Comment écrire les classiques de demain ? Les usages de la littérature sacrée chez Emerson et Thoreau

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Entre défiance et émulation, Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau proposent d’entretenir un rapport spirituel avec les classiques. Selon ces deux écrivains du XIXe siècle qui forment à eux deux le noyau central du transcendantalisme américain, la lecture des classiques – et particulièrement des livres sacrés de toutes les traditions spirituelles – devrait pouvoir stimuler l’écrivain à écrire de nouveaux classiques. C’est cette proposition passablement extravagante que j’aimerais explorer dans les prochaines pages. J’en profiterai également pour la situer plus largement dans leur projet littéraire et philosophique commun, et ce, en soulignant à quel point leur façon d’appréhender la lecture et l’écriture est en rupture complète, voire en opposition frontale, avec les pratiques de fréquentation des textes qui dominaient leur époque et qui, à maints égards, dominent encore la nôtre.

Une ascèse littéraire aiguillée par l’écriture

Pour Thoreau, la lecture est une activité extrêmement exigeante à laquelle il faut accorder une dimension éminemment spirituelle :

[…] il s’agit de lire dans un sens élevé, non pas lire pour nous distraire, ce qui est un luxe, et laisser dormir nos facultés les plus nobles pendant ce temps, mais il faut lire en se tenant sur la pointe des pieds, ce à quoi nous consacrons nos heures de veille les plus alertes (Thoreau, 1967, p. 215).

Dans cette perspective, lire est une ascèse, c’est-à-dire un exercice auquel il faut se consacrer quotidiennement afin de se maintenir dans un état d’éveil au monde et d’attention à soi. Accordant un rôle essentiel à la littérature pour mettre en pratique le mode de vie auquel il veut s’adonner, Thoreau s’inscrit d’emblée dans le droit fil du monachisme chrétien1 et, plus largement, du mysticisme en général. Cette filiation n’est pas fortuite, et j’aurai l’occasion d’y revenir à la fin de ce texte, lorsque je commenterai l’expérience de claustration en forêt à laquelle il s’est prêté durant plus de deux ans. Cela dit, au lieu de s’adonner à un long pèlerinage textuel dans les pages de la Bible afin de se hisser jusqu’à la contemplation de Dieu, Thoreau tablera sur un vaste éventail de textes provenant de plusieurs horizons afin de nourrir (ce que l’on appellerait aujourd’hui) une « quête spirituelle » où l’écriture – beaucoup plus que la lecture – joue une part essentielle.

Cette ascèse littéraire a été élaborée par Emerson, un théologien formé à Harvard qui défroquera rapidement de sa fonction pastorale pour devenir un essayiste et un philosophe public autour duquel se réunira une pléiade d’écrivains, de réformateurs sociaux et d’excentriques en tous genres. Aîné de Thoreau et figure du maître spirituel lors des premières années de leur relation, il ne cessera d’inviter ses contemporains à écrire au jour le jour leurs pensées et leurs expériences afin d’établir « une relation originale avec l’univers » (Emerson, 2000a, p. 17). L’idée qui innerve toute la pensée d’Emerson est que l’être humain n’a pas à demeurer inféodé à la tradition. Dans le contexte initial dans lequel s’est développée sa réflexion, il s’agissait avant tout de remettre en question l’autorité de la Bible. Heurtant de plein fouet cette Amérique pieuse pour qui ce texte sacré procède d’une révélation divine, il élargira sa position au fil des ans pour englober toute autorité qui est à la base de la fréquentation des textes. Il en viendra ainsi à remettre en question non seulement la pratique spirituelle des croyants, mais également la méthode scolaire des intellectuels. Ce qu’ont en commun le dévot, le professeur et l’étudiant de lettres, c’est de subordonner leur propre expérience de lecture à celle de l’objectivité du texte, qui est considérée comme l’horizon ultime de la pensée. À l’extérieur de la tradition scripturaire, autant laïque que sacrée, se trouve un no man’s land de la pensée dans lequel personne ne doit s’aventurer, car la réflexion n’est alors plus bridée par une communauté interprétative ou une institution ayant pour tâche de sanctionner la légitimité des pratiques de lecture et d’écriture de chacun.

Foncièrement incompatible avec l’Église ou l’Université, qui imposent leurs propres paramètres de recherche ainsi que leur propre canon textuel à ceux qui entrent dans leur giron, Emerson avance que la « meilleure règle de lecture » devrait être d’« encourager chaque étudiant à poursuivre son but ontologique » (Emerson, 2010, p. 176). Selon lui, le critère existentiel qui guide les lectures de cet étudiant d’un nouveau genre devrait l’amener à prendre appui sur les textes d’autrui non pas pour s’attacher à la pensée de l’auteur, mais plutôt pour élaborer la sienne propre car, écrit-il, « [i]l faut être un inventeur pour bien lire » (Emerson, 2000b, p. 48. Je traduis). Ce double rapport à la lecture, à la fois existentiel et créatif, porte en lui une conception assez singulière de la littérature :

Quand nous nous éveillons à notre propre existence, la splendeur de la tradition textuelle ne peut que pâlir et se refroidir. L’être humain semble oublier que toute littérature est éphémère et que, sans le vouloir, il entretient l’idée qu’elle puisse disparaître tout à fait (Emerson, 1840. Je traduis2).

Dans l’optique transcendantaliste, la littérature existe d’abord et avant tout dans le but de nourrir la vie spirituelle de ses lecteurs et de stimuler leurs productions textuelles. Ce qui importe à Emerson, c’est l’effet que le texte a sur lui. Cette rencontre de l’esprit humain avec les livres est ce qui enclenche le processus de la littérature, qui est toujours en train de se faire, de se défaire et de se recomposer infiniment dans les textes qui témoignent, à travers le temps, de l’expérience humaine autant individuelle que collective. La littérature est éphémère parce qu’elle demeure à la merci de ses lecteurs, et particulièrement de ceux qui ne se satisfont pas de la tradition et qui décident de se mettre à leur tour à produire des textes qui expriment ce que personne d’autre n’a su mettre en mots auparavant. Si une œuvre réussit à s’imposer dans l’esprit du lecteur, elle pourrait à terme modifier la compréhension qu’il se fait de la littérature et, éventuellement, créer un effet d’entraînement sur autrui. Ce livre qui brille au point de rejeter tous les autres dans l’ombre deviendra, pour un temps, un modèle inimitable, et ce, jusqu’à ce qu’une autre œuvre parvienne à en supplanter l’influence prépondérante. Ainsi, ce n’est pas tant la littérature en tant que telle qui est vouée à la disparition que la conception que l’être humain s’en fait dans l’ici et maintenant de sa situation, qui est toujours en train de se modifier. 

Même s’il était tentant de considérer cette conception dynamique de la littérature à l’échelle de l’histoire mondiale – ce que je ferai en fin de parcours –, Emerson, lui, est surtout intéressé par l’expérience existentielle à laquelle l’invite le texte lorsqu’il le lit. Cela donne à penser une façon d’aborder les classiques qui est aussi peu orthodoxe que sa conception de la littérature. Pour lui et Thoreau, les classiques ne tiennent pas leur autorité de la tradition ni des institutions littéraires, mais bien de cette expérience d’« éveil » qu’ils ont suscitée en eux. Pour bien saisir ce rapport au texte, je reprendrai à nouveaux frais la distinction qu’établit Roland Barthes dans La chambre claire entre deux façons de se rapporter à une photographie, le studium et le punctum. Dans le premier cas, qui est caractéristique du classique consacré par l’institution, il s’agit de se river au texte afin d’analyser les ressorts spéculatifs et imaginaires qui sont à l’œuvre dans l’ouvrage envisagé comme vestige culturel. Cette activité studieuse qui consiste à disséquer le texte est conspuée par Emerson, car elle refuse de tenir compte de l’expérience subjective du lecteur. Le punctum3, quant à lui, est précisément ce qui vient troubler l’objectivité du studium : c’est la flèche qui transperce la chair du lecteur lorsqu’il se sent personnellement interpellé par un texte qui devient alors pour lui un classique car il l’a bouleversé, remué ou placé dans un état modifié de conscience. 

De manière générale, l’institution a un rapport problématique avec le punctum puisqu’il est une irruption imprévisible de l’affect dans une activité de lecture qui se veut impartiale. Cette perte de maîtrise peut venir court-circuiter la rigueur d’une entreprise exégétique qui commande de fréquenter le canon textuel sous anesthésie, c’est-à-dire en tâchant de ne rien ressentir, de cultiver une sorte d’indifférence qui, autrement, pourrait contaminer l’objectivité de l’acte de lecture4. En marge des classiques officiels qui font l’objet du studium institutionnalisé, Emerson et Thoreau s’intéressent surtout aux textes qui les affectent personnellement car, faisant punctum, ils activent leur processus créateur. Ces classiques personnels, susceptibles de se modifier au fil du temps en raison du caractère éphémère de la littérature, sont ceux qu’ils insèrent dans leur propre panthéon et avec lesquels ils vont instaurer un dialogue. Au sein de la bibliothèque canonique de Thoreau et Emerson, où les classiques sont volatiles, les livres sacrés jouent toutefois un rôle particulièrement stable que j’aimerais maintenant tenter d’expliquer.

La littérature sacrée et les classiques de demain

Dans le troisième chapitre de Walden, qui porte entièrement sur la lecture, Thoreau explique pourquoi les livres sacrés revêtent une importance cruciale à ses yeux : « Notre époque en vérité sera plus riche lorsque ces reliques que nous appelons “classiques”, et – plus vieilles encore, et plus que classiques, mais encore moins connues – les [Saintes] Écritures des différentes nations se seront accumulées davantage encore » (Thoreau, 1967, p. 215). Et il conclut ce passage avec une phrase assez déconcertante, qui me servira de fil conducteur pour les prochaines pages : « Peut-être cette montagne de livres nous permettra d’escalader enfin le ciel » (Thoreau, 1967, p. 215). Il y a certainement une pointe d’humour dans cette phrase où Thoreau semble tourner en ridicule son entreprise livresque. Mais il y a aussi une allusion à peine voilée au récit biblique de la tour de Babel. Cette pratique intertextuelle est caractéristique de son écriture : il détourne le texte de la Genèse pour le réinscrire dans sa propre démarche, comme un matériau qu’il peut utiliser à sa guise. La présence larvée de ce passage fameux de la Bible dans Walden permet de penser les usages à la fois créatif et existentiel que Emerson et Thoreau entretiennent avec ces « plus que classiques » textes sacrés.

Il fut un temps, lit-on dans ce récit de la Genèse (XI), où l’humanité entière parlait une même langue et entreprit d’ériger une tour jusqu’au ciel dans le but de défier Dieu. Celui-ci, afin de contrecarrer leurs efforts, brouilla leur capacité à communiquer entre eux et les dispersa à tous les coins de la Terre. En somme, pour la punir de sa démesure et empêcher qu’elle puisse se remettre à un tel ouvrage, Dieu morcela l’humanité en divers peuples s’exprimant dans un langage impénétrable aux autres, provoquant ainsi des conflits empêchant une nouvelle union de l’espèce humaine. Il y a deux éléments de cette histoire que j’aimerais mettre en valeur : le fait qu’elle représente, dans l’imaginaire occidental, le symbole de l’universalité de l’être humain et, ensuite, cette idée de démesure que partagent les constructeurs de la tour de Babel avec Thoreau, qui songe, pour sa part, à entreprendre une expédition céleste.

L’écrivain et l’universalité de l’expérience humaine

Dans la revue The Dial, fondée par Emerson, Thoreau est responsable de la section consacrée à la publication d’extraits de livres sacrés, un espace où, au fil des numéros, se réuniront la pluralité des expériences fondatrices de chaque bassin de civilisation. Cette aventure éditoriale leur permet d’élaborer leur propre canon textuel, ce qui a pour effet de les affranchir de la relation instrumentalisée que la tradition judéo-chrétienne entretient avec le passé et, ce faisant, leur donne à penser un universalisme véritable qui déborde largement les frontières de l’Europe pour embrasser le monde dans son entier5. En rassemblant la diversité des expériences religieuses de l’humanité et en la donnant à lire, Emerson et Thoreau instillèrent dans l’esprit de leurs lecteurs l’idée qu’au-delà du fatras de ces expériences disparates, il y a quelque chose d’invariant dans l’être humain. Et, en effet, si l’on tente de mettre temporairement en suspens les croyances particulières de l’endroit et de l’époque où l’on habite en se plaçant mentalement à l’intérieur de la tour de Babel, où toute l’humanité se comprend et nourrit le même désir déraisonnable d’aller se confronter au divin, l’expérience humaine semble partout la même. Même si les différences culturelles sautent d’abord aux yeux et rendent les textes sacrés opaques, elles ne sont en définitive, pour celui qui réussit à surmonter ce choc initial de la lecture, que la saveur d’une humanité qui n’est pas véritablement différente de la nôtre.

Contre les traditions littéraires, religieuses, nationales, etc. qui ne cessent d’ériger des frontières plus ou moins étanches entre les cultures, Emerson et Thoreau pensent que nous sommes toujours les contemporains de ce legs textuel de l’humanité pris dans son ensemble. Lire, en tant qu’être humain, le corpus littéraire de l’expérience humaine permet de mettre notre époque en perspective, en jetant sur elle un éclairage décalé, informé par des questions qui traversent les siècles plutôt que par les réponses qui ont la faveur du jour. Cela a également pour effet de remettre en question le processus institutionnel de la canonisation textuelle qui décrète quels textes sont véritablement des « classiques » ou des incontournables parce qu’ils intéressent l’époque ou parce qu’ils ont retenu l’attention des générations précédentes.

Se considérant comme les exacts contemporains de l’expérience humaine dont les livres autant sacrés que profanes rendent compte, Emerson et Thoreau pensent être en mesure de se décharger du poids de la tradition. Au lieu de considérer les choses d’un point de vue historique, ils veulent, comme Thoreau le suggère dans ce passage, aborder leur propre expérience d’un point de vue cosmique : « Je me promène dans une nature semblable à celle où marchèrent les anciens prophètes et poètes, Manu, Moïse, Homère et Chaucer » (Thoreau, 2003, p. 20). Refusant la perspective chronologique qui a habituellement pour effet d’accorder une supériorité indue à ce qui a eu lieu dans le passé, ils pensent que leur propre expérience est aussi légitime et représentative de l’humanité que celle qui est exprimée dans les classiques de la littérature, sacrée ou profane. Dès lors que l’on considère toute chose d’un point de vue cosmique, il n’y a plus de périphérie, et le centre du monde peut littéralement être partout. Cela ne peut manquer d’avoir un effet libérateur pour les écrivains qu’ils sont. Au lieu de frayer dans les milieux littéraires à la mode, que ce soit à Londres ou à New York, ils se sont volontairement excentrés, préférant mener leur activité poétique et philosophique à partir d’un petit village en banlieue de Boston. Emerson explique la chose ainsi : « Voyager est le paradis des sots. Nos premiers voyages nous révèlent combien les lieux sont indifférents. […] Ceux qui ont rendu l’Angleterre, l’Italie ou la Grèce vénérable dans notre imagination, l’ont fait en restant fermement là où ils étaient, tel un axe de la terre » (Emerson, 2000a, p. 120-119). Dans l’esprit d’Emerson et Thoreau, lire les classiques peut donc créer le curieux effet de relativiser l’ascendant qu’ils ont sur nous. Ces livres, loin d’être indépassables et de nous contraindre au silence, donnent à penser que la réalité ne réside pas dans un lieu exotique, éloigné ou inatteignable, mais bien dans le regard de celui qui parvient à s’ouvrir à sa propre expérience du monde. L’écrivain qui parvient à « mettre en scène6 » la condition humaine le fait toujours à partir de son point de vue sur le monde, en tâchant de disposer les fragments de réponse qu’il a amassés au fil du temps, après avoir vécu dans sa chair les questionnements les plus tenaces, en les approfondissant ou en les esquivant de son mieux. Et c’est peut-être pour cela que demain il y aura encore des classiques à écrire : parce que ces questions ne peuvent pas être liquidées. Elles n’appartiennent à personne en propre, et chacun est appelé à les expérimenter pour son propre compte, à partir du lieu où il se trouve.

Littérature et démesure

Thoreau, je le rappelle, nous invite à empiler les « plus que classiques » textes sacrés pour escalader jusqu’au ciel, une expérience impossible qui n’est peut-être pas entièrement dénuée de sens. Dans l’essai Books, où Emerson dresse une liste des ouvrages qui, selon lui, sont les plus aboutis, il démarre son essai par cette formule assez déroutante, qui embrasse à bras-le-corps cette nécessaire confrontation avec la démesure, qui est au cœur de l’expérience humaine : « les meilleurs [livres] », écrit-il, « ne sont que des comptes rendus et ne sont pas ce dont ils rendent compte » (Emerson, 2010, p. 171). Mine de rien, Emerson décrit précisément ce qu’est un livre sacré, c’est-à-dire le témoignage d’une rencontre de l’être humain avec le divin. Ce genre d’expérience relève de ce que l’on appelle, dans toutes les traditions spirituelles, le mysticisme. Le mystique, qu’il soit chrétien, hindou ou athée, est celui qui éprouve directement, sans aucun intermédiaire, une communion avec quelque chose qui le dépasse. Cela relève du mystère, comme le donne à penser l’étymologie du mot « mystique ». Or, à moins d’être un charlatan, on n’explique pas un mystère, on ne peut que l’évoquer.

Le philosophe américain William James, un héritier direct d’Emerson et Thoreau, qui a poursuivi à sa manière l’entreprise de comparatisme religieux inaugurée par ses prédécesseurs, écrit dans un ouvrage célèbre, The Varieties of Religious Experience (James, 2010, p. 343), que toutes les variantes du mysticisme peuvent être ramenées à deux caractéristiques fondamentales. Premièrement, ces expériences sont indicibles. Elles sont essentiellement des états affectifs intenses qui ne possèdent aucun contenu conceptuel ou langagier clair, ce qui fait que toute tentative pour les exprimer est forcément inadéquate. Les plus beaux textes religieux de l’humanité sont de cet ordre, et c’est à ce titre qu’ils intéressent Emerson et Thoreau : ils mobilisent toutes les ressources de l’imagination littéraire pour exprimer cette rencontre avec l’inexprimable. S’ils s’intéressent aux livres sacrés, ce n’est donc aucunement en raison du « savoir » théologique qu’ils renferment, mais bien au contraire parce que les bibles de l’humanité, loin de reculer devant les expériences limites de l’être humain, tentent de donner sens à cette absence de connaissance.

Toujours selon James, l’expérience mystique a une qualité noétique, c’est-à-dire qu’elle procure à celui qui l’a vécue – et uniquement à lui – une certaine connaissance. Cette expérience inouïe marque durablement la vie de l’individu qui, bouleversé par cette rencontre, va tenter de convaincre autrui de la réalité de son expérience. Dans les grandes religions, ce moment épiphanique est toujours situé dans un passé inaccessible, ce qui fait que l’on ne peut que le croire sur parole. Emerson et Thoreau se demandent si on ne pourrait pas être contemporain de ce moment, en s’ouvrant à ce qui a lieu dans notre expérience : « Pourquoi n’aurions-nous pas une poésie et une philosophie fondée sur l’intuition [insight] et non sur la tradition, et une religion fondée sur la révélation et qui ne soit point l’histoire [de nos ancêtres] ? » (Emerson, 2000a, p. 17). Insister comme ils le font sur l’importance de l’expérience personnelle et son caractère fondateur et nourricier pour l’écrivain incite à s’ouvrir à la démesure constitutive de l’être humain, en considérant qu’il est encore possible de reprendre les questions à la base sans se soucier des réponses qui ont été fournies par les livres du passé. Or, c’est justement ce que font les mystiques : ils rendent compte de la singularité de leur expérience en faisant peu de cas de la tradition. On dit souvent du mystique qu’il délire, afin d’atténuer la valeur de son propos. Et pourtant, au sens strict, délirer signifie « sortir du sillon » et donc, par extension, ouvrir un chemin qui n’existait pas jusqu’alors7. En suivant Emerson et Thoreau, qui n’hésitent pas à ramener au même plan l’inspiration poétique et le don prophétique, on pourrait dire en exagérant à peine que les grands écrivains sont tous de grands délirants : ils ouvrent la voie qu’emprunteront par la suite un grand nombre d’imitateurs ou d’écrivains mineurs qui adopteront le regard d’autrui plutôt que d’approfondir pleinement le leur.

En intitulant ce texte « Comment écrire les classiques de demain ? », j’espère que le lecteur ne s’attendait pas à ce que j’explique comment ouvrir les sillons du futur. Il n’y a pas de méthode littéraire infaillible précisément parce qu’il y a quelque chose d’imprévisible et d’inconnu dans toute œuvre véritablement nouvelle. Tout au plus puis-je suggérer, comme l’ont fait Emerson et Thoreau, de rester à l’écoute de notre propre expérience, car c’est peut-être en refusant de nous détourner de ce fond d’ignorance fondamentale dans lequel nous baignons tous que pourra peut-être surgir quelque chose comme une novation, c’est-à-dire un regard neuf qui, une fois écrit et publié, modifiera peut-être l’existence d’autrui, voire la littérature toute entière. Thoreau explique d’ailleurs très bien l’importance, pour l’écrivain, de cultiver son propre délire :

J’ai surtout peur que ma façon de m’exprimer ne soit pas assez extravagante, qu’elle ne vagabonde pas assez au-delà des limites étroites de mon expérience quotidienne […]. Je veux parler de quelque part au-delà des frontières. […] Pourquoi s’abaisser toujours jusqu’à nos perceptions les plus banales, et les louer comme représentant le bon sens ? Le bon sens le plus commun est celui des dormeurs, qu’ils expriment en ronflant (Thoreau, 1967, p. 527).

Pour rester en éveil, semble dire Thoreau, il faut donc entretenir la hantise de trop savoir ce que l’on fait, de trop savoir ce que l’on sait, de trop rester dans les limites de ce qui est acceptable et accepté. Voilà peut-être ce qui pave la voie aux classiques de demain.

Emerson et Thoreau en tant que classiques

En guise de conclusion, il convient de se demander dans quelle mesure Emerson et Thoreau sont des classiques. Je pourrais évidemment dresser une liste des autorités compétentes qui accréditeraient leur importance de premier plan dans l’histoire littéraire ou qui sauraient reconnaître leur rôle de fondateurs de la philosophie américaine8. Cette reconnaissance institutionnelle est indéniable, mais elle est également paradoxale dans la mesure où ils n’ont cessé, de leur vivant, de s’opposer à cette culture scolaire qui préfère ressasser la tradition plutôt que de nourrir la vie intérieure et créatrice de ceux qui fréquentent les textes. Ainsi, s’ils sont des classiques qui figurent en bonne place dans le canon textuel américain, ce n’est pourtant pas en tant que reliques ou documents historiques qu’ils désirent être lus. Contre la canonisation des œuvres, qui deviennent alors trop souvent l’objet d’une lecture exclusivement muséale, ils veulent que les textes conservent leur dimension vitale, à savoir leur capacité à modifier ou à féconder l’existence de leurs lecteurs. Cela dit, même si « tout finit en Sorbonne », comme le suggère la formule bien connue de Paul Valéry, la « classicisation » des œuvres d’Emerson et de Thoreau fait en sorte que leurs textes augmentent leur possibilité d’être lus et donc d’avoir un impact spirituel, car au sein du studium peut toujours surgir, de manière inopinée, le punctum.

Certains classiques sont inconnus. Ce sont ceux qui ont modifié notre trajectoire ; ceux-là, l’institution n’a pas de prise sur eux, car l’onde de choc est personnelle et non collective. Pour Thoreau, l’œuvre d’Emerson est rapidement devenue un classique personnel. Lorsque ce dernier écrit que l’axe du monde est dans sa cour arrière, son jeune disciple l’a pris au mot et s’est construit une cabane dans les bois afin d’y résider, seul, durant plus de deux années afin d’expérimenter pleinement cette idée. Ce faisant, il a mis en pratique ce que Mircea Eliade nomme le « symbolisme du Centre », qui est présent dans toutes les traditions spirituelles de l’humanité : « tout être humain tend, même inconsciemment, vers le Centre et vers son propre Centre, qui lui confère la réalité intégrale, la “sacralité” » (Eliade, 1952, p. 69). Cette expérience personnelle, Thoreau en a fait un compte-rendu dans son maître ouvrage, Walden, dans lequel il revisite de manière littéraire cet archétype religieux selon lequel il y a des lieux sacrés à partir desquels le Ciel et la Terre peuvent communiquer. Exprimant cette indicible expérience de la démesure qu’il a faite dans son patelin natal de Concord, au Massachusetts, il a tâché de montrer que rien n’est profane pour qui sait faire l’effort d’attention de considérer réellement ce qu’il a sous les yeux.

Le lac Walden, aux abords duquel Thoreau a mené sa retraite, est désormais considéré comme un lieu sacré, où se rendent des pèlerins provenant des quatre coins du globe terrestre9. Les lecteurs qui ont été happés par ce livre, qui l’ont lu et relu spirituellement, c’est-à-dire en absorbant l’esprit de sa pensée – et non pas seulement la lettre – participent de la tradition de ceux qui refusent de rester sous l’emprise de l’autorité textuelle de la tradition. Bien lire Emerson, c’est donc essayer de le dépasser. Voilà ce que Thoreau est parvenu à faire : il a digéré l’œuvre d’Emerson pour écrire la sienne. Au lieu de rester dans une relation de dépendance avec ce classique, il a réussi à lui faire de l’ombre en écrivant à son tour un classique. S’agissant maintenant de ceux qui vont pieusement se recueillir à Walden, on peut se demander ce que Thoreau penserait de cette pratique idolâtre, lui dont l’œuvre est émaillée de réquisitoires virulents contre le conformisme que ne cesse de sécréter la vie en société. Chose certaine, il aurait voulu que son œuvre soit lue dans l’esprit dans lequel il l’a écrite, c’est-à-dire qu’elle serve de terreau pour alimenter une œuvre ou une manière de vivre inédites, et non comme d’un mausolée où venir présenter nos génuflexions. Il rejoint en cela la conception émersonienne de la littérature, selon laquelle les classiques participent à un irrémédiable processus de décomposition et de recomposition orchestré par des lecteurs qui nourrissent leurs œuvres à venir à partir de celles du passé. Suivant le fil de cette métaphore organique, où l’œuvre nouvelle contient en elle les œuvres du passé qui sont sédimentées en elles, le processus de la littérature que décrit Emerson renvoie à l’idée selon laquelle l’humanité ne compte en fait qu’un seul écrivain :

En littérature, je suis vivement frappé par l’idée qu’une seule personne a écrit tous les livres ; comme si l’éditeur d’un journal avait placé ses reporters dans tous les différents lieux de l’action humaine et, de temps en temps, les avait remplacés par d’autres ; il y a tellement de semblance et d’identité dans les jugements et les points de vue de l’histoire qu’il est tout à fait évident qu’il s’agit de l’œuvre d’une seule et même personne dotée d’une infinité d’yeux et d’oreilles (Emerson, 2000b, p. 393-394. Je traduis10).

Si la littérature est l’œuvre d’un seul écrivain ruminant sa pensée, la réécrivant et la prolongeant toujours davantage au fil des siècles, les classiques peuvent ainsi être envisagés comme les diverses versions de cet autoportrait babélique que l’humanité exprime sans discontinuer, de génération en génération, dans le but de rendre compte à elle-même de sa propre condition. 

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Lapointe, Jean-Michel. 2012. « Comment écrire les classiques de demain ?  Les usages de la littérature sacrée chez  Emerson et Thoreau », Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lapointe-16> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, p. 39-51.