Bribes : la littérature en fragments

Comment s’étendre le lendemain sur une idée dont on s’était occupé la veille? Après n’importe quelle nuit, on n’est plus le même, et c’est tricher que de jouer la face de la continuité. — Le fragment, genre décevant sans doute, bien que seul honnête. 1

Contre une science aux tendances sacerdotales, Nietzsche, dans le Gai savoir (1882), propose une célébration de la connaissance au service de la vie. Une telle volonté ne pouvait s’écrire suivant les conventions textuelles du discours philosophique — un discours continu obéissant au précepte aristotélicien de non-contradiction (Métaphysique, 1005b, 19-20). Nietzsche devait faire appel à une forme particulière, l’aphorisme, qui permet la répétition, la contradiction, contrairement à un exposé systématique. La juxtaposition des fragments produit une expérience non dialectique de la parole et autorise « un recul fécond, un répit productif, indispensable au nécessaire affinement des concepts » (Susini-Anastopoulos, 1997, 185). Si les blancs du texte permettent à la pensée philosophique de se prêter à la rumination, pour rester avec un vocabulaire nietzschéen, il demeure, ainsi que le remarque Pascal Quignard à propos des Caractères de La Bruyère (1687), que l’écriture fragmentaire « sature l’attention, sa multiplication édulcore l’effet que sa brièveté prépare » (Quignard, 1986, 21). Il y a un certain vertige devant ce type de textes : plus les énoncés s’accumulent, plus il devient difficile de rendre compte de sa lecture.

Mais tous les fragments ne sont pas composés de la même manière. Certains ne le sont qu’en vertu d’un hasard historique, comme les fragments des présocratiques ou des épigrammes recensés dans l’Anthologie palatine. Certains le sont par accident, comme les Pensées de Pascal (1670), dont la rédaction cesse avec la mort de leur auteur. D’autres fragments sont volontairement composés ainsi, comme chez La Bruyère et Nietzsche. Comment rendre compte d’une forme qui peut autant décrire les quelques vers qui nous restent d’Héraclite (VIe siècle av. J.-C.) que des Aphorismes de la vie dans les ruines d’Anne Archet (2022)? 

Dans une perspective plus moderne et contemporaine, certaines œuvres en fragments fonctionnent via des dispositifs d’échantillonnage, de recyclage littéraire, de cut up, de prélèvement, d’assemblage ou de détournement. Que leur procédé de mise en commun soit aléatoire ou non, la forme inusitée qui en résulte offre une prise reconfigurée au réel. L’écriture fragmentaire constitue en outre un mode d’enquête qui permet non seulement de porter un regard sur un univers discontinu, mais aussi le saisissement d’un certain instant créateur. Dans « "Fragment de la nature" des choses et "inachèvement perpétuel": l’écriture du monde selon Francis Ponge », Sylvie Ballestra-Puech affirme à cet effet que

[l]’écriture fragmentaire est la seule écriture du monde possible pour Ponge, dans la mesure où tout objet nous offre un échantillon de la texture du monde, à la fois dans la perspective d’une physique atomiste et dans celle d’une éthique de la contemplation [...]. (2013, n. p.)

Par l’expérience de la multiplication des points de vue, ces pratiques littéraires rebelles et insoumises se rejoignent dans une volonté de problématiser le monde, de le re-signifier. De l’œuvre The naked lunch de Burroughs aux Remarques de Quintane, de La vie mode d’emploi de Perec à la Revue de littérature générale d’Alféri et Cadiot, l’écriture fragmentée témoigne d’une forme de subversion qui remet en  jeu la notion traditionnelle de littérarité. Les nouvelles connexions qu’elle propose par son tableau kaléidoscopique créent des noyaux de sens originaux qui sont l’occasion de porter un regard frais sur un ordinaire usé.

En outre, la fragmentation, qui alors ne s’exprime plus à même la forme du texte littéraire, peut se déplacer dans la narration. Pensons à Laura Mulvey et à son texte « Plaisir visuel et cinéma narratif » qui propose une analyse du regard masculin dans l’univers cinématographique. Ce regard masculin, découlant d’une pulsion scopophilique, fragmente, grâce à la caméra, certaines parties du corps féminin pour l’érotiser, refusant ainsi toute agentivité aux femmes alors dépourvues d’un regard et d’une voix. Mulvey dira que les hommes « live out [their] fantasies and obsessions through linguistic command by imposing them on the silent image of woman still tied to her place as bearer, not maker, of meaning » (Mulvey 1989, 15). Le fragment, dans ce cas-ci, témoigne d’un rapport de pouvoir.           

Pour d’autres, les quelques fragments captés permettent d’accéder à une agentivité refusée. Le roman La servante écarlate de Margaret Atwood et la société dystopique et patriarcale qu’il met en scène témoigne de cette idée. Le regard fragmenté des servantes, provoqué par les œillères qui leur couvrent une partie du visage, leur permet de ne saisir que quelques bribes de cet univers. Les femmes mises en scène par Atwood diront toutefois qu’« [à] cause de [leurs] ailes, [leurs] œillères, il est malaisé de regarder en l’air, d’avoir une vue complète du ciel, ou de quoi que ce soit. Mais [elles] y [parviennent], fragment par fragment » (Atwood, 2017 [1985], 58-59. Nous soulignons.).

On retrouve, par ailleurs, une écriture fragmentée dans la poésie, particulièrement contemporaine. Au XXe siècle, chez René Char par exemple, l’écriture fragmentaire domine et elle est, selon Joëlle Le Cornec, une forme d’écriture morcelée, structurée, entre autres, par des ellipses (1990). On peut aussi penser au recueil Quelque chose noir (1986) de Jacques Roubaud où l’écriture fragmentaire sert le motif du deuil. Dans La petite dernière de Fatima Daas (2020), l’écriture en fragment suit le souffle du personnage protagoniste asthmatique. Dans cette autofiction, Fatima Daas, lesbienne et musulmane, navigue, confronte, et fait cohabiter des identités complexes, plurielles, et souvent perçues comme contradictoires. Comment le fragment est-il mobilisé dans l’écriture contemporaine ? À quelles fins ? Quels en sont ses différents motifs ? 

La forme fragmentaire domine également au sein des œuvres de littérature numérique – Les univers parallèles du Mauve Motel (2021) de Simon Dumas et Nicole Brossard, Méandres (2021) de Stéphanie Morissette et Pattie O’Green – et plus largement au cœur des œuvres numériques – Paisajes (2011) de Sébastien Cliche ou Nous aurons (2017) d’Hugo Nadeau. Il en va de même pour les œuvres littéraires dont l’esthétique est tirée du numérique – La vie littéraire (2016) de Mathieu Arsenault, Mukbang (2021) de Fanie Demeule ou De Synthèse (2017) de Karoline Georges.  

Comment expliquer cette prédominance? Est-elle due, pour offrir quelques pistes, à la nature du médium (quoiqu’il serait plus précis de parler « des médiums »), c’est-à-dire à ses limitations et à ses potentiels? Est-ce plutôt parce que le fragment est déjà prépondérant dans les œuvres artistiques contemporaines? Est-elle attribuable à une certaine réflexivité quant au médium et à son utilisation? Réflexivité soulignant, par exemple, l’expérience « uchronique » du temps en ligne (Couchot 2014) ou du développement d’une nouvelle forme d’attention, qualifiée « d’hyper-attention » par N. Katherine Hayles (2007), et ce, sans parler « d’économie de l’attention » (entre autres : Citton 2014) sinon de « chambre d’écho » (Scruggs 1998).

Pour ce trente-huitième numéro, Postures invitait à étudier les fragments, l’éclatement et le fracas qu’ils provoquent à même le texte littéraire, à analyser cette fragmentation qui s’insinue à même la trame narrative d’une œuvre, par les silences, les non-dits, le regard et le corps. 

Fragments d’expérience(s)

Abordant le journal de Mariana Eva Pérez, Cécile Torrents, dans « La fragmentation dans Diario de una princesa montonera (2016) de Mariana Eva Pérez : de la brisure au collage », s’interroge sur quelques questions : comment raconter l’Histoire collective, effondrée par le régime dictatorial, et sa propre, tombée en miettes suite à la disparition des proches ? Est-il encore possible de recoller une identité éclatée ? Elle montre que la fragmentation peut être, d’une part, un outil résistant à l’unification dictatoriale et, d’autre part, un outil qui permet de raconter le traumatisme.

Dans « Le corps à corps de la danseuse avec les mots. Grand écart sur la danseuse de papier, la fin du XIXe, le début du XXIe », Léa Picot questionne le rôle et la représentation de la figure de la danseuse dans la littérature des derniers siècles. Elle nous montre l’évolution de cette figure à travers un changement de la perspective narrative spectatorielle et fragmentée à la perspective immersive, totale ; changement qui illustre très bien ce glissement d’un corps nommé, montré, sexualisé vers un corps donné à voir dans son mouvement.

Rachel Henrie, quant à elle, propose un essai dans lequel s’entremêlent les réflexions sur les fragments poétiques de Louise Warren et sa propre pratique poétique. L’écriture s’y manifeste, selon l’esprit phénoménologique, en tant que traces d’un corps qui se meut dans l’espace. Le fragment, pour les deux autrices, n’est pas brisure, mais ouverture du sujet sur l’immensité du monde.

Enfin, pour clore cette section, le Collectif Obèle, dans l’article « “Monstres et poésie” : Habiter le monde par fragments expérientiels », revient sur l’élaboration d’un projet développé en collaboration avec la poète Laurance Ouellet-Tremblay, dans lequel iels explorent les modalités de l’inscription de fragments littéraires poétiques au cœur du jeu Valheim. Iels montrent que le travail d’inscription du texte repose sur une hybridité multimodale, et soulignent la double nature de la littérature pour et dans le jeu vidéo, c’est-à-dire à la fois comme discours et comme expérience. 

Fragments d’identité(s)

Marie-Ève Dubé, dans « ‘‘Ce n’est pas moi qui ai pensé ça’’: délire infantile et poétique de la séparation dans Enfance de Nathalie Sarraute », explore la folie de la narratrice, une enfant envahie par le désir de la mère, selon une approche psychanalytique. L’enfant fait alors l’expérience de la crevaison de l’image du moi et de la désunion entre le moi et l’Autre à travers le langage, la parole qui détient une autorité absolue qui, paradoxalement, fait naître l’opportunité poétique de saisir l’irreprésentable des mots.

Dans « ‘‘How did you become this way?’’ : écriture fragmentaire de la dérive, l’exemple de McGlue d’Ottessa Moshfegh », Alwena Queillé se propose d’étudier la fragmentation de la parole dans le roman d’Otessa Moshfegh, McGlue. Ainsi, la chercheuse se penche sur la narration fragmentée et tremblante – oscillant entre souvenirs embrumés et révélations troubles – de McGlue, un marin à la dérive pris entre ses hallucinations et des souvenirs épars de sa relation avec Johnson.

Dans son essai «Sur les traces de la femme-spectre, Azucena Pelland recueille les traces des traumatismes et des violences sexuelles subis : c’est un itinéraire d’un corps en voie de disparaître. Or, ce sont bien ces traces qui permettent de faire exister, dans sa spectralité même, un autre corps, à savoir celui de l’écriture qui, à travers le tissage de l’indicible, donne présence à ce qui autrement ne serait que manque.

Finalement, Ketzali Yulmuk-Bray, en hors-dossier, propose « Une herméneutique du désert: mémoire, désémiotisation et animisme dans Désertiques (2022) de Benoit Meunier », dans laquelle elle se penche sur la méthode d’interprétation du désert élaborée par les trois personnages du recueil de nouvelles. Ceux-ci, progressivement amnésiques, retrouvent leur usage du langage à même leur environnement, presque comme si les signes jaillissaient de la terre aride qui les entoure.

Pour citer cet article: 

Berger Soucie, Kevin et al. 2023. « Bribes : la littérature en fragments », Postures, Dossier « Bribes : la littérature en fragments », no 38, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/bribes-38> (Consulté le xx / xx / xxxx).