La Révolution industrielle qui marque le XIXe siècle entraîne de nombreux bouleversements économiques, politiques et sociaux. Parmi eux s’inscrivent la modification des fondements de la société moderne, désormais centrée autour de la fabrication et de la consommation de biens matériels, ainsi que le changement du rapport aux objets qui en découle. Ces transformations sont perceptibles dans de nombreux textes littéraires du XIXe siècle, et notamment dans l’œuvre de Gustave Flaubert, l’un des premiers écrivains français à s’être penché sur l’influence du milieu et des objets sur l’évolution intérieure des êtres. Comme le souligne Isabelle Daunais, le milieu que décrit Flaubert dans ses œuvres n’incarne pas un « “organisme vivant” et réel » comme chez Balzac ou Zola, mais devient plutôt « une architecture et une aire de jeu » (1992, 5). Aussi le romancier joue-t-il dans ses œuvres avec le statut ambigu des objets, qui sont à la fois rappels du réel et créateurs d’illusions pour les personnages. Cette tension entre réel et illusion s’inscrit dans la vision esthétique de Flaubert, qui, comme le rappelle Jacques Neefs, « écrit “en haine du réalisme” […] [,] c’est-à-dire à distance d’un simple rapport descriptif aux choses, aux attitudes, aux événements, aux milieux sociaux », mais « tout aussi bien en haine des fausses idéalités du sentiment » (2009, 21). Ainsi montrerons-nous en quoi la représentation des objets chez Flaubert contribue tout à la fois à l’invention d’un monde idéal et au dévoilement de la réalité décevante dans la pensée des personnages, en plus de permettre la cristallisation du rapport des protagonistes à l’écriture et à la littérature dans les œuvres. Pour ce faire, nous analyserons l’influence des biens matériels sur le regard que portent certains personnages flaubertiens – plus particulièrement Emma, Charles, Rodolphe et Léon dans Madame Bovary (1857), ainsi que Frédéric, le héros de L’Éducation sentimentale (1869)– sur leurs liens matrimoniaux et amoureux. Nous verrons comment le rapport subjectif des protagonistes aux biens matériels reflète celui qu’ils entretiennent avec l’activité littéraire, qui nourrit aussi leurs rêves et leurs aspirations les plus profondes. Au terme de notre réflexion, nous aurons donc cerné comment les objets influencent l’évolution des protagonistes dans les romans de Flaubert, mais aussi, et de façon plus fondamentale, la manière dont ils illustrent une vision novatrice du roman qui, sous la plume flaubertienne, devient lui aussi créateur et destructeur d’illusions.
Dans le discours du narrateur flaubertien, les objets rattachent l’existence des personnages à la réalité, notamment en donnant une forme tangible aux différentes facettes de leur identité. Dans les deux romans à l’étude, les vêtements, les accessoires de mode et les outils cosmétiques dévoilent la singularité (ou l’absence de singularité) des héros. En ce sens, chez Flaubert, les objets démasquent les protagonistes. Pierre Danger rapproche cette caractéristique de l’esthétique flaubertienne avec le phénomène de l’osmose : « Par une sorte d’osmose les objets arrivent à prendre en eux quelque chose d’humain et à personnifier un aspect du caractère de celui dont ils sont le reflet. Parfois même, la personnalité tout entière d’un personnage se fixe en un objet particulier qui en exprime la quintessence. » (1973, 170) L’exemple le plus connu de cette « osmose » est sans aucun doute la description de la casquette à l’allure hétéroclite de Charles Bovary, qui annonce le statut changeant (mais toujours insignifiant) de ce personnage1 :
C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poils, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. (Flaubert 2001 [1856], 48)
Au fil de son évolution narrative – ou devrait-on dire, de son absence d’évolution –, ce sont toutefois une multitude d’objets qui mettent en relief le manque de goût, et, par conséquent, la médiocrité de Charles aux yeux d’Emma (et, à travers elle, de l’ensemble de la société bourgeoise). Au cours du roman, les chapeaux de Charles trahissent en effet son manque d’élégance. Outre sa casquette, c’est sa coiffure pour dormir qui est scrutée par le narrateur afin de rendre compte du regard hautain porté par Emma sur son mari : « Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, son foulard ne lui tenait pas aux oreilles; aussi ses cheveux, le matin, étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de son oreiller, dont les cordons se dénouaient pendant la nuit. » (93) Or ces multiples allusions au manque de charme de Charles Bovary ne sont pas vaines : elles l’opposent aux deux amants successifs d’Emma, qui portent quant à eux une attention particulièrement soignée à leur apparence.
Il faut rappeler ici, à la suite d’Émilie Bauduin, qu’au XIXe siècle, sous l’influence du bouleversement épistémologique entraîné par la Révolution française, le raffinement et l’élégance vestimentaires n’ont plus les mêmes rôles que sous l’Ancien Régime (2020, 15). Dans la société française postrévolutionnaire, les vêtements luxueux sont en effet associés à la noblesse, un ordre social que l’on souhaite reléguer au passé. C’est donc le soin apporté au corps (comme la coupe des cheveux ou la taille des ongles) et la présence d’accessoires que l’on associe à ces soins, plutôt que les habits, qui rendent compte à cette époque de la position sociale des individus (2020, 15). En ce sens, l’élégance de Léon et de Rodolphe illustre certes un désir de suivre les modes de leur époque, mais principalement un désir d’être reconnu socialement par la classe bourgeoise. Le caractère de Léon se dessine en effet à travers ses cheveux « plats et bien peignés » (153) et ses ongles « plus longs qu’on ne les portait à Yonville » (153). Dans cette description apparaît alors un accessoire singulier, dont Emma ignore l’existence, soit le canif, que le personnage conserve soigneusement dans son écritoire et qu’il utilise exclusivement pour le soin de ses ongles. Si la « sacralisation » de cet objet se veut un signe de distinction sociale, l’importance exagérée que lui accorde Léon donne une tonalité ridicule au portrait de ce personnage. Sous la plume flaubertienne, le canif devient ainsi un symbole de la petitesse de Léon, dont l’existence se centre autour du paraître. En ce sens, le souci que le jeune notaire accorde à cet objet expose un de ses plus vils traits de caractère – un trait qu’Emma se montre d’ailleurs prompte à ignorer –, soit sa vanité et son narcissisme. Celui-ci annonce la « corruption » morale de Léon à la suite de ses débuts comme notaire à Rouen – une époque où il priorisera certaines de ses ambitions professionnelles au détriment de sa relation avec Emma –, en plus de mettre en évidence la médiocrité intellectuelle du personnage. Il n’est pas anodin que le précieux outil cosmétique soit conservé dans une écritoire, un écrin habituellement réservé au matériel pour écrire. Rappelons à cet égard que Léon se lie non seulement à Emma à travers son intérêt pour la littérature, mais aussi parce qu’ils partagent le même goût pour les textes littéraires à la mode (notamment les poèmes romantiques ou la revue L’Illustration). Il lit avant tout pour se complaire dans une vaine illusion, celle qui voudrait que sa sensibilité de lecteur atteste de son bon goût (et par le fait même de son appartenance à la haute société), tandis que chez lui, ce sont les apparences qui priment l’intellectualité. L’écriture n’occupe d’ailleurs pas une place centrale dans sa liaison avec Emma : en témoignent la manière dont la lettre écrite par son amante est déchirée, puis jetée à l’extérieur du carrosse où ont lieu les premiers ébats d’Emma et de Léon, ainsi que l’incapacité de ce dernier à écrire « des vers pour elle, une pièce d’amour en son honneur » (364, l’auteur souligne). Par conséquent, la superficialité à laquelle renvoient les objets appartenant au personnage de Léon met à la fois en évidence la vanité qui corrompt son lien amoureux avec Emma ainsi que la vacuité de ses aspirations littéraires.
La préoccupation de Léon pour son amour-propre n’égale toutefois pas celle de Rodolphe, le premier amant d’Emma, qui est prêt à tout sacrifier au nom de ses intérêts personnels. Rodolphe accorde une attention particulière à sa toilette, dont l’excentricité calculée contraste avec la banalité de celle de Charles. Il réussit d’ailleurs à séduire Emma grâce à une tenue à la fois élégante et négligée qui, recelant une « incohérence des choses communes et recherchées » (204), lui donne un charme aux yeux d’Emma, l’élevant au-dessus de la banalité des habitants de Yonville. Les bottes, que Charles Bovary choisit pour leur utilité, incarnent chez Rodolphe le bon goût : « Elles étaient si vernies, que l’herbe s’y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté. » (204) Or si l’éclat des bottes chaussées par Rodolphe lui permet de fouler les aspects moins reluisants de la vie rurale, il s’avère que c’est un faux verni cachant le jeu cruel par lequel ce personnage tente de conquérir le cœur d’Emma. Ces bottes illustrent l’hypocrisie de Rodolphe, qui séduit Emma grâce à des promesses trompeuses pour mieux l’abandonner ensuite à son quotidien monotone. En effet, Rodolphe quitte Yonville le jour même où il devait s’enfuir avec Emma, lui laissant pour seul adieu une lettre écrite dans un sentiment d’indifférence. Dans cette optique, le lien que les héros flaubertiens entretiennent avec certains accessoires, outils cosmétiques ou vêtements, dévoile ainsi non seulement leur tempérament et leurs aspirations, mais aussi la vision de leur vie sentimentale. Plus précisément, et pour reprendre les termes d’Isabelle Daunais, « [l’objet] exprime non seulement les goûts et la sensibilité de ceux qui le manipulent, mais, plus encore, leur conception de l’ordre et du réel » (1992, 242). Bien plus que de simples éléments descriptifs, les accessoires et la mise des protagonistes révèlent sous la plume de Flaubert les vérités profondes des héros.
Les objets définissent également les personnages en incarnant un point de rencontre où se croisent les différentes temporalités de leur existence. Comme le remarque Pierre Danger, « porteurs de souvenirs, de rêves, images du destin de l’homme, les objets sont […] l’expression de[s] joies [du personnage flaubertien], de ses échecs, de son activité, de sa vie » (1973, 130). Souvenirs d’une époque révolue ou attestation d’une félicité ou d’un désespoir goûtés dans l’instant présent, ils déclenchent chez les personnages des sentiments souvent plus forts que ceux suscités par leur rencontre avec les personnes de leur entourage. À l’image des bottes d’Emma, qui restent tachées de boue après ses rendez-vous avec Rodolphe, les objets qui parsèment les romans de Flaubert peuvent ainsi représenter la trace ineffaçable d’une joie passée. Les protagonistes flaubertiens conçoivent d’ailleurs leurs possessions comme une forme matérielle de leur bonheur. Par exemple, Emma et Léon mesurent leur amour à l’aune du décor de leur appartement de Rouen. Quelques objets oubliés après leurs ébats transforment ainsi une chambre banale en nid d’amour, comme en témoigne cette description : « Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu’elle avait oubliées, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. » (Flaubert 2001 [1856], 350) En ce sens, les meubles et les épingles à cheveux sont les gardiens de la félicité d’Emma et de Léon. Ils conservent leur amour vivant quand Emma retourne à ses obligations conjugales et Léon à ses ambitions professionnelles. Les amants accordent une grande importance à ces éléments du décor, puisque ceux-ci leur donnent l’illusion de posséder un amour, même si ce dernier les fuit un peu plus à chaque instant. Le narrateur insiste en effet sur leur utilisation du déterminant possessif « notre » (350) dans la désignation de ces objets, une habitude qui donne aux moments partagés par les amants l’intimité de la vie quotidienne en soulignant leur union. Il est intéressant de constater que ce bonheur n’est paradoxalement pas si loin de celui que ressent Charles Bovary à l’intérieur de son propre ménage, qu’il croit lui aussi heureux : « [L]’univers, pour lui, n’excédait pas le tour soyeux [du] jupon [d’Emma] […]. Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à ses bagues, à son fichu. » (84) Or comme le souligne l’emploi du déterminant possessif « son » dans cet extrait, Charles contemple sa félicité uniquement à travers le prisme des effets personnels d’Emma, sans que celle-ci ne soit convoquée dans le discours, révélant ainsi la distance qui le sépare de son épouse. Et s’il arrive parfois qu’Emma rapièce les vêtements de son époux et plie ses bonnets de coton tel que le nécessitait à l’époque la vie conjugale, ces moments où les objets sont la source d’une communion entre les deux époux s’avèrent assez rares. Les objets sont ainsi souvent « les complices du personnage dans son bonheur » (Danger 1973, 174) et offrent aux personnages une présence rassurante face à la confusion de leurs émotions.
Le rôle des objets dans la vie quotidienne du ménage Bovary ainsi que dans la liaison adultère d’Emma et de Léon montre aussi le besoin des héros flaubertiens d’inscrire la temporalité de leur existence dans la possession et dans la manipulation de biens matériels. Ces protagonistes ne peuvent en effet imaginer leur existence en dehors des objets. Leur regard se réfugie dans ces possessions qui leur donnent un aperçu de leur intériorité tout en leur permettant d’éviter l’angoisse des idées abstraites. Comme le constate Isabelle Daunais, « en se concentrant sur l’avant-plan, le personnage fait abstraction du fond et de toutes ces grandes plages vides où l’idée, le doute, la crainte peuvent trouver place » (1992, 248). Les protagonistes de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale définissent ainsi leur individualité grâce aux objets, qui leur donnent une emprise illusoire sur la réalité. C’est donc le regard subjectif des héros flaubertiens qui donne aux possessions matérielles leur signification. Cet exercice de projection sur des objets vides de sens est notable dans le cas de l’amour impossible de Frédéric pour madame Arnoux. Celui-ci se rend quotidiennement à l’atelier de monsieur Arnoux, imaginant ainsi se rapprocher de la femme de ce dernier. Sous l’effet du désir de Frédéric, le magasin d’œuvres d’art de monsieur Arnoux, un lieu saturé par les intérêts économiques du commerçant, se révèle le théâtre d’imaginations poétiques. C’est du moins ce que nous porte à croire la description de la plaque de l’Art industriel, à laquelle le héros de L’Éducation sentimentale attribue une valeur sacrée : « Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. » (Flaubert 1985 [1869], 87) Le commerce perd toutefois son intérêt aux yeux de Frédéric lorsque le personnage apprend que les Arnoux résident dans un autre appartement : « Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison. » (90) Cet exemple souligne combien, sous la plume flaubertienne, le monde extérieur se moule au regard des personnages, changeant sous l’influence de leurs désirs et de leurs pensées. Le pouvoir de projection des héros flaubertiens s’étend d’ailleurs non seulement aux objets, mais aussi au décor des maisons, et même à une ville. En témoigne l’expérience parisienne de Frédéric, qui voit la ville comme le prolongement de madame Arnoux :
À l’éventaire des marchandes, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied; toutes les rues conduisaient vers sa maison : les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite : Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d’elle. (120, je souligne)
Les objets sont donc créateurs d’illusions, puisqu’ils permettent aux héros flaubertiens de goûter, mais surtout de réinventer et d’investir les conquêtes amoureuses, charnelles et financières déterminant leur bonheur.
Dans le cas de la liaison entre Emma et Léon, les objets réconcilient l’attrait du bonheur quotidien et la sensualité de l’amour goûté dans l’interdit. C’est du moins ce que souligne l’évocation des pantoufles d’Emma : « C’étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air; et la mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à son pied nu. » (Flaubert 2001 [1856], 350) Cette chaussure, qui dénude au fond le pied de la protagoniste plus qu’elle ne le recouvre, évoque ici l’idée du déshabillement et met en évidence le cadre intime de cette scène, où Emma est assise sur les genoux de son amant. La pantoufle de satin décorée de cygnes possède également un potentiel érotique dans L’Éducation sentimentale, puisqu’elle fait partie des éléments du décor parisien qui nourrissent les sentiments de Frédéric pour madame Arnoux dans le passage cité plus haut. Le personnage achète d’ailleurs une paire de pantoufles pour la femme aimée lorsqu’il prépare l’appartement loué en prévision de leur rendez-vous (un rendez-vous auquel madame Arnoux ne viendra pas). Comme l’illustre l’exemple de la pantoufle, les accessoires, et plus particulièrement les accessoires féminins, recèlent un potentiel sensuel aux yeux des protagonistes. Leur présence émousse les sens des personnages, qui les associent à la satisfaction de désirs plus profonds.
Un rapport très personnel se développe ainsi entre les héros flaubertiens et les objets parsemant leur quotidien. L’incursion d’un regard extérieur dans ce décor hautement intime est ainsi une profonde et choquante violation aux yeux des personnages. C’est ce que révèle l’effet qu’a la fouille des huissiers sur Emma lors de la faillite des Bovary : « Ils examinèrent ses robes, le linge, le cabinet de toilette; et son existence, jusque dans ses recoins les plus intimes, fut comme un cadavre que l’on autopsie, étalé tout au long aux regards de ces trois hommes. » (Flaubert 2001 [1856], 384) Les huissiers « dissèquent » ignominieusement l’existence d’Emma, puisqu’ils manipulent les possessions à partir desquelles la jeune femme construit le roman qu’elle imagine être sa vie. C’est avant tout l’indifférence de ces trois hommes envers les souvenirs inscrits en creux des objets manipulés qui bouleverse Emma : son indignation atteint son paroxysme lorsque l’un des huissiers se permet de fouiller dans la boîte où elle conserve précieusement sa correspondance avec Rodolphe. Aux yeux d’Emma, ces lettres banales, qui n’ont aucune valeur monétaire, et donc aucun intérêt pour les huissiers, possèdent une valeur émotionnelle incommensurable. Les souvenirs de sa vie amoureuse que renferment les biens matériels mènent ainsi, chez la jeune femme, à leur sacralisation.
À cet égard, il convient de noter qu’une même sacralisation est à l’œuvre dans L’Éducation sentimentale, comme le souligne « l’écriture sacrée » (Flaubert 1985 [1869], 87) qu’est celle, aux yeux de Frédéric, de l’inscription du nom de monsieur Arnoux sur la plaque de l’atelier dans le passage cité précédemment. La narration, qui témoigne du dégoût profond du protagoniste lorsque les biens de madame Arnoux sont vendus aux enchères, emploie en effet un lexique similaire à celui employé dans Madame Bovary pour rapprocher le corps de la femme aimée par le jeune homme et les objets vendus : « [L]e partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s’il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. » (494) L’utilisation du mot « reliques » dans ce passage met en évidence le caractère sacré que le protagoniste attribue aux habits et aux accessoires de la femme qu’il aime du fait que ces objets en viennent à remplacer le corps – et à travers lui l’individualité2 – de cette femme. Ce sont en effet les « membres » de madame Arnoux qui sont « déchiquetés » par des « corbeaux » lors de la mise aux enchères de ses biens personnels, tout comme c’est le « cadavre » d’Emma qui est « autopsié » lorsque les trois huissiers manipulent ses habits et ses outils de toilette. La consécration des biens matériels se fait donc au détriment des personnages, et plus particulièrement des personnages féminins, puisqu’elle permet à l’objet de se substituer à la personne désirée. Comme en témoigne la présence du champ lexical de la mort dans ces deux passages, les héros flaubertiens développent en ce sens un rapport mortifère aux accessoires et aux vêtements féminins, qui, se transformant en une incarnation de la femme aimée, lui dérobent – c’est-à-dire « tuent » – son individualité.
Dans les romans de Flaubert, les objets sont les alliés infidèles des personnages. Souvenirs des moments de joie éphémères goûtés par les protagonistes, ils deviennent rapidement les rappels de leur désespoir et de leur désillusion. Traces ineffaçables des trahisons humaines ou de la mort, ils suscitent parfois une vive tristesse ou un profond sentiment d’amertume chez les personnages. Aussi Madame Bovary brûle-t-elle son bouquet à la suite de son déménagement à Yonville, l’érigeant en symbole du malheur de son ménage et de sa désillusion par rapport au lien matrimonial. Ces constants rappels de l’expérience de la perte – perte d’une personne aimée, mais surtout perte d’une illusion précieuse – peuvent toutefois être écartés par les personnages. L’exemple du bouquet de fleurs d’Emma met en lumière les quelques moments où les héros flaubertiens gagnent une joute au cours de ce « combat inégal » (Danger 1973, 174) ayant lieu entre les objets et eux.
Ces maigres victoires rendent toutefois le triomphe des objets sur les individus bien amer. L’accumulation et l’omniprésence des biens matériels finissent par avoir raison de l’emprise des personnages de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale sur leurs liens amoureux. Ce pouvoir des objets est notamment mis en lumière par la réaction de Charles à la mort d’Emma. Le rapport du veuf aux traces de l’existence d’Emma donne en effet une tonalité ironique à son deuil : à la fin du roman, celle qui l’a mené au bord de la faillite l’incite, par-delà sa tombe, à dépenser sans commune mesure pour ses funérailles et même à se brouiller avec sa mère au sujet d’un châle. Charles, qui, nous l’avons vu, porte peu attention à son style vestimentaire, se soumet par ailleurs finalement aux excentricités esthétiques d’Emma après sa mort. Cette transformation extérieure reflète une transformation intérieure puisque Charles adopte les idéaux d’Emma en même temps que ses goûts vestimentaires et sa superficialité :
Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédilections, ses idées; il s’acheta des bottes vernies, il prit l’usage des cravates blanches. Il mettait du cosmétique à ses moustaches, il souscrivit comme elle des billets à ordre. Elle le corrompait par-delà le tombeau. (Flaubert 2001 [1856], 438)
Si cette « corruption » donne un caractère quelque peu risible au deuil de Charles, qui tente de séduire sa défunte épouse, elle illustre surtout le triomphe de l’objet sur le mari autrement incorruptible : le mari qui se refusait à la consommation de tout accessoire ou outil de toilettes futiles devient finalement entièrement voué à son apparence. Le sort réservé à Charles à la fin de Madame Bovary illustre ainsi l’influence presque tyrannique des objets sur les personnages.
Les protagonistes flaubertiens se définissent en grande partie par le regard subjectif qu’ils portent sur leur environnement, bien qu’ils demeurent à la merci des objets rythmant leur vie quotidienne. Gouvernés par l’illusion que la possession d’objets est un signe de la richesse de leur monde intérieur, ils sont peu à peu engloutis par l’accumulation de biens de consommation. Comme le souligne Isabelle Daunais, « [l]e personnage, en quelque sorte, se sacrifie à l’objet » (249) : désirant plaire à la personne aimée grâce à son goût vestimentaire raffiné ou grâce à l’achat de petites attentions, il devient paradoxalement assujetti à ses biens matériels. Sa singularité en tant qu’individu est ainsi reléguée à l’arrière-plan, dans l’ombre d’objets d’une grande banalité. À cet égard, il convient de noter que l’état d’esprit des héros de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale est souvent comparé à l’état des objets meublant le décor environnant. Le cœur d’Emma, rempli d’amertume devant le contraste entre la fadeur de son existence et les somptueux plaisirs expérimentés lors du bal de Vaubyessard, est en effet comparé à ses souliers de danse « dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet » (109) : « Son cœur était comme eux : au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas. » (109) Les charmes d’Emma sont d’ailleurs perçus par ses amants et par son mari à l’aune des objets qu’elle possède. De fait, Léon « admir[e] l’exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe » (350), une affirmation qui met la sensibilité d’Emma sur un pied d’égalité avec son élégance vestimentaire. Quant à Rodolphe, dont l’amour pour Emma tient principalement à une attirance charnelle, son intérêt pour la jeune femme se mélange aux souvenirs de ses nombreuses liaisons passées. À ses yeux, les accessoires d’Emma ne laissent pas transparaître sa singularité : au contraire, ils font d’elle une amante parmi d’autres. Les souvenirs matériels de leur liaison, tels que les épingles à cheveux, les billets doux ou les miniatures, dénotent le caractère superficiel de leur lien amoureux. C’est du moins ce que suggèrent les pensées de Rodolphe au moment où il contemple les lettres que lui ont envoyées ses amantes, juste avant d’écrire son mot d’adieu à Emma : « En effet, ces femmes accourant à la fois dans sa pensée, s’y gênaient les unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous un même niveau d’amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les lettres confondues, il s’amusa à les faire tomber en cascades, de sa main droite à sa main gauche. » (277) À l’instar des lettres accumulées par Rodolphe, Emma, comme toutes ses anciennes amantes, est encore une fois reléguée au rang d’objet, c’est-à-dire de chose que l’on obtient, utilise, et jette une fois que l’intérêt est passé. Dans cette optique, les biens matériels en viennent à avoir un rôle plus important dans les liens amoureux des personnages flaubertiens que les personnages eux-mêmes, privant ainsi ces liens de la singularité qui constitue leur valeur aux yeux des protagonistes.
L’aura passionnelle que les héros attribuent aux lettres, aux ombrelles et aux pantoufles n’est pas une preuve de l’originalité de leur amour. Au contraire, elle dévoile que celui-ci n’est unique qu’aux yeux de ceux qui le ressentent. Donnant aux personnages l’illusion d’incarner une célébration de leur individualité, les possessions matérielles dévoilent la banalité de leur caractère. Qu’ils utilisent les objets pour meubler leur quotidien monotone, pour se conforter dans un état de cynisme, ou encore pour projeter leurs rêveries, le rapport des personnages aux possessions matérielles les mène au même constat, celui du risible néant que représente leur existence. Selon le niveau de lucidité des protagonistes, cette prise de conscience peut être plus ou moins intellectualisée, et représenter un état plus ou moins permanent. Il semble cependant être un passage obligé dans leur évolution. Quoique cette expérience du vide par le truchement des objets accumulés soit vécue par la plupart des personnages, il n’en demeure pas moins qu’elle n’efface pas la distance entre les individus. Tel que l’a montré notre analyse, la possession d’objets mène plutôt à des malentendus entre les individus et participe à leurs trahisons et à leurs vengeances. À l’image des souliers d’Emma, le cœur des héros flaubertiens est « jauni » au contact des richesses qu’ils ne peuvent pas posséder, qu’elles soient matérielles ou amoureuses. Par conséquent, les biens matériels incarnent des obstacles aux liens entre les personnages, les enfermant dans la désillusion en ce qui a trait à l’amour et au bonheur.
Les protagonistes flaubertiens font des objets meublant leur quotidien une célébration, voire une consécration de leur individualité et de leurs liens amoureux. Dans cette optique, le rapport subjectif que les personnages de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale entretiennent avec leurs biens matériels permet la cristallisation de leur rapport à l’écriture et à la littérature. Aux yeux d’Emma, les « excitations passionnelles » (90) qu’elle ressent à la lecture de certains romans, tout comme les rêves que nourrissent ses accessoires de toilette ou les lettres de ses amants, lui permettent de magnifier ses sentiments amoureux et d’ainsi transformer son quotidien monotone en un périple romanesque3. La prétention d’Emma de mener une vie exaltante à travers la littérature fait écho à la vanité que recèle la perception de l’activité littéraire de son amant Léon – qui perçoit dans ses outils de toilette comme dans la littérature une attestation de son bon goût. Charles, quant à lui, n’est pas plus charmé par la beauté des œuvres littéraires que par l’élégance des bottes et des chapeaux. Il n’est pas anodin que ses principales lectures soient scientifiques plutôt que littéraires, et qu’il « s’endor[me] » en lisant le journal La Ruche médicale à cause « de la chaleur de l’appartement et de la digestion » (115) – c’est-à-dire à cause de sensations corporelles et de besoins primaires, qui dictent son usage des objets comme des livres. Quoique pour des raisons différentes, Rodolphe se montre lui aussi assez indifférent au charme de l’activité littéraire : ses lettres d’amour, à l’image de ses bottes, incarnent pour lui un moyen de conquérir le cœur de la femme aimée. Si Frédéric imagine une liaison amoureuse avec madame Arnoux à travers certains objets, il met également la littérature au service de ses rêves impossibles. Le héros de L’Éducation sentimentale va jusqu’à entreprendre l’écriture d’un roman qui raconte son gain de l’amour de madame Arnoux grâce à son courage héroïque – un rêve littéraire qui, tout comme sa liaison avec la femme aimée, ne se concrétisera point. Dans cette optique, le projet de ce roman, où s’entremêlent les sentiments du héros flaubertien et ses désirs les plus improbables, exemplifie le caractère hautement subjectif du lien qui unit les personnages flaubertiens à la littérature et à l’art4. Quand le sens dont les protagonistes investissent les objets et l’activité littéraire devient incompatible avec les événements de leur vie quotidienne, les objets se transforment en rappels du caractère vain et du manque de profondeur de l’existence des personnages. Si les objets soulignent le ridicule de l’aveuglement des personnages, qui se perdent dans des rêveries insensées, il n’en demeure pas moins que leur omniprésence rappelle la nécessité pour l’individu de s’inventer des illusions afin de supporter la banalité de son existence. Aussi l’œuvre romanesque de Flaubert s’attarde-t-elle peut-être à condamner ces illusions inconscientes pour mieux souligner l’importance de s’illusionner consciemment par jeu, ou par désir de beauté, et donc l’importance de lire.
Bauduin, Émilie. 2020. Entre les savons et les pommades. Représentations et symboliques du cabinet de toilette dans Les Rougon-Macquart (1871-1893) d’Émile Zola. Mémoire de maîtrise. Université du Québec à Montréal : Département d’études littéraires.
Corbin, Alain. 2005. Histoire du corps. De la Révolution à la Grande Guerre. Paris : Seuil.
Danger, Pierre. 1973. Sensations et objets dans le roman de Flaubert. Paris : Librairie Armand Colin.
Daunais, Isabelle. 1992. Flaubert et l’art de la mise en scène. Thèse de doctorat. Université McGill : Département de littérature et de langue française.
Flaubert, Gustave. 2001 [1856]. Madame Bovary. Paris : Gallimard.
———. 1985 [1869]. L’Éducation sentimentale. Paris : GF Flammarion.
Neefs, Jacques. 2009. « La prose du réel ». Dans Le Flaubert Réel, Barbara Vinken et Peter Fröhlicher (éd.), 21-29. Tübingen : Max Niemeyer Verlag.
Racine, Julie. 2012. L’expérience esthétique dans Madame Bovary. Mémoire de maîtrise. Université du Québec à Chicoutimi : Département des arts, des lettres et du langage.
Têtu, Madeleine. 2021. « Le rôle des objets dans l’évolution des personnages flaubertiens : entre créateurs d’illusions et rappels à la réalité », Postures, Dossier « Le parti pris de l'ordinaire : penser le quotidien », n° 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/tetu-33> (Consulté le xx / xx / xxxx).