« Certaines écritures se construisent sur la nécessité fragmentaire ; elles s’alimentent du bris, elles en sacralisent le geste, elles débouchent, finalement, sur un éclatement », écrit Ricard Ripoll en conclusion de l’ouvrage L’écriture fragmentaire : Théories et pratiques (2022). L’écriture de l’argentine Mariana Eva Pérez dans Diario de una princesa montonera (2016) correspond précisément à cette nécessité fragmentaire : car comment écrire autrement que par fragments une histoire — son histoire — brisée par la dictature militaire argentine et le terrorisme d’État ? Le 6 octobre 1978, Mariana Eva Pérez, qui n’a alors que quinze mois, sa mère enceinte et son père sont séquestrés par les officiers de l’ESMA (l’école de mécanique de la Marine1). Elle sera par la suite restituée à sa famille paternelle, mais elle ne reverra jamais ses parents et ne retrouvera la trace de son frère, né en captivité, que vingt-deux ans plus tard. Dans son diario — son journal —, Mariana Eva Pérez raconte sa lutte toujours constante de construire — d’écrire — son histoire et celle de sa famille. La forme choisie, celle du journal intime, impose déjà une certaine fragmentation à l’écriture. Néanmoins, cette fragmentation est surtout liée à l’éclatement de son histoire — une histoire liée dès sa naissance au terrorisme d’État, une histoire pleine de trous et de disparus.
Nous questionnerons ainsi cette correspondance entre éclatement du récit et éclatement du passé dans Diario de una princesa montonera. Nous nous demanderons également comment l’écriture fragmentaire a paradoxalement permis à Mariana Eva Pérez de recoller les fragments de son histoire et de reconstituer, morceau par morceau, l’image de ses parents.
Le journal intime : un genre fragmenté
Diario de una princesa montonera, par son titre même, s’affilie au genre autobiographique du journal intime. Le journal est par définition un genre éclaté, fragmenté, puisque, comme l’écrit notamment Roland Barthes, « son tissu est sans cesse rompu par la pression des jours, des sensations et des idées » (Barthes2 1962, 175). L’écriture diariste se construit par une juxtaposition de scènes du quotidien, de moments de vie, de fragments de pensée, qui n’ont pas forcément de liens causals. Il y a une spontanéité de l’écriture : l’auteur évoque des moments choisis et fragmentaires. Dans la première édition de Diario de una princesa montonera, Mariana Eva Pérez nous raconte ainsi des fragments de son quotidien, depuis son retour en Argentine après ses voyages en Europe jusqu’à son mariage. En filigrane, l’absence de ses parents est omniprésente et hante sa vie, ses rêves, et donc chaque page du livre. En effet, leur fantôme apparaît dans la majorité des nombreux rêves qu’elle nous décrit, mais aussi de manière plus concrète, notamment dans son travail de thèse sur la représentation des disparus, dans les différents procès contre les militaires de l’ESMA auxquels elle assiste, ou encore dans ses recherches pour retrouver les traces de ses parents. À la différence d’un journal intime traditionnel, le texte n’indique pas les différentes dates d’écriture : le récit s’organise plutôt en différents fragments séparés par un titre en gras. Les blocs textuels sont souvent inégaux : ils peuvent être constitués de plusieurs pages ou au contraire se réduire à quelques phrases, ou même à quelques mots. C’est par exemple le cas de « Le premier dimanche sans Néstor3 » (Eva Pérez 2016, 171, je traduis) qui se réduit à la simple interjection « Ah !4 » (171, je traduis), mais qui est suffisante pour traduire la peine de l’auteure lors de la mort du président Néstor Kirchner en 2010. Outre la fragmentation inhérente au genre diariste, Diario de una princesa montonera se démarque également par la forte hétérogénéité des composants qu’il réunit et qui participe à l’éclatement de l’œuvre. En effet, on peut noter différents éléments hétérogènes enchâssés dans le journal : reproduction de dialogues, notes, poèmes, cartes, courriels, etc. La transmédialité, avec l’insertion de photographies, rompt un peu plus toute tentation de l’homogénéité ou l’unité du journal. On note une volonté de Mariana Eva Pérez de ne pas restreindre son écriture à une forme homogène et pétrifiante mais de privilégier une écriture en mouvement qui déjoue la linéarité traditionnelle. Elle a l’intuition que dans la fragmentation se cache une vérité, ce « 110% vrai » qu’elle promet ironiquement dans le paratexte de l’œuvre. En effet, la fragmentation permet à son écriture de suivre réellement le mouvement de ses pensées, sans avoir à construire un tout qui serait artificiellement unifié et entravé. La mise en éclats de ses pensées lui permet de garder une certaine authenticité tout autant qu’une grande liberté dans son écriture.
Du blogue au livre : une recherche de la fragmentation
Diario de una princesa montonera est d’abord pensé par Mariana Eva Pérez en 2009 sous la forme d’un blogue. C’est cette forme particulière qui lui a permis de trouver sa voix. Elle confie dans une interview :
J’aime beaucoup lire des romans et j’aurais aimé écrire un roman, même quelque chose de bien traditionnel. Je n’ai pas réussi. J’ai essayé d’écrire un récit et ce n’était que des mots lourds, une chose qui ressemblait à un exposé dans un congrès ou à un discours des organismes des Droits Humains, une chose qui finit par ne rien dire5. (Eva Pérez 2021, je traduis)
Le recours au blogue lui a ainsi permis de libérer son écriture. Contrairement au témoignage papier ou au roman figé dans sa forme et imposant le plus souvent un mouvement continu et linéaire, le blogue est un mode d’expression fragmentaire : il se décompose en articles et rubriques, et peut toujours être alimenté de nouveaux articles. Cette dynamique fragmentaire permet de conserver un certain mouvement et d’empêcher tout risque de figement : le fragment devient « un moyen de résister au piège de l’écriture qui a tendance à se figer en système, […] un moyen d’échapper à la fixation du sens » (Marsloff s.d). La disparition forcée a été une thématique largement abordée par les auteur.e.s de ces dernières années d’une part, car répondant à un traumatisme touchant l’ensemble de la société argentine et d’autre part correspondant à un besoin mémoriel vital. Mais ces œuvres portent en elles le risque d’un figement de l’enjeu mémoriel ou le risque d’un « épuisement des formes narratives adoptées pour raconter les faits tragiques du passé récent6 » (Pron 2016, 8, je traduis). Le recours à la fragmentation permet d’explorer une nouvelle modalité d’écriture capable d’échapper au figement et de renouveler le sens des narrations mémorielles. Dans la transcription papier du blogue, on retrouve l’oralité et la fragmentation caractéristiques de cette forme numérique. Néanmoins, Mariana Eva Pérez regrettera une certaine perte de cette fragmentation par la mise en livre : « Le livre respecte une caractéristique du blogue qui est qu’il s’agit de textes brefs avec un caractère assez fragmentaire. Malheureusement, cette fragmentation qui me paraissait positive se perd et on y retrouve une certaine linéarité7 » (2013, je traduis). En effet, le livre respecte une continuité chronologique qui impose une lecture linéaire. Néanmoins, nous ne savons pas combien de temps s’écoule entre chaque fragment d’écriture. L’effacement des données temporelles, pourtant bien présentes à l’origine dans le blogue, peut être lié à une volonté de l’auteure de renouer avec un certain éclatement.
Violence de la fragmentation et violence du réel
La fragmentation en tant qu’éclatement, qu’explosion, implique une certaine violence. On retrouve cette violence dans l’origine étymologique du mot « fragment » :
La fragmentation est d’abord une violence subie, une désagrégation intolérable. On a souvent répété que les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango : briser, rompre, fracasser, mettre en pièce, en poudre, en miettes, anéantir. En grec, c’est le Klasma, l’apoklasma, l’apospasma, de tiré violemment. Le spasmos vient de là : convulsion, attaque nerveuse, qui disloque. (Montandon 1992, 77)
Le fragment est « le morceau d’une chose brisée, en éclats » (77). Il est donc signe d’une déchirure, d’une béance : il présuppose l’existence préalable d’une unité, d’un tout qui a éclaté. Mais cette déchirure du texte, à quoi est-elle due ? Si Mariana Eva Pérez privilégie l’écriture fragmentaire, c’est parce que son histoire elle-même est fragmentaire. La dictature militaire qui a duré de 1976 à 1983 reste la période la plus violente de l’histoire argentine, et est marquée par de nombreux enlèvements, tortures et assassinats des activistes et opposants politiques. La disparition massive de plus de 30 000 personnes provoque un traumatisme sans précédent. Avec la fin de la dictature, de nombreux organismes sont créés pour rechercher et retrouver la trace des disparus : les plus connus restent à ce jour les Grands-mères de la Plaza de Mayo, et les H.I.J.O.S. (acronyme pour Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio8). Mariana Eva Pérez travaille notamment avec H.I.J.O.S et réussit à retrouver son frère en 2000. Néanmoins, elle ne retrouvera jamais ses parents et cette perte restera une déchirure terrible pour elle. Orpheline, ce sont l’absence et le manque qui dominent dans son écriture, tant dans la forme que dans les thématiques abordées. Au sujet de son père, elle écrit : « Je n’ai pas de photos où il est plus grand. Je n’ai pas de photos en couleurs. Je n’ai pas de photos en pied9 » (2016, 132, je traduis). La triple négation accentue la détresse d’une enfant à qui on a enlevé les parents, mais aussi effacé leurs traces. Ainsi, plus encore qu’une nécessité fragmentaire, Mariana Eva Pérez ne peut se soustraire à une écriture fragmentée, morcelée, éclatée, car son histoire même l’est. Le témoignage dans Diario de una princesa montonera ne peut donc se faire que sous forme d’explosion.
Le silence de la déchirure
Le silence entoure l’écriture fragmentaire : « Le fragment suppose cet espace du silence, cet espacement entre deux blocs, entre deux temps du discours : il devient une parole essentielle, dénuée de fioritures […] » (Ripoll, 2002). Le texte est éclaté et brisé en différents fragments séparés par le blanc typographique, séparés également par des ellipses temporelles. Le silence occupe ainsi, dans l’écriture fragmentaire, une place parfois encore plus importante que le texte. Isabelle Asselin, dans Le roman fragmenté, écrit :
La fragmentation retrouve la force du mot, celui qui est dit et celui qui ne l’est pas. Car la fragmentation pointe vers ce qui n’est pas écrit, elle pointe la zone du blanc comme un lieu d’écriture : écriture négative d’une détresse, d’un silence, d’une voix arrêtée, d’une identité altérée. La fragmentation met en relief l’espace qui découpe, qui taraude, qui obsède le texte. (Asselin 2003)
La réalité de la souffrance, l’intimité même du vécu, ne peuvent être contenues dans un langage trop générique, trop impersonnel, qui se vide peu à peu de sens à mesure que le temps passe. Les mots ne sont plus suffisants, les phrases se disloquent face à la souffrance, ce qui entraîne une fragmentation du texte en différents îlots portés par le silence. L’éclatement du texte est donc la conséquence de l’expérience de la limite, où la souffrance est telle que les mots manquent et que le silence finit par dominer :
[…] la fragmentation a partie liée avec le silence : quelque chose est tu qui fragmente le texte. L’interruption nous paraît dès lors montrer du doigt, non plus la fragmentation de la réalité telle qu’elle s’impose à l’esprit, mais celle du langage même : « il y a de l’impossible à dire ». (Orace 2002)
Le fragment touche donc à l’indicible, à l’ineffable, à ce qui ne peut être dit avec des mots. Il laisse entrevoir la béance et les déchirures laissées par la violence. C’est pourquoi « l’écriture du désastre », tel que la théorise Maurice Blanchot dans son essai éponyme, est nécessairement fragmentaire. Le fragment et la violence sont intimement liés : « L’écriture est déjà (encore) violence : ce qu’il y a de rupture, brisure, morcellement, le déchirement du déchiré dans chaque fragment, singularité aigüe, pointe acérée […] » (Blanchot 1980, 78). Les blancs typographiques disent donc ce qui manque, ce qui n’est plus là. Ces pans de texte disparus font écho à ce qui a disparu, à tous ceux qui ont disparu et qu’on ne retrouvera jamais :
Il semble qu’en allemand il y a un mot pour dire l’état de ne pas être là : weg. C’est un adjectif, je crois. Quelque chose qui est weg n’est pas là. C’était là et maintenant ce n’est plus, a expliqué le professeur. Weg veut aussi dire chemin. Mais quel est ce nouveau chemin de la langue allemande si l’on peut dire de manière si ferme que Paty und Jose sind weg10. (Eva Pérez 2016, 174, je traduis)
L’écriture fragmentaire dit le weg dans sa forme même. Le silence et la disparition structurent ainsi le journal de Mariana Eva Pérez.
Reconstituer l’identité
Le fragment ne peut se comprendre que par rapport – et par opposition – au tout, à l’unité. Le fragment témoigne d’une unité perdue — l’unité textuelle, mais aussi, dans le cas de la « Princesa Montonera », l’unité identitaire. En effet, l’écriture fragmentaire reflète l’image d’un moi brisé, d’une conception fissurée du « je » (Defores, Piedimonte 2009). La fragmentation du texte peut ainsi être pensée comme une analogie de la fragmentation identitaire. En effet, la fragmentation affecte l’auteure, révélant les fêlures de son « je », révélant ses lacérations intérieures. Son identité ne se conçoit et ne se construit que dans ce morcellement, dans cette fragmentation extrême, dans une représentation chaotique et éclatée de soi. Cet éclatement de l’identité de l’auteure se voit déjà ne serait-ce que par un jeu de dédoublement. En effet, on note une alternance des pronoms personnels : si, le plus souvent, elle emploie la première personne du singulier, comme on s’y attend en lisant un journal intime, à de nombreuses reprises, elle utilise la troisième personne du singulier pour parler d’elle-même. C’est notamment le cas lorsqu’elle se qualifie de « Princesa Montonera » : « La Princesa Montonera a mené à bien tout ce qu’indiquait le protocole11 » (2016, 35, je traduis), dit-elle ironiquement en se rappelant son passé de militante. Elle se met ainsi à distance de cette figure mythifiée et fantasmée de résistante engagée. Elle écrit par exemple avec l’ironie qui caractérise son écriture : « je suis la Princesa Montonera, ex orpheline superstar, bébé-éprouvette des organismes argentins des droits humains12 » (2016, 139, je traduis). Du journal autobiographique, nous glissons alors dans l’autofiction. Mariana Eva Pérez n’est pas à strictement parler son personnage : nous ne sommes donc pas dans le genre de l’autobiographie, mais dans celui de l’autofiction. Malgré le sous-titre proclamant un « 110% vrai », Mariana Eva Pérez nous rappelle à plusieurs reprises qu’il s’agit d’une fiction. Par cette stratégie narrative, elle peut ainsi se réinventer dans ce personnage, dans cet alter ego qu’est la « Princesa Montonera ». Le fragment permet alors la recherche, l’exploration, tout autant d’une écriture balbutiante que d’une identité encore à construire par rapport à celle de ses parents, mais aussi indépendamment d’elle. Il y a une volonté de « faire identité » depuis le traumatisme « pour s’approprier son héritage familial et politique, et pour composer, par morceaux de ce legs, sa propre identité, en même temps que se reconstruisent les liens avec ses parents absents13 » (Carmen Novo 2016, 36, je traduis). Mariana Eva Pérez cite dans son journal cette phrase de Gabriel Gatti : « Faire identité depuis un lieu plein de blessures, sauvage, inconfortable, en sachant que l’identité qui se fait là ne peut renoncer à ces marques […], mais que, aussi étrange que cela soit, c’est un lieu viable, pensable, créatif même14 » (2011, 102, je traduis). L’écriture fragmentaire, processus créatif, mais aussi mémoriel, se présente alors comme « la reconstitution d’une identité éclatée. » (Ripoll 2002) « Dans ces écritures qui échappent à la totalité pointe une utopie. Chaque fragment est une île et constitue l’archipel d’un désir : celui de la révélation d’une identité cachée sous la dispersion des débris. » (Ripoll 2002) L’écriture fragmentaire devient ainsi un outil de recherche ontologique qui tend à retrouver l’unité du « je » de Mariana Eva Pérez. L’enjeu est « […] la récupération d’une mémoire qui est indiscernable de l’identité, ou d’une idée d’identité15 » (Pron 2016, 8, je traduis). Mais pour reconstruire une mémoire, une identité propre, il faut d’abord réussir à recoller les fragments du passé.
Recoller les fragments du passé
Nous l’avons dit, la fragmentation de l’écriture de Mariana Eva Pérez est aussi celle de son passé. L’écriture fragmentaire correspond à une vision de la réalité éclatée où le fragment est la dernière trace d’un tout brisé. Avec peu de souvenirs de ses parents, Mariana Eva Pérez tente malgré tout de recomposer leur image dans Diario de una princesa montonera, avec les fragments qu’elle a collectés d’eux, notamment grâce à ses enquêtes, son travail, les différents témoignages des membres de sa famille, ses amis et ses collègues. Elle utilise d’ailleurs elle-même la métaphore de la fragmentation :
Nous sommes en 1995 et je t’écris : l’image que j’ai de toi se compose de mille morceaux de verre fragmenté — aujourd’hui j’écrirais morceaux de verre brisé et qui ne forment rien. Je ne te connais que dans la torture, dans la douleur que j’ai d’imaginer qu’ils t’ont torturé. Gégène coups penthotal pendu, j’écris. Les bords des éclats de verre qui forment ton image terminent toujours plantés dans ma chair, j’écris […]16. (Eva Pérez 2016, 32, je traduis)
L’écriture devient un moyen de former, mot après mot, difficilement, l’image de son père. Mais ce processus n’est pas sans risque ni sans douleur. C’est une reconstitution forcément fragmentaire et lacunaire, liée inexorablement à la souffrance, comme on le voit avec cette asyndète où chaque mot renvoie à une torture différente : « Gégène coups penthotal pendu, j’écris. ». Dans son article « Écriture des ruines et métapoétique du fragment » (2002), Jean-Yves Laurichesse note : « L’écriture fragmentaire présuppose un monde détruit, à partir duquel reconstruire. » Or, c’est bien ce que Mariana Eva Pérez fait : elle reconstruit son monde, morceau par morceau, en ayant conscience du risque que, malgré tous ses efforts, l’image finale, le monde reconstitué, « ne forment rien ». Son travail est une recherche du passé : elle se décrit elle-même comme une « détective17 » (132, je traduis) sur les traces de ses parents. Elle s’appuie principalement sur des témoignages :
Nous avons un projet de reconstruction des histoires de vie des disparus où il s’agit justement de cela, de membres de la famille et d’amis qui racontent pour les fils comment étaient leurs pères, où ils militaient, mais aussi ce qu’ils aimaient manger, s’ils faisaient du sport ou s’ils dansaient des danses espagnoles, et aussi comment était leur vie dans le camp de concentration, s’ils avaient des compagnons de captivité18. (166, je traduis)
Il s’agit avant tout de reconstruire l’image des disparus, de reconstruire le puzzle généalogique, dans une volonté d’hommage, mais aussi dans un devoir de mémoire. Dans un mouvement paradoxal, l’écriture fragmentaire devient ainsi une tentative de retrouver une unité, un sens face à la brisure et à l’éclatement. L’écriture fragmentaire permet de recoller les propres fragments qui la composent. « Le fragment assure la cohésion du texte par-delà les failles, il rétablit la liaison par-delà la discontinuité », écrit Stéphanie Orace (2002). Le recours à l’écriture fragmentaire permet ainsi à Mariana Eva Pérez de former des collages, de réunir les fragments épars du passé, à l’image du travail que font les membres de H.I.J.O.S et que l’on voit à l’œuvre dans le récit. À ce sujet, dans une réflexion métalittéraire, Mariana Eva Pérez écrit : « Et c’est ce que je fais avec tout ça : prendre ce qui me plaît, le transformer, faire de cet héritage quelque chose de mien. Un peu comme les collages.19 » (2016, 147) Elle crée par exemple un photo-collage d’elle et de son père qu’ironiquement — et tristement — elle décrit comme la seule photo qu’elle a avec lui. Ainsi, dans Diario de una princesa montonera, elle organise les fragments sauvés de la disparition, les fragments de la mémoire, et tente de recoller ensemble tout ce qui lui a été arraché. Si son collage est condamné à rester incomplet — puisque les disparus ne reviendront pas et que certaines traces du passé resteront à jamais effacées — il lui permet néanmoins de créer une nouvelle image de son histoire où le passé et le présent s’entremêlent et trouvent mutuellement un sens.
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Nous avons pu voir que le processus de fragmentation dans Diario de una princesa montonera est complexe, puisqu’à l’éclatement du récit correspond l’éclatement de l’Histoire, du passé de Mariana Eva Pérez. Cette écriture fragmentaire est la seule manière de représenter un monde qui apparaît aux yeux de l’auteure comme tout aussi fragmenté. L 'absence de ses parents occupe une place majeure dans chaque page de son journal, et donc une place tout aussi importante dans sa vie, quarante-cinq ans après « leur disparition forcée ». La mise bout à bout de ces fragments, d’abord sous la forme d’un blogue, puis sous la forme d’un livre papier, est peut-être le seul — le dernier ? — moyen pour Mariana Eva Pérez de redonner un sens aux fragments de sa vie et de celle de ses parents.
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Carmen Novo, María. 2016. « Escrituras de la herencia y políticas de la memoria ». Dans Memoria, política y género. Universidad Nacional de Río Cuarto.
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Garrigues, Pierre. 1995. Poétiques du fragment. Paris : éditions Klincksieck.
Gatti, Gabriel. 2011. El lenguaje de las víctimas: silencios (ruidosos) y parodias (serias) para hablar (sin hacerlo) de la desaparición forzada de personas. Universidad del País Vasco.
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Laurichesse, Jean-Yves. 2002. « Écriture des ruines et métapoétique du fragment dans Le Jardin des Plantes de Claude Simon ». Dans L’écriture fragmentaire : Théories et pratiques. Presses universitaires de Perpignan.
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Torrents, Cécile. 2023. « La fragmentation dans Diario de una princesa montonera (2016) de Mariana Eva Pérez : de la brisure au collage », Postures, Dossier « Bribes : La littérature en fragments », no. 38, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/torrents-38> (Consulté le xx / xx/ xxxx).