formes traumatiques de marginalisation […] afin de positivement rendre possible la création de façons moins hégémoniques et moins binaires de (se) dire et de se créer. (DD, 146)
La revendication de l’état dépressif, en plus d’être une attitude queer, permet aussi d’explorer différentes manières de créer, d’écrire, d’investir des formes qui sont propres à cette communauté. Désormais, ma demeure atteste de cette hybridité résolument queer : l’œuvre brouille le binarisme entre la fiction et la réalité, entre l’essai théorique et la création artistique, entre le bon du bonheur et le mauvais de la dépression, entre la maladie et son rétablissement. La dépression y est réfléchie, revendiquée et habitée à travers une perspective queer qui en explore les potentialités plutôt que de tenter de l’éradiquer.
La communauté qui émerge grâce à la lecture et à l’écriture permet donc de concevoir l’espace littéraire comme un lieu de collectivité. Cette réflexion sur l’espace dans sa dimension métaphorique amène également à considérer l’état dépressif comme un lieu communautaire, d’où une pensée alternative, marginalisée, peut advenir. La dépression, dans le livre, revêt d’ailleurs les caractéristiques qui fondent la pensée queer; elle est envisagée dans une optique de constant changement, positionnée contre l’achèvement et la finitude. Dans l’essai, le motif de la boucle, qui caractérise la dépression, permet ainsi de considérer la création, l’exil, la mémoire, l’amour, le récit de soi, comme des processus infinis. Le narrateur déclare que « les récits les plus sombres [sont] pourtant ceux [qu’il passera sa] vie à reformuler » (DD, 150). Le mouvement perpétuel qui singularise l’attitude queer rejoint aussi le mouvement évoqué par Cvetkovich, qui caractérise la création dans la dépression. À la fin du roman, le personnage semble aller mieux; il réussit à adopter la temporalité et le langage psychiatriques et aliénants de la dépression avec courage, mais écrit pourtant : « Le combat a été, pourtant je me dis le combat sera. C’est là que je m’effondre. » (DD, 165) Cette dernière phrase du texte rappelle l’éphémère de tout état émotionnel; elle souligne aussi l’impossible achèvement, autant de la création que de la réflexion queer, qui nécessite la transition, la transformation et la transdisciplinarité.
La problématique de l’espace, autour de laquelle j’ai organisé ma réflexion sur le texte de Dawson, m’a amenée à analyser l’espace physique qu’habite et que parcourt le personnage pour étudier ensuite les implications symboliques du lieu dans l’écriture de la dépression. Le déplacement entre l’espace intime et l’espace extérieur est reconduit dans l’espace textuel, c’est-à-dire que le texte littéraire, souvent considéré comme un lieu personnel, intime, relevant d’une seule personne, représente ici un lieu communautaire, où les pensées et les réflexions sont en constante reformulation, où la création n’est jamais achevée. Dans la revendication de la dépression comme espace favorisant la création, le mouvement et la resubjectivation transparaît un processus queer qui permet de réévaluer la façon dont nous vivons nos vies, « d’imaginer de nouvelles manières de façonner un monde plus bienveillant » (DD, 159).
Dans la foulée de cette réflexion spatiale sur la dépression et le texte littéraire, positionner l’écriture de la dépression dans le tiers-espace de Bhabha permet de rendre manifeste le déplacement opéré entre le lieu confiné et l’espace communautaire, puisqu’il ne peut s’effectuer que par la négociation des différentes significations que nous donnons à la dépression. Si le « tiers-espace établit […] au seuil de tout énoncé le dispositif qui rend visible le lieu de l’énonciation » (Cuillerai 2010, par. 26), il permet l’émergence de paroles inédites qui, sous le sceau de l’ambivalence, arrivent à resignifier la dimension oppressive de certains aprioris de la culture hégémonique. Penser la dépression dans le tiers-espace permet de la concevoir à la fois dans sa dimension subjective et collective, et ce, en célébrant dans toute sa beauté queer et immigrante la maladie et les créations qu’elle engendre.
Ahmed, Sara. 1999. « Home and Away. Narratives of migration and estrangement », International Journal of Cultural Studies 2, no. 3 : 329-347.
⸻⸻⸻. 2004. The Cultural Politics of Emotions. Édimbourg : Edinburgh University Press.
⸻⸻⸻. 2009. The Promise of Happiness. Durham : Duke University Press.
Bhabha, Homi. 1988. « Commitment to Theory », New Formation, no. 5 : 5-23.
Cuillerai, Marie. 2010. « Le Tiers-espace : une pensée de l’émancipation? », Acta Fabula 11, no.1. En ligne : https://www.fabula.org/revue/document5451.php?fbclid=IwAR3gLzbgmB8LSjcX-...(Consulté le 7 mars 2021)
Dawson, Nicholas. 2020. Désormais, ma demeure. Montréal : Triptyque.
Eribon, Didier. 2012. Réflexions sur la question gay. Paris : Flammarion.
Levinas, Emmanuel. 1998. De l’évasion. Paris : Le Livre de Poche.
Morin, Cécilia. 2021. « Désormais, ma demeure de Nicholas Dawson : de l’espace confiné à l'espace communautaire dans l’écriture de la dépression », Postures, Dossier « Le parti pris de l'ordinaire : penser le quotidien », no 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/morin-33> (Consulté le xx / xx / xxxx).