Fragments, papiers collés, éclats, feuilles tombées, rhumbs, Einfälle, impromptus, lambeaux, comment appeler cela même qui défie l’enserrement, cela même qui semble, plus qu’autre chose, lié au passage et à la perte ? Avec une lucidité potache, Rimbaud écrit dans une lettre de mai 1873 à Ernest Delahaye, sans doute à propos des pièces poétiques d’Une saison en enfer : « Je rouvre ma lettre. Verlaine doit t'avoir proposé un rendez-vol au dimanche 18, à Boulion. Moi je ne puis y aller. Si tu y vas, il te chargera probablement de quelques fraguemants en prose de moi ou de lui, à me retourner. » Derrière l’auto-dépréciation à la mode, on y verrait volontiers, pour notre part, une manière toute délibérée de mal nommer ce qui ne peut recevoir un nom tout à fait adéquat ; une manière de lier le fragment à la dissonance, à l’inadéquation, au clochement. Difficile, de fait, d’établir une bonne fois pour toutes quelque chose comme une poétique du fragment ou une esthétique du fragmenté. Pris entre des postulations si diverses, entre le fermé et l’ouvert, entre la totalité et l’unicité, entre la complétude et l’incomplétude, entre le délibéré et l’involontaire, le fragment est cet oxymore en acte aussi bien marqué, selon les cas, par l’amertume de l’inachèvement que par l’admiration du reliquat. Bref, un genre (mais est-il un genre ou le nom de ce qui n’a pas de genre ?) placé sous le signe du reste, entre postiche et fétiche. On se risquera tout de même à dire quelques mots sur la forme, sur l’ambition, puis sur l’effet du fragment.
En une formule mémorable, Valéry, maître ès fragments, indique que le « fragment exige le tout et se le fait » (Cahier XXIV). Voilà une espèce hautement modulable, créant différents fonds à partir desquels il s’extraie. D’où la difficulté de son analyse. D’un point de vue de la forme, d’abord : une phrase de Montaigne peut bien être fragmentaire, elle ne l’est pas à la manière d’un fragment de Pascal, petit drame détaché de tous les autres ; pas plus une pensée de Pascal n’est-elle fragmentaire au même titre qu’un « fraguemant » de Rimbaud lié, fût-ce discontinuement, à l’horizon commun d’un recueil et de son parcours ; pas plus encore ce « fraguemant » rimbaldien ne l’est-il au même titre qu’un roman fragmenté à la Sarraute ou à la Quintane ; et pas plus, enfin, les maximes d’un La Rochefoucauld (distinctes sinon stylistiquement du moins philosophiquement des sentences) ne sont-elles les aphorismes du Nietzsche d’Ainsi parlait Zarathoustra. Encore faudrait-il distinguer, au sein de toutes ces formes, entre le discours délibérément fragmenté, où la fulgurance s’exhausse au rang d’une poétique, et le discours accidentellement fragmentaire, produit souvent heureux d’une mort trop précocement venue. Mais sommes-nous sûrs pour autant d’avoir là une opposition très opératoire ? Dans le cas de Pascal, par exemple, il faut au moins se garder de faire des Pensées un champ ruiniforme : si bien des fragments sont des esquisses, si bien des papiers sont laissés éternellement à leur incomplétude, d’autres frappent par leur... achèvement ; avec un art très sûr de la composition, avec le sens de l’attaque et le goût du silence, le fragment pascalien est parfois hautement organique. Le fragment est-il alors une leçon de ténèbres, invitant l’herméneute à se dessaisir de ce qu’il croit savoir ? Leçon d’espérance, plutôt, invitant le commentateur à retailler ses outils en fonction des saillies qu’il regarde, ou à ré-inventer ses manières de voir.
Car de quoi le fragment veut-il être le nom ? S’il ne s’épuise certes pas dans la mélancolie, il est, par définition, une brisure. Veut-il dire par là un besoin essentiel de désordre ? Cet autre maître du fragment qu’est Joseph Joubert note dans un de ses carnets que « le style continu n’est naturel qu’à l’homme qui écrit pour les autres. Tout est jet et coupure dans l’âme » (Carnets). Voilà le fragment naturalisé – adapté, tout du moins, comme aucune autre forme, à la nature de l’homme et à son mode de pensée. Pascal n’est pas si loin, qui fustige l’artifice de tout ordre au nom de la nature. On songe également au Valéry des Rhumbs, qui explique ainsi son titre : « pourquoi ce nom sur un recueil d’impressions et d’idées ? Comme l’aiguille du compas demeure assez constante, tandis que la route varie, ainsi peut-on regarder les caprices ou bien les applications successives de notre pensée, les variations de notre attention, les incidents de la vie mentale, les divertissements de notre mémoire, la diversité de nos désirs, de nos émotions et de nos impulsions – comme des écarts définis par contraste avec je ne sais quelle constance dans l’intention profonde et essentielle de l’esprit –, sorte de présence à soi-même qui l’oppose à chacun de ses instants. Les remarques et les jugements qui composent ce livre me furent autant d’écarts d’une certaine direction privilégiée de mon esprit : d’où Rhumbs ». Cadastrage d’une vie mentale maritime, géométrie d’un esprit capricieux : le fragment figure ici à la fois l’irruption inattendue et la possibilité de sa mesure, l’impermanence et la permanence tout à la fois. On se méfiera alors d’un repli trop brusque entre le fragmentaire et la pulvérisation. Bien des auteurs, évidemment, ont travaillé ce lien, en direction d’une pensée refusant tout système ou d’une forme de vie résistant à l’identité immuable. Mais le fragment sait aussi patiemment, à sa manière, construire un édifice : un édifice dont les relations sont à ré-explorer, les communications à ré-examiner, non pour en détruire peu à peu la réalité, mais pour en éprouver à chaque fois un peu plus l’épaisseur et la pesanteur.
Faudrait-il alors partir de la fin et dire que le fragment est avant tout un effet ? On ne saurait exclure que c’est bien à chaque fois un autre contrat de lecture que demande une « œuvre » (mais y a-t-il vraiment œuvre ?) fragmentée. Elle requiert un nouvel effort, et impose son rythme : effort de l’incomplétude parfois, effort de la rotunditas ailleurs, comme le disait Quintilien, c’est-à-dire d’une forme si dense qu’en elle parait se presser un petit monde à part ; rythme de son attaque, si importante, et de sa clausule, rythme ou cadence que frappe le blanc entre chaque espace noir de texte. Pascal, encore lui, consacre un mémorable fragment à la forme brève :
La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie, comme quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le monde que la lune est cause de tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose il est bon qu’il y ait une erreur commune, etc., qui est la pensée de l’autre côté. (fr. 618).
Lui aussi part du lecteur : c’est l’efficacité de cette « manière d’écrire » qui l’intéresse, sa capacité à se frayer un chemin, insidieusement, vers la mémoire du lecteur, et à se faire appeler, solliciter, dans la « vie », parce qu’elle ne fait qu’en parler.
Rien que ça.
Lyraud, Pierre. 2023. « "Fraguemants" », Postures, Dossier « Bribes : la littérature en fragments », no 38, En ligne, http://www.revuepostures.com/fr/articles/lyraud-38> (Consulté le xx / xx/ xxxx).