Sur les traces de la femme-spectre

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[…] [S]i je disserte là-dessus, c’est pour expliquer que nous, les ombres, ne sommes justement pas des folles qui façonnent au tour leur parole dans leur propre étau, contrairement à ce qu’on pourrait croire au premier coup d’œil, mais ce que nous sommes, à l’exclusion d’être folles, dingues, c’est d’être simplement parties […]. 1

Elfriede Jelinek, Ombre (Eurydice parle)

Je me mets à l’écoute des crépitements d’un corps incendié.

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D’où est-ce que j’écris et pour qui? Ce lieu et le sens que j’y donne ont changé plusieurs fois au cours des dernières années. L’écriture vient du corps, elle traduit une pulsion, un désir. C’est l’élan spontané des dernières bonnes journées avant de mourir. Si écrire est « un geste de mourant » (De Certeau 1990, 276-277), ma pratique se place sous le signe de la spectralité

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Le spectral est « [l]’effet atmosphérique d’une disparition capable d’envahir tout l’espace, de le densifier. Quelqu’un est mort, quelque chose a brûlé, et voilà que partout se propage, puis se dépose "sa présence" » (Didi-Huberman 2001, 123). Élisabeth Angel-Perez élabore une spectropoétique, terme qu’elle emprunte à Jacques Derrida, pour analyser la spectralitédans les arts comme nécessité de représenter l’absence. Elle la décrit comme indissociable du monde après-Auschwitz, la spectralité étant une « quête de figuration du non-lieu, figuration de l’absence […] à une époque qui a vu se dérouler l’innommable, l’inexplicable sous ses yeux » (Angel-Perez 2006). Elle survient du traumatisme, du retour du refoulé : « [de faire] exhumer, de faire remonter – par un mouvement dionysiaque – ce qui est enfoui » (Angel-Perez, 2006).

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La figure du spectre est nomade. C’est une figure en mouvement constant, une figure de passage. Sa parole est fragmentaire, revenant par bribes. C’est une mise en éclats. 

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Je ne sais plus comment cela a commencé.

Il me semble que j’ai toujours voulu me rendre au début de mon histoire, retracer à rebours chaque évènement afin de déceler le moment précis de ma chute. Retrouver le moment de bascule. Je me ramasse avec des retailles de tissus avec lesquels je tente de me tisser un visage en courtepointe.  

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Je n’ai pas connu la grève de 2012; ce n’est pas un évènement qui existe pour moi. On m’a mise entre parenthèses avec un tube dans le nez et une seringue dans le bras. C’est ma mère qui a appelé l’hôpital, elle ne savait plus quoi faire de sa fille-spectre. Elle a dit que j’étais en train de me laisser mourir. Je suis sortie au mois de juin. J’étais plus lourde et je n’étais pas en train de vivre. Je suis revenue en classe à la fin du mois d’août, on m’a fait passer en quatrième année du secondaire comme si rien n’était arrivé : « les mourants sont des proscrits (outcasts) parce qu’ils sont les déviants de l’institution organisée par et pour la conservation de la vie […]. Il[s] [sont], il[s] ne peu[ven]t être qu’ob-scène[s] […] enveloppé[s] d’un linceul de silence : innommable[s]. » (De Certeau 1990, 276-277) C’est une parenthèse dont on ne parle pas, que l’on n’explique pas, mais elle se porte toujours comme un châle léger sur les épaules parce que l’on « revient d’un lieu, d’un ailleurs qui [nous a] transformé, mais qu’[on] continue à habiter, à la manière d’un fantôme situé entre la vie et la mort. » (Delvaux 2005, 126) Je reviens dans la vie avec des tics : la présence de cet ailleurs dans l’espace du présent. 

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Mettre de l’huile sur le feu au coin des rues Atateken et Ontario. 2017. Je suis abattue comme un conifère, le corps raide contre le sol. La police est arrivée peu de temps avant l’ambulance. J’ai le souffle court et je n’entends rien. 

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Je crois que ma présence ennuie l’urgentologue de l’Hôtel-Dieu. Il trouve que je prends beaucoup de place pour quelqu’un qui essaye de se dissoudre. Je ne sais plus où entreposer ce corps, mon corps. Je me mets toujours au mauvais endroit. Je reçois mon congé de l’hôpital beaucoup trop rapidement. Je devrais rester ici, entre ces murs blancs aseptisés, hors de portée. Je sens que l’on me rejette à nouveau dans l’entre-deux, mais je ne sais pas comment arrêter de partir tout le temps. « Je me défais et me refais au fur et à mesure que mes histoires se déroulent. Je suis une fille de cirque sur un fil d’argent, sans filet, sur le bord de tomber. » (Labrèche 2000, 85)

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Je regarde le film documentaire qu’Anne Claire Poirier a réalisé à la suite de l’assassinat de sa fille toxicomane et travailleuse du sexe de la rue, Tu as crié LET ME GO (1996). La réalisatrice part en quête de témoignages pour tenter de saisir la réalité que vivait sa fille en allant à la rencontre d’intervenant×es de la rue ainsi que d’ancien·nes toxicomanes. La manière décousue de se raconter d’une femme m’interpelle particulièrement. Son récit est teinté par l’honnêteté et un sourire nostalgique. Elle n’arrête pas de parler, elle déborde, son histoire déborde de partout. Elle a voulu écrire un livre sur ce qu’elle a vécu, pour ne pas être oubliée avant de mourir. En l’écrivant, elle s’est rendu compte que sa « vie n’[était] pas bonne à raconter […] ça n’a pas de fil conducteur, on ne pourrait pas croire que c’est toute la même personne. » (Poirier, 1996) Une vie qui se raconte mal, qui brise toutes les linéarités et se confronte à « l’enjeu et [au] but de toute pratique autobiographique traditionnelle : trouver des lignes unificatrices dans l’hétérogénéité d’un vécu. » (Parent, 2006, 113) Dans son essai « Trauma, témoignage et récit : la déroute du sens », Anne Martine Parent démontre comment l’écriture d’un trauma « met en échec le triomphe du sens et de la cohérence que consacre habituellement le récit. » (113) L’histoire d’un trauma se présente comme une contradiction : à la fois nécessaire et impossible. Chaque répétition violente amène un clivage entre l’évènement douloureux et mon souvenir de celui-ci. Je regarde en arrière en me demandant ce dont j’ai rêvé : il ne peut s’agir que d’un cauchemar. L’image était claire au réveil, mais dès midi je ne m’en souviens déjà plus. L’évènement échappe à ma mémoire et me reviens uniquement par morceaux, quand le présent et le passé s’alignent subitement, faisant émerger une myriade de déjà-vus.  

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« L’un des seuls rapports que nous avons au traumatisme, c’est une mémoire ‘‘disembodied’’ […] qui nous permet d’y faire référence comme quelque chose qui serait arrivé en un sens ‘‘à quelqu’un d’autre’’. » (Dufourmantelle 2011, 187) Le décalage qu’évoque Anne Dufourmantelle et qui m’est familier, coïncide également avec celui du témoignage où « le témoin se remplace. Dès l’instant où il parle, il se trouve pris à l’intérieur d’un décalage entre celui qui raconte au présent, et celui qui a vécu au passé. » (Delvaux 2005, 123) Peut-être est-ce justement le dédoublement du témoin quand je dis je, qui permet de faire advenir l’évènement à nouveau dans le présent du récit, car « on ne peut capturer quelque chose du trauma, le traverser et s’en délivrer que si on le recorporalise. S’il fait évènement à nouveau pour nous, si nous prenons ce risque, en conscience, en présence. » (Dufourmantelle 2011, 202) Ce décalage se présente comme une sortie de secours, une légère mise à distance où je peux dire je dans la réappropriation d’un corps à travers l’expérience sensible de l’écriture. 

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« [L]e témoignage du trauma laisse toujours un reste, une part d’inconnaissable et d’incompréhensible, d’intémoignable, qui signe la déroute du sens et mine l’intelligibilité du récit. » (Parent 2006, 120) Il faudra retrouver les sensations du corps, prendre tous les détours de la fiction, parce que les détours sont les seuls chemins qui peuvent être nommés face à l’inconcevable. 

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Dans sa pièce Titus Andronicus, Shakespeare met en scène une tragédie de la vengeance. Lavinia, la fille de Titus, est violée sur le cadavre de son mari. Suite à son agression, on lui coupe les mains et la langue afin qu’elle ne puisse jamais se laver ni dénoncer ceux qui l’ont souillée. Plus tard, elle réussit à tracer dans le sable ce qui lui est arrivé à l’aide d’un bâton dans lequel elle mord et qu’elle coince entre ses moignons. Suite à son aveu, son père la tue. La honte du père devant le viol de sa fille est trop lourde à porter. 

Tenter d’écrire sur l’évènement, c’est se retrouver comme Lavinia avec de l’écume aux lèvres et des mugissements en guise de parole. Le sens germe sous ces bruits indistincts et urgents que seule l’écriture permet de trouver les mots pour se dire. Cette écriture se tient maladroitement dans le lieu de la déchirure causée par la violence vécue, de cette blessure psychique qui s’écrit en débordant des marges, qui s’hachure elle aussi dans « une série de va-et-vient, de rapprochements et d’éloignements, de coïncidence et de distance avec l’évènement, de vision et d’aveuglement. » (Delvaux 2005, 124) Parce que c’est une parole qui s’échappe, c’est une parole qui est elle-même dans un processus de disparition, coincée entre perceptibilité et invisibilité. 

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Dans le mythe d’Ovide qui inspire la pièce de Shakespeare, le roi d’Athènes marie sa première fille, Procné, à Térée, roi de Thrace. Ils auront un fils. Comme Procné s’ennuie de sa sœur Philomèle partie vivre chez son mari depuis plusieurs mois, elle demande à Térée d’aller la chercher. En revenant vers Thrace, il viole Philomèle et lui coupe la langue pour qu’elle ne puisse pas le dénoncer. De retour auprès de Procné, il lui fait croire que sa sœur a péri durant le voyage alors qu’en vérité, Philomèle est séquestrée dans une bergerie. La captive va broder ce qui lui est arrivé et envoyer la toile à sa sœur par le biais d’une servante. Procné délivre sa sœur et ensemble, elles se vengent en tuant le fils de Térée, puis en le servant en repas au roi. Lorsque celui-ci se rend compte qu’il a mangé son enfant, tout le monde se métamorphose soudainement en oiseaux, à jamais suspendu dans leurs chants douloureux. Étant transformés en oiseaux d’espèce différente, les dieux les punissent en les isolant chacun dans un babil d’oiseau distinct. 

La broderie est « le procédé par lequel la muette se redonne une voix [et] s’inscrit dans le champ de représentations du tissage, spécifique au monde féminin. » (Frontisi 2004) Cet art transmis de génération en génération de la mère à la fille et historiquement perçu comme un art moins noble, plutôt du côté de l’artisanat ou de l’art décoratif, est subverti dans le mythe comme forme d’écriture permettant la dénonciation. Je ne peux pas m’empêcher d’y lire le potentiel dissident et lumineux du lien entre femmes. Les productions qui émergent de cette transmission sont à la fois des moyens de narration et de lecture; ils permettent de se donner une parole lorsque celle-ci nous est violemment interdite ou retirée.

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Au début de la pandémie, je suis enfermée à la maison comme tout le monde et je passe énormément de temps sur les différents réseaux sociaux. J’ai été particulièrement ébranlée par la couverture médiatique des féminicides, l’autre pandémie, à un point où ma thérapeute m’a demandé de filtrer le contenu violent auquel je m’exposais, d’éviter de regarder les nouvelles à la télévision et les articles publiés en ligne. L’apparition répétée de ces féminicides aux nouvelles ou dans mes réseaux sociaux à travers mes proches qui partageaient des publications à ce sujet faisait écho à la répétition caractéristique d’un trauma. Si le décuplement des réactions que j’ai développé suite à cette période d’exposition a permis de rendre flagrant et de confirmer un diagnostic de choc post-traumatique, j’ai été également confrontée à une profonde impasse : devoir respecter mon propre rythme pour ne pas m’épuiser à travers mes lectures et l’écriture de mon mémoire qui participent également à une tension, me réfugier en coupant tout contact avec le monde réel et vouloir me tenir au courant des évènements, prendre soin des autres et continuer à prendre soin de moi. Mon équilibre était et demeure fragile. Ma thérapeute a beau me recommander de filtrer le contenu violent auquel je m’expose et me prescrire autant de mesures de sécurité que nécessaire (la chaîne sur la porte d’entrée, le bâton pour la porte-fenêtre, les objets pouvant servir comme armes dans les différentes pièces de l’appartement, les lumières le soir), je peux accomplir toutes ces choses au quotidien, et pourtant il n’y a que les prises de paroles de femmes féministes qui augmentent réellement mon sentiment de sécurité dans le monde.

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« Le viol est un meurtre, souvent sans cadavre » (2007, 14) souligne Rennie Yotova dans son ouvrage. Elle explore le caractère spécifique de cette violence où « [l]’être violé a la conscience d’habiter un corps dépourvu de vie, mais aussi dépourvu de mort. Cette position intermédiaire entre la vie et la mort est celle du néant. » (15) La femme-spectre est celle qui choisit de faire retour dans la vie par le biais de sa spectralité et d’une écriture qui agit telle une autopsie. Les cas de disparitions pour lesquels on ne retrouve pas les corps des victimes sont privés de cet acte médical. Comme l’autopsie, « l’écriture peut donner un sens à la déchirure » (153) et la littérature, un espace de sépulture. 

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Mon histoire est celle d’une course contre la montre. Comme celle de la jeune fille violée dans la pièce La nuit du 4 au 5, qui « ne sait pas encore, mais des morceaux de [son] histoire sont déjà dissous dans l’eau / Échappés » (Graton 2018, 43). Un récit irrécupérable, seulement des bribes d’images discontinues et non sous-titrées. La prise de parole est urgente, car c’est une parole qui se sait toujours en décomposition au fur et à mesure qu’elle se construit. 

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En secondaire cinq, j’ai eu un professeur de français passionné par la poésie. Il nous faisait écrire et réciter nos poèmes en classe. Après une de mes présentations, il m’avait demandé de rester à la fin du cours. J’avais parlé de mon père sans le nommer. Mon enseignant avait les larmes aux yeux pendant qu’il me parlait de mon texte, me disant qu’il serait lui aussi malheureux de côtoyer la personne dont il était question dans mon poème. Celui-ci restait en suspension entre nous, innommable. Ce fut un premier soulagement : que l’on reconnaisse ma souffrance et ma nécessité de l’écrire. C’était une intervention qui nous laissait dans le silence : il m’était impossible de saisir la perche de mon professeur tendue vers moi autrement que par les détours de la littérature que ces poèmes me permettaient. J’ai gardé ces vieux textes que je trouve maladroits maintenant, ces tentatives de nommer ce qui arrivait au moment présent. Mais comment arriver à rendre compte de ce qui « est hors du temps et de l’espace […] déborde de partout, déborde tout » (Parent 2006, 116) ? Cette impression de travailler à partir de rien, de ce rien qui a pris de l’expansion dans ma mémoire comme si les mots eux-mêmes disparaissaient un à un. Un débordement devrait faire advenir un discours-fleuve, mais non, je me retrouve à l’écoute de ce qui est absent. Je sonde les riens. J’écris afin de « combler les espaces troubles du souvenir de l’agression par du langage, retourner sur le site mnésique de l’évènement pour en compléter les failles » (Lafontaine 2022, 55). 

Comme Philomèle et Procné, je me rends justice et je prends mon crayon pour m’en servir comme une arme. 

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« [L]’évènement traumatique que s’apprête à raconter le sujet n’existe donc pas encore en tant que tel; il existe en tant que choc traumatique, mais non en tant qu’évènement qu’on peut connaître et dont on peut parler. » (Parent 2006, 116) L’écriture accueille en offrant les outils et une présence pour restituer une prise sur soi là où, quand la douleur « nous traverse, on n’est nulle part. » (Warren 2015, 155)

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Les archives sont silencieuses et ne remplaceront pas l’évènement. 

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En 2019, je remplis une demande pour que mon dossier médical de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas me soit envoyé par la poste. L’excitation et un certain soulagement sont palpables à l’idée de recevoir ce document qui éluciderait tous mes questionnements autour de mes compulsions de disparition. Un doute s’installe à la réception de l’immense enveloppe, une sensation de s’offrir au danger. Il suffit de l’ouvrir pour constater que de multiples passages d’évaluations psychiatriques ont été gommés au correcteur liquide avant de passer le document à la photocopieuse. Le secret médical a protégé tous les propos rapportés par ma famille ainsi que tout ce qui pourrait me porter préjudice, c’est-à-dire toutes spéculations et hypothèses émises par l’équipe d’intervenant×es. Mon silence est la seule chose qui noircit ces pages. Parce que je ne répondais à aucune de leurs questions, le psychiatre a noté que j’étais une enfant secrète.

À la recherche de réponses, le présent me renvoie à des pages faussement vierges qui m’inviteront à essayer de les remplir toute ma vie. 

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Les traces effacées laissent la place à l’impossible nécessité de me dire. À travers mes tentatives de saisissement, je touche à mon récit en dysphasique, à mes « paroles suffoquées » (Parent 2006, 119).

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La violence est décrite comme de l’ordre de ce qui est hors du sens, de ce qui n’est pas humain (Yotova, 2007). La violence envers les femmes est protéiforme, elle peuple les coins sombres, prend de l’expansion la nuit, porte le visage des étrangers pour mieux ouvrir la voie à sa répétition dans le foyer familial ou conjugal, surprendre là où l’on se croyait en sécurité. « La culture du viol est une culture qui demande aux femmes d’incorporer à répétition et en silence l’image de leur propre cadavre. » (Lafontaine 2022, 39) Que camoufle le silence de la fille sécrète ?

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Dans son mémoire-création, Marie-Pier Lafontaine parle de ce pacte de silence nécessaire au maintien du système de violences envers les femmes soulignant que la relation entre le bourreau et sa victime privilégie le mutisme. Celui-ci représente la mort symbolique dans le langage de la fille et de la femme afin de préserver une idée de la famille, du couple, ou de protéger la réputation et la carrière d’un agresseur. Lafontaine cite Judith Herman selon qui « secrecy and silence are the perpetrator’s first line of defense. If secrecy fails, the perpetrator attacks the credibility of his victim. » (Lafontaine 2019, 99). La fille sera traitée de menteuse, on dira de l’enfant qu’elle est ignorante et de la femme qu’elle est folle. Si elle persiste à parler, on essaiera de l’interner contre son gré. 

Avec du recul, je discerne l’incroyable férocité de l’instinct de survie qui m’a toujours animée. Le même qui m’a poussé à fuir la maison familiale à dix-neuf ans, en taxi, toutes mes choses dans des sacs de poubelle. Quand j’ai confronté mon père en lui disant que je quittais son foyer parce qu’il était malsain, il m’a tout de suite répliqué que j’étais malade et que je ne savais rien faire sans lui. C’était ma faute.

Je suis partie pour ne pas mourir. 

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Dans un contexte de violence, la création littéraire apparaît comme le témoignage d’une survivance. Puisque l’écriture du trauma est de l’ordre d’une répétition où il y a remémoration et réincarnation de l’évènement traumatique, « la répétition de cette trace est aussi transcription de l’effacement qui l’a suivie : en me ressouvenant de l’évènement, je me souviens de son oubli. » (Bardèche 1999, 150) La femme-spectre dans la mise en récit de sa disparition met également en récit sa survivance. 

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Le féminin se transforme si facilement en cadavre destiné à s’effacer. Je vois la fille qui se fait toute petite et silencieuse pour ne pas déranger, qui se réjouit lorsque le blâme est porté vers ses frères et sœurs alors qu’elle a la paix. Elle est invisible. Je vois le malaise suscité par des propos sexistes ou des blagues à connotation sexuelle prononcés autour d’une table où on ne parvient qu’à baisser les yeux, soupirer et vouloir disparaître dans notre siège. Je vois le corps qui se fige devant l’intrusion, la conscience qui trouve refuge au plus profond d’elle-même perfectionnant l’art de l’absence de soi à soi, impossible de se défendre ou de répliquer. Écrire, c’est nécessairement réapprendre à respirer librement. 

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Je ne peux pas m’empêcher de trouver dans la discrétion une forme d’intelligence, à la fois comme stratégie de préservation et comme manœuvre secrète où confectionner des manigances. 

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Je crois que dans un cadre de violences sexuelles, où il y a une mort symbolique qui prend la forme d’une rupture avec le corps, spécialement entre la bouche et la parole, assumer une posture spectrale permet de revenir de cette mort et reprendre parole. La spectralité conjure le silence de la mort et du viol. 

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La femme-spectre est une figure de survivance caractérisée par la revenance, une mouvance qui fait opposition au caractère figé de la figure de la victime. « Les mots viennent après. Après la certitude intime et bouleversante de l’évènement, […] ils viennent se poser en décalé, toujours ils tentent d’expliquer après-coup ce qui ne peut l’être, donner sens à ce qui donne juste le vertige » (2011, 138) écrit Anne Dufourmantelle. La prise de parole est un phare de résilience, un repère comme une veilleuse dans le noir car « [c]e que l’audace contient de forces transgressives et jubilatoires, l’écriture du trauma le revendique. » (Lafontaine 2022, 69)

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Tel que l’expose David Le Breton dans sa réflexion au sujet des diverses formes contemporaines de la disparition de soi dans notre société, devant une trop grande douleur psychique, beaucoup ne peuvent cesser de s’absenter. Cela peut devenir un leitmotiv où s’effacer temporairement permet également le retour. Le Breton décrit cet effacement comme une posture qui « se tient dans les limbes, ni dans la vie ni dans le lien social, ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors » (2015, 18), ce qui rappelle cette mort sans cadavre décrite par Rennie Yotova où le sujet violé se retrouve immédiatement dans le clivage de son existence. 

Si « [f]aire [la morte] est une manière de donner le change et de ne pas mourir, voire même d’éviter ainsi de se tuer » (18), les femmes-spectres reviennent en catimini étendre leurs collages 2 dans les espaces publics « afin d’éclairer, non pas seulement l’atrocité, mais le fait d’avoir survécu à l’évènement pourtant destructeur. » (Lafontaine 2017) 

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Procné et Philomèle sont sœurs de sang. J’ai une petite sœur, nous avons une année de différence. Si mon lien avec ma sœur est très fort aujourd’hui, ce n’est pas une sororité qui allait de soi. Je me suis sentie plus proche de femmes écrivaines et de leurs personnages de fiction, lien filial non conventionnel, qui m’a tenu la tête hors de l’eau dans une maison où les enfants étaient isolés du seul lien qui aurait pu leur offrir un moyen de résistance : la fratrie. 

Je suis sortie de la maison et j’ai rejoint la bande des femmes-spectres. 


Bibliographie

Angel-Perez, Élisabeth. 2006. « Spectropoétique de la scène. Modalités du spectral dans quelques pièces du théâtre anglais contemporain ». Sillages critiques 8. https://journals.openedition.org/sillagescritiques/558 (page consultée le 20 juillet 2023).

Bardèche, Marie-Laure. 1999. Le principe de répétition. Littérature et modernité. France : L’Harmattan.

De Certeau, Michel. 1990. L’invention du quotidien 1. Arts de faire. Paris : Gallimard.

Delvaux, Martine. 2005. Histoires de fantômes. Spectralité et témoignage dans les récits de femmes contemporains. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.

Didi-Huberman, Georges. 2001. Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise. Paris : Éditions de Minuit.

Dufourmantelle, Anne. 2011. Éloge du risque. Paris : Éditions Payot et Rivages.

Frontisi, Françoise. 2004. « Ovide pornographe ? Comment lire les récits de viols ». Clio. Femmes, Genre, Histoire 19. https://journals.openedition.org/clio/643 (page consultée le 20 juillet 2023).

Graton, Rachel. 2018. La nuit du 4 au 5. Montréal : Dramaturges Éditeurs. 

Labrèche, Marie-Sissi. 2000. Borderline. Montréal : Boréal. 

Lafontaine, Marie-Pier. 2017. « Corps féminin, corps théâtral : le travail du trauma chez Sarah Kane ». Postures 26. https://revuepostures.com/fr/articles/lafontaine-26 (page consultée le 20 juillet 2023).

Lafontaine, Marie-Pier. 2019. « Chienne, suivi de L’écriture du trauma ou la cicatrisation des terreurs ». Mémoire de maîtrise : Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires.

Lafontaine, Marie-Pier. 2022. Armer la rage. Pour une littérature de combat. Montréal : Héliotrope.

Le Breton, David. 2015. Disparaître de soi. Une tentation contemporaine. Paris : Métailié. 

Parent, Anne Martine. 2006. « Trauma, témoignage et récit : la déroute du sens ». Protée 34, no° 2-3 : 113-125.

Poirier, Anne Claire, réalisatrice. Tu as crié LET ME GO. Office national du film du Canada, 1997. 1h36. https://www.onf.ca/film/tu_as_crie-let_me_go/

Warren, Louise. 2015. La vie flottante. Une pensée de la création. Montréal : Éditions du Noroît.

Yotova, Rennie. 2007. Écrire le viol. Paris : Non Lieu.

Pour citer cet article: 

Pelland, Azucena. 2023. « Sur les traces de la femme spectre », no 38, Dossier « Bribes: la littérature en fragments », no 38, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/pelland-38> (Consulté le xx / xx/ xxxx)