La pellicule photographique présente la particularité de conserver les traces d’un instant, d’immortaliser un visage, un espace, un sourire, un souvenir, comme elle menace aussi – lorsqu’elle est mal accrochée ou surexposée par exemple – de ne rien dire, de se taire et de tout gommer. Restent alors des images absentes ou ratées. Cette expérience de la défaillance photographique est particulièrement récurrente dans l’usage quotidien qu’on fait du médium. Il suffit de tourner les pages de nos albums de famille pour se rendre compte, en effet, du lien qui se noue entre la sphère de l’ordinaire et les bévues photographiques. C’est en tout cas ce qu’affirme l’historien Clément Chéroux dans son essai Fautographie. Petite histoire de l’erreur photographique (2003), qui souligne qu’avec la démocratisation du médium et son introduction dans la sphère privée, « la fréquence des erreurs augmente, occasionnant une très nette recrudescence des flous, des fantômes et des dédoublements, des films voilés ou abîmés » (281). Il semble donc que l’appareil photo, au moment même où il franchit le seuil de l’espace domestique, redouble de vulnérabilité et multiplie les fiascos.
Ces failles, venues se greffer à la photographie à l’heure où elle s’est introduite dans le quotidien, transparaissent aussi dans la littérature. Depuis les années 1980, la narration se replie notamment sur l’expérience ordinaire et s’apprête « à plonger dans le réel, [...] à s’installer dans l’arrière-fond de la province » (2008, 6), d’après les mots de Dominique Viart et de Bruno Vercier. Marquée par un retour au récit, cette décennie multiplie les narrations arrimées au vécu personnel et constitue un véritable tournant littéraire, comme le soulignent les deux universitaires :
Le lecteur [ou la lectrice] sent bien que quelque chose a changé : […] aux jeux formels qui s’étaient peu à peu imposés dans les années 1960-1970 succèdent des livres qui s’intéressent aux existences individuelles, aux histoires de famille, aux conditions sociales, autant de domaines que la littérature semblait avoir abandonnés aux sciences humaines en plein essor depuis trois décennies. (2008, 5)
Portant donc une attention particulière aux aventures du quotidien, cette littérature s’approprie les objets, les personnes et les expériences qui les sous-tendent. La prise photographique loupée y trouve également sa place. En observant de plus près les textes de cette période, on constate que les nombreuses références littéraires à la photographie, qu’elles soient centrales ou discrètes, y affleurent souvent sous le signe du défaut et de la défaillance : pellicules blanches, photos mal cadrées, films voilés, images fantômes, flous photographiques... autant de moyens de présenter le « désespoir de l’image » (1981, 17), selon l’expression d’Hervé Guibert. Des clichés parcellaires émaillant les récits d’Annie Ernaux aux images floues de l’œuvre d’Anne-Marie Garat, il semble bien qu’au tournant de cette décennie, une écriture pétrie d’images négatives se met à sourdre.
Ce phénomène, qui s’est notamment développé avec l’autofiction et le récit de filiation2, n’a cessé depuis, et dans différents contextes, de se manifester et de prendre diverses formes : soit la photographie est illisible parce que floue, ratée, ou fragmentaire, soit elle est manquante, voire avortée. Je me pencherai, dans cette étude, sur ce dernier type d’images, les photographies avortées. Ces photos, qui meurent avant même de naître, sont beaucoup moins commentées que les autres. Elles sont des photos imaginées, rêvées, attendues, mises en place, mais une défaillance technique courante – une pellicule mal accrochée – fait qu’elles ne pourront pas être développées, qu’elles ne sortiront jamais, que le film restera vierge. Le texte scrute alors les blancs creusés par la pellicule silencieuse. Ce phénomène, timidement réitéré dans le récit contemporain, est pourtant constitutif d’une pensée sur les liens entre la photographie (l’a-photographie) et la littérature. Quelles traces laisse la pellicule vierge sur le récit, et que devient le texte lorsque la séance photographique tourne à vide?
En me limitant à deux textes qui me semblent représentatifs de cette tendance – L’image fantôme (1981) d’Hervé Guibert et Les trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville (1993) de Dominique Noguez – j’examinerai, dans un premier temps, la pellicule vierge comme un ressort du texte donnant naissance au récit et impulsant l’écriture. Dans un deuxième temps, je tenterai de saisir comment cette pellicule ouvre la voie à de nouvelles modalités de lecture. D’une partie à l’autre, il s’agira de montrer comment un objet aussi ordinaire qu’un film mal accroché est susceptible d’insuffler, dans les textes, de nouvelles dynamiques littéraires.
Les photographies nourrissent les mots. Elles sont pour certain·e·s écrivain·e·s la source de l’écriture, le levier du texte. Elles l’« imprègnent » iconologiquement, disait Zola, qui se plaisait à s’inspirer d’images déjà vues pour écrire ses textes (Hamon 2001, 229). La photo regardée ou imaginée par l’auteur·e (ou le·la narrateur·trice) devient ainsi l’origine de l’écriture, et parfois même son moteur. Or dans le dispositif photo-littéraire que je me propose d’analyser, tout part d’une pellicule qui se mure dans le silence. Il ne s’agit plus d’écrire à partir d’une image visible et nette, mais plutôt à partir d’une photo absente. La formule est simple : sans la pellicule vierge, pas de texte!
L’image fantôme d’Hervé Guibert est peut-être l’exemple littéraire le plus connu de cette expérience. Entre les brèves pages du chapitre conférant son nom à l’ouvrage, l’auteur-narrateur revient sur un épisode du passé où le jeune homme de dix-huit ans qu’il était prépare sa mère pour une prise photographique. La femme s’installe dans un fauteuil blanc; l’enfant la pare et la prépare. La scène semble a priori anodine : une femme pose devant son fils dans leur salon « baigné de lumière » (Guibert 1981, 13). Cependant, pour le jeune homme, rien d’anodin dans cette séance qui frôle l’inceste : ce moment tant attendu est pour lui une « séance rêve » (14), qui lui donne l’occasion d’écarter son père (chassé de la pièce) et de révéler sa mère sous un angle majestueux en vue de satisfaire un désir interdit. Guibert écrit ainsi dans son texte : « Je la pris en photo. [C’était] une image interdite, et le plaisir d’elle à moi était d’autant plus fort que l’interdit volait en éclats. » (14-15) Tout s’écroule au moment de voir le résultat. Le fils constate que le film a été mal accroché et qu’il est resté « blanc de part en part » (16). La photographie avortée devient, dans ce contexte, le symbole de l’inceste interdit : une image impossible. L’écriture tentera alors de contourner le délit et de reconstituer par un effort mental la séance en vue de pérenniser par les mots ce que la pellicule n’a pu traduire en images. Le texte naît donc du vide creusé par la pellicule mal accrochée. Guibert note à la fin de son récit que « ce texte n’aura pas d’illustration, qu’une amorce de pellicule vierge » et que « le texte n’aurait pas été si l’image avait été prise » (17). L’accident qui frappe le film vient alimenter le texte en lui injectant des éléments narratifs qu’une photo prise correctement n’aurait pas permis de narrer. Une tension entre image et écriture semble ainsi s’installer. Parce que, pour Guibert, le visible, et plus précisément la photographie, « ne pourrait que bloquer » (24) l’écriture, comme il l’explique quelques pages plus loin, dans un chapitre intitulé « L’image parfaite » :
Il me semble maintenant que ce travail de l’écriture a dépassé et enrichi la transcription photographique immédiate, et que si je tentais demain de retrouver la vision réelle pour la photographier, elle me semblerait pauvre. […] Car la photographie est une pratique englobeuse et oublieuse, tandis que l’écriture, qu’elle ne peut que bloquer, est une pratique mélancolique. (24)
L’image fantôme insiste sur le moment pré-photographique, sur le déroulement de la séance, sur la position du photographe, sur le champ qu’il libère, sur le modèle et sur ses caractéristiques physionomiques, mais évoque aussi la jouissance, le désir d’inceste, les émotions... tous ces sentiments situés à l’envers du visible que seul le texte est capable de traduire. Dans la lignée barthésienne du Jardin d’Hiver, l’absence de la photographie (bien qu’accidentelle chez Guibert) révèle ici l’importance de l’épreuve du non-voir et le rôle de l’écriture : pour frôler l’essence des êtres, pour que l’invisible puisse se profiler derrière le physionomique, il est nécessaire de perdre la vue. Seul l’écrit saura alors saisir la richesse de l’intériorité. Dans cette perspective, la pellicule blanche se détourne de sa fonction primaire, usuelle – inscrire l’instant pour le donner à voir – et devient un prétexte qui pousse le narrateur à transcrire l’instant pour le donner à lire. Frappée par l’accident et ne donnant rien à voir, elle constitue un déclencheur narratif qui impulse l’écriture et permet, par là-même, de perpétuer le fantasme du narrateur. Sans elle, le texte n’aurait pas existé.
Cette interaction particulière entre texte et image est reprise douze ans plus tard par Dominique Noguez sur un ton bien moins sérieux et dans un texte encore très peu commenté intitulé Les trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville. Le narrateur de ce récit entreprend un voyage en Espagne avec sa compagne Mica et emporte avec lui son Pentax afin d’immortaliser leurs aventures. De retour à Paris, il est frappé de stupéfaction quand il apprend que « le rouleau avait été mal enclenché et que la pellicule était restée vierge. Pas une des trente-six photos n’avait été prise! » (Noguez 1993, 13)
Fig.1 et 2. Exemples de la mise en page des Trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville de Dominique Noguez
Grâce à sa mémoire, il va alors tenter, sous des cadres vides tracés sur les pages du livre, de reconstituer ses souvenirs et de décrire le contenu des clichés perdus. Il écrit, par exemple, en commentaire d’une des photos perdues qu’« [i]ci Mica est souriante. C’est au début de la queue pour entrer au pavillon du Canada. Une minute après, quand on nous a annoncé deux heures d’attente, elle souriait moins. » (19) Là aussi, l’aboutissement du projet littéraire résulte de l’échec de la séance photographique. Les mots donnent consistance et présence aux photos perdues. Mais les notes du narrateur s’énoncent sur un ton beaucoup moins grave que dans le texte de Guibert. Si chez ce dernier la perte est vécue comme un « drame » (1981, 17), elle revêt chez Noguez un registre beaucoup plus « bouffon » (1993, 13). L’accident de la pellicule génère une succession de commentaires relatant des épisodes plutôt dérisoires qui, par là-même, rapprochent le texte de ce que Jacques Poirier nomme l’écriture du « pas grand-chose » ou du « très petit » (2004, 371). Dans un article qui esquisse les contours théoriques de cette littérature, le chercheur remarque que « depuis une vingtaine d’années, une famille de textes est hantée par “ce presque rien de l’objet” et “ce pas grand-chose du récit” » (372). Finie l’ère du questionnement métaphysique. Le minuscule, l’insignifiant et le banal s’amarrent désormais au texte, dessinant une littérature marquée par leur présence selon trois critères : « la ténuité de l’objet, la distanciation du regard et la concision du récit » (372, je souligne). Cette écriture, qui se niche dans le récit de Noguez en concentrant ces trois critères, s’y invite à la fois thématiquement et linguistiquement. Un rouleau mal enclenché (rien de plus anodin) met en branle le récit qui ne cesse de graviter brièvement autour de thématiques quelconques telles qu’un « che fare? » écrit sur un t-shirt, des queues interminables devant des pavillons, des asperges mentionnées dans un menu, etc. Dans ce texte, le « très petit » de l’écriture est poussé à l’extrême par l’usage d’un procédé spécifique : la perturbation des déictiques. Le narrateur ne s’amuse plus seulement à évoquer des « petits rien s» et à narrer les épisodes dérisoires de son voyage : il évide davantage le discours en multipliant les déictiques qui tournent eux-mêmes à vide. Ainsi, sous certains cadres blancs, nous pouvons lire : « Ça, c’est la queue suivante, d’au moins cent mètres déjà, à l’entrée du pavillon canadien. » (Noguez 1993, 53, je souligne), ou ailleurs « Là, elle m’offre de sa salade de fruits. » (89, je souligne) Dépourvus d’embrayages situationnels (les photos sont absentes; personne ne peut les voir), les déictiques demeurent sans actualisation, mettant en panne la référentialité et accentuant de ce fait le « presque rien » du propos. Ainsi, thématiquement comme linguistiquement, le récit se plaît à flirter avec l’infime : un rouleau mal enclenché, des photos absentes, des sujets légers et des déictiques désarrimés de la situation qui, par conséquent, ne valent plus vraiment grand-chose.
Cette écriture tendue vers l’ordinaire, qui affleure dans les récits d’un Toussaint ou d’un Chevillard par exemple, transparaît dans le texte de Noguez, mais pour d’autres motivations. Présentant sa conception d’un roman qu’il choisit de nommer « infinitésimaliste », un mot qui fait référence aussi bien à l’infiniment grand qu’à l’infiniment petit, Jean-Philippe Toussaint affirme s’intéresser à « une littérature centrée sur l’insignifiant, sur le banal, le prosaïque, le “pas intéressant”, sur les temps morts, les événements en marge, qui normalement ne sont pas du domaine de la littérature, qui n’ont pas l’habitude d’être traités dans les livres » (1988, 136). Ses références à la banalité du quotidien, rassemblées sous la bannière du très petit, ouvrent paradoxalement la voie à une réflexion sur l’infiniment grand, parce que sous le caractère désinvolte et prosaïque des thématiques abordées s’ébauchent de multiples réflexions existentielles renvoyant à la « difficulté de vivre » (134) et au « désespoir d’être » (134). Un même mouvement du très petit au très grand, du banal au philosophique, se dégage de l’écriture de Noguez, mais pour servir d’autres finalités. Pour Noguez, il ne s’agit pas de traduire par le récit l’ennui dans un monde ourlé de vide et de solitude comme ont pu l’exprimer d’autres écrivain·e·s, mais de transformer le récit en farce afin de tisser des ponts entre la littérature et le caractère concret de la vie. À travers l’épisode de la pellicule vierge, l’écrivain greffe l’humour – dont il ne cesse de faire l’éloge dans ses écrits – au texte littéraire, pour le simple plaisir de rendre le monde un peu plus vivable, car la farce, selon lui, « même quand elle paraît placée sous le signe de la simple rigolade, de la pure dépense ludique, apporte de l’oxygène et redonne du sel au monde. […]. [Elle] truffe cette chienne de réalité et la rend moins indigeste. » (1995, 6) Le récit met ainsi en place l’isotopie ludique en multipliant les jeux situationnels et sémantiques qui font sourire le lecteur ou la lectrice, comme lorsque le narrateur transcrit sous les trois « photos » du pavillon de France la comptine qu’il avait composée pour sa femme en faisant la queue sur le parvis : « Mia amica Mica, / Mica qui, maquillée, / Brilles comme le mica, / Ma chi sei? Ma chi? Par quel miracle, Mica, / Mica, m’as-tu conquis? / Je suis ton bien si mal acquis, / Ton toutou noir, ton mistigri, / Ton mignon maki kaki […].» (30) Ce texte amoureux, qui repose moins sur une profondeur sémantique que sur de simples associations phoniques, témoigne du caractère frivole et ludique du discours narratif.
En faisant sourire, et parfois même rire son lectorat, le récit de Noguez renoue avec les émotions les plus simples et les plus humaines3. Derrière une réalité a priori insignifiante, voire dérisoire, se profile, finalement, la valorisation des émotions quotidiennes. Le récit réveille les petits plaisirs de la vie, les met en lumière et répond aux finalités propres à la littérature du « très petit » telles que les formule Jacques Poirier :
À rebours d’une littérature de l’absurde, hantée par l’idée de césure, nous (re)voilà en accord avec la dimension immanente du monde. Adhésion par le bas qui explique la réinvention du plaisir, voire du bonheur, comme on le voit dans un certain nombre de textes contemporains qui exaltent « l’émotion simple, la sensation brute » (Rouannet, 1998) et donc célèbrent le quotidien « dans ses manifestations les plus humbles, les plus anodines » (Cousseau, 2001). De là sans doute l’importance des « petits riens ». Ces « riens » qui, forts de leur étymologie, redeviennent des « choses ». (2004, n.p.)
En lisant le texte-canular de Noguez, le lecteur ou la lectrice suit, le sourire aux lèvres, les commentaires d’un narrateur qui s’exprime avec humour et qui multiplie les dérapages. L’esprit farcesque du récit jette ainsi le doute sur la crédibilité du narrateur dont les propos ne sont plus pris au sérieux. Le lecteur ou la lectrice entre alors dans un espace ludique où il ou elle s’amuse à questionner la fiabilité du discours. Rire et jeu deviennent alors les maîtres-mots du récit. Ne pouvant se fier aux descriptions fournies, le lecteur ou la lectrice s’adonne aux jeux de l’imagination en songeant à ce qui se cache derrière les cadres vides. Il ou elle imagine les multiples possibilités de l’image, tout ce qu’elle aurait pu être si elle avait été conservée. La pellicule vierge crée ainsi, du côté de la réception, un espace d’ouverture et de liberté.
Dans ces deux textes, la photo avortée conçue dans les entrailles d’une pellicule blanche laisse libre cours à l’imagination et propose d’autres modes de lecture. Clément Chéroux formule joliment les nouvelles perspectives qu’offrent ces photographies a-photographiques lorsqu’il souligne, dans Fautographie, que « c’est justement parce qu’elles ne représentent rien que ces images peuvent tout imager... et celui qui les regarde tout imaginer. » (2003, 162)
En exploitant le phénomène des photos avortées, ces récits permettent une reconfiguration du rôle traditionnellement assigné aux lecteur·rice·s qui ne reçoivent plus uniquement le savoir et le dire de l’auteur·trice-narrateur·trice, mais détiennent aussi la liberté de proposer du sens et de déployer leur imagination créatrice selon la « poétique de l’ouverture » proposée par Umberto Eco (1962). En s’intéressant particulièrement aux œuvres de la modernité, le sémioticien italien souligne en effet que l’art contemporain est le « projet d’un message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives » (11). En jouant sur l’ambiguïté du message, l’œuvre moderne inviterait le lectorat à faire œuvre avec l’auteur en lui proposant de multiples parcours possibles. Il semble qu’au-delà de la modernité, cette ouverture est réinvestie par nos deux récits. À travers les paradigmes de l’inachèvement, de l’absence et du fragment instaurés par la pellicule mal accrochée, Noguez et Guibert invitent le lecteur et la lectrice à se joindre à eux dans la création. L’objet anodin, par les silences qu’il creuse, ouvre ainsi la voie à l’imagination.
Hervé Guibert, on le sait, est particulièrement sensible à l’ébauche, aux flous, aux figures qui s’amorcent puis restent en suspens, comme l’illustre très bien l’épisode du tirage à blanc. Le récit sur la pellicule vierge révèle ainsi que, chez lui, les formes s’exhument des brumes, leurs contours se brouillent et s’estompent. Elles s’effacent, se diluent, s’émoussent, cédant la place à la « reine des facultés », comme la désignait Baudelaire, ou à l’imagination. Lorsqu’il se plait par exemple à multiplier les effets d’ombre et d’indétermination dans ses photographies esthétiquement amateures, Guibert confie ceci à ses lecteur·trice·s : « Je vous livre les clichés, afin que vous les déchiffriez sur la plaque lumineuse de votre sensibilité. » (1991, 80-81) À travers la métaphore de la pellicule, l’écrivain-photographe invite le récepteur ou la réceptrice à transformer son esprit en appareil photo générant un foisonnement d’images mentales. C’est à cet effet que travaille également L’image fantôme. L’attente inassouvie de l’image qui, pour l’auteur, est source « d’accablement » et « de douleur » (1981, 16) devient, pour les lecteur·rice·s, une ouverture aux éventualités et à l’imagination. L’image absente qui n’est pas décrite, parce qu’elle n’existe pas (ce qui est décrit, c’est la séance, pas la photo) se révèle dans l’imagination faute de pouvoir se révéler sur la pellicule. Le jeu consiste alors à osciller entre l’expérience vécue par le narrateur et sa reconstruction par les lecteur·rice·s. En d’autres termes, et pour utiliser les mots de Jean-Pierre Boulé et d’Arnaud Genon, « le discours de Guibert sur la photographie s’adresse à quelqu’un qui doit se construire une image mentale de la photo, l’inventer, voire la fantasmer… » (2015, 41-56) En lançant à son lectorat une invitation à l’imagination devant le blanc de la pellicule, Guibert transforme le monde et ses « petits riens » en rêverie. Il érige un épisode simple de la vie familiale – une séance photographique ratée entre une mère et son fils – en récit littéraire poétique, et convie son lecteur ou sa lectrice à faire de même : laisser vagabonder son imagination devant une simple pellicule vierge que le récit déroule. Le texte émaillé de blancs reste alors à réécrire.
Ce rôle actif attribué au lectorat apparaît aussi dans Les trente-six photos que je croyais avoir prises à Séville, notamment à travers les nombreuses omissions du narrateur. Par exemple, sous un cadre vide, la narration laisse ce commentaire elliptique : « Cette photo n’est vraiment pas convenable. Je préfère n’en rien dire. » (73) Elle note également sous un autre : « On ne voit pas bien l’œuvre de Xavier Grau […] parce que j’ai voulu prendre le type en survêtement, devant, qui la regarde en émettant un profond bâillement. » (79) Alors qu’il aurait très bien pu passer sous silence les images qu’il ne souhaitait pas commenter, le narrateur s’engage sur la voie des suggestions et se plaît à taquiner son lecteur ou sa lectrice en vue d’attiser sa curiosité. Pourquoi ne voudrait-il pas décrire telle image? Que représente-t-elle? Quelle peinture de Xavier Grau devrait apparaître sur l’image? On ne le sait pas et on s’amuse à l’imaginer. Cette plongée dans le monde du virtuel et de la potentialité libère la lecture de l’univocité du sens et permet la multiplicité des propositions. Aucune cohérence à construire ici, aucune vérité à trouver, aucune esthétique hautement travaillée à savourer et sur laquelle méditer. Nous sommes devant une littérature « mineure » qui s’intéresse au prosaïque et qui enfouit du même coup les notions de « vrai » et de « beau » que l’on a accolées à la production littéraire pendant de longues années. Devant ce texte-canular, l’activité du lecteur ou de la lectrice est autre : il ou elle ne peut qu’imaginer tout ce que les images perdues auraient pu être. L’idée d’une pellicule vierge traduite visuellement par des cadres blancs émaillant les pages vient ouvrir la lecture en permettant divers parcours possibles.
La forme de ces textes rejoint l’ouverture proposée par les photos avortées et semble, elle aussi, favoriser le mode de lecture dont je viens de parler. En choisissant de tracer des cadres vides sur les pages de son récit pour figurer les photos avortées, Dominique Noguez adapte la mise en page de son livre aux pérégrinations de la lecture. Il invite ainsi ses lecteur·trice·s à se détacher des mots pour scruter les rectangles vacants et pour s’adonner à la rêverie. L’espace blanc présenté sur les pages favorise une pause dans la lecture, un temps d’arrêt, qui permet au lecteur ou à la lectrice de déambuler dans les ruelles de son imagination.
Dans L’image fantôme, Hervé Guibert multiplie les formes fragmentaires, notamment dans la division de son livre en petits bouts discontinus. Cette segmentation présente de manière éparse les pensées et les expériences photographiques de l’écrivain. Bruno Blanckeman commente d’ailleurs avec justesse les liens qui se tissent entre la forme de l’œuvre de Guibert et son ouverture. Il note que
la phrase comme le paragraphe, le chapitre comme la configuration générale du texte se dispersent en zones d’attirances centrifuges, qui interdisent la ligne de sens privilégiée et marquent un très net refus du thétique. L’ambition de l’œuvre – épouser, avec une exactitude obsessionnelle et un pari sur la force du pressentiment, la réalité subjective à la fois vécue et fantasmée – rend caduques la fixation interprétative définitive, la finition d’un projet intrinsèquement fluent. Le récit varie les hypothèses qui prennent valeur de sens en situation, dans la contingence d’orientations simultanément esquissées. (2008, n.p.)
La séance photographique ratée à cause d’une pellicule mal accrochée nous pousse donc, dans ces récits, à penser de façon inachevable. Par un inversement des valeurs, l’échec de la photographie se transforme en ouverture, et la perte se transmue en force de création. Par son silence, la pellicule vierge permet à l’auteur·trice d’écrire son texte et d’engendrer son livre. Pour le lecteur ou la lectrice, elle devient un vecteur de fabrication de nouveaux mondes. Aborder le film photographique à partir du vide qu’il creuse permet donc l’ouverture inouïe du récit, mais traduit aussi, et surtout, la fascination contemporaine pour le marginal, l’insignifiant, le fragmentaire. En érigeant un objet a priori futile en thème littéraire, Hervé Guibert et Dominique Noguez intègrent au récit ce qui a souvent été relégué dans les marges et adhèrent par là-même aux soubassements de l’œuvre démonumentalisée dont parlait Julien Gracq à la fin du XXe siècle : « Ce que nous voulons, c’est la littérature qui bouge, et saisie dans le mouvement même où elle semble bouger encore, tout comme nous préférons une esquisse de Corot ou de Delacroix à leurs tableaux finis. Ce que nous ne voulons plus, c’est la littérature-monument. » (1995, 756) Dans cette perspective, ce que la pellicule vierge révèle, c’est un intérêt pour le « très petit » au détriment du majeur; un attachement à l’amorce plutôt qu’au résultat; une attention particulière à l’ordinaire, non plus au glorieux. Cependant, en mettant en exergue le motif de la pellicule mal accrochée, ces deux récits écrits à la fin du XXe siècle n’exploitent pas le blanc et le bas pour renouer avec le mouvement de déconstruction propre à leur époque (et surtout au Nouveau Roman). Au tournant des années 1980, le blanc photographique ne traduit plus l’impossibilité de représenter ou de narrer, telle qu’elle a pu être formulée par Blanchot et par les modernes. Les « petits riens » creusés par le silence de la pellicule n’évident pas la narration, mais plutôt la déclenchent et l’engrènent. Une orientation nouvelle dans l’imaginaire des écrivains se révèle.
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