À Léon Werth.
Je demande pardon aux enfants d'avoir dédié ce livre à une grande personne. J'ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j'ai au monde. J'ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J'ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d'être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l'enfant qu'a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants. (Mais peu d'entre elles s'en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace :
À Léon Werth quand il était petit garçon1.
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince.
Peter Pan2 (Barrie, 1911) et Le Petit Prince (De Saint-Exupéry, 1943), parce qu’il s’agit de deux œuvres écrites pour l’enfance3, aménagent des espaces spécifiques selon les différentes définitions prêtées à l’enfance. La dédicace du Petit Prince à Léon Werth, mise en exergue plus haut, décline ainsi trois états de l’enfance : celui de l’enfant lui-même, celui dont on se souvient, c'est-à-dire, l’enfant du passé, et celui que l’adulte conserve en lui, possible réminiscence d’un état mémoriel.
Ecrire pour et sur l’enfance, c’est surtout lui aménager un espace qui lui est propre, un espace où le verbe n’a pas le même sens, où les préoccupations ne sont plus les mêmes, où le discours est en construction permanente. Analyser les espaces mis en place par ces deux auteurs livrerait une première clé pour appréhender la perception de l’enfance en littérature dans cette première moitié du XXe siècle. Pour Vincent Jouve, « nombre de récits proposent une structure spatiale explicite (haut/bas, surface/profondeur, ici/ailleurs, etc.) qui, investie sémantiquement, témoigne d’un système de valeurs » (Jouve, 1997, 187).
Il s’agira alors de comprendre quels sont ces espaces relatifs à l’enfance4, comment, derrière un déplacement spatial des personnages et de la narration (surface / profondeur), ces espaces créent un nouveau monde diégétique (ici / ailleurs), un monde de l’enfance à la frontière entre le visible et l’invisible, entre le matériel et l’immatériel, entre l’illusoire et le sacré (haut / bas).
Dès l’incipit, Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry s’ouvre sur les dessins conjoints de l’éléphant se faisant dévorer par un boa et du boa digérant l’éléphant, dessins qui remplissent la page tout en venant se heurter aux préoccupations des « grandes personnes ». Alors que le narrateur, enfant, s’attache à dessiner un boa dans un éléphant, les adultes autour de lui semblent n’y voir qu’un chapeau, le sommant alors de s’« intéresser plutôt à la géographie, à l’histoire, au calcul et à la grammaire» (De Saint-Exupéry, 2013, 94). Les adultes censurent donc dès le début un espace lié à l’imagination et à l’association de signifiés non maîtrisés dans un monde où les nombres et le visible semblent régner en maîtres. C’est un espace que l’enfant peut investir sans les réactions négatives des adultes, et que le narrateur redécouvre en rencontrant le petit prince dans le désert.
Peter Pan fait lui aussi office de figure de transfert entre un monde sclérosé et un espace où toute l’enfance peut s’exprimer. Cet espace, c’est celui de la page à remplir par le dessin, celui donc de l’imaginaire, du jeu autour de la relation signifié-signifiant que les dessins du boa et du serpent activent. L’œuvre de Peter Pan, elle, spatialise le jeu : la cabane construite pour ressembler à une maison devient le lieu de la théâtralisation, et ce, après la chute de Wendy sur « l’île de jamais » :
"Slightly", he ordered, "fetch a doctor"
"Ay, ay" said Slightly at once, and disappeared scratching his head. But he knew Peter must be obeyed, and he returned in a moment, wearing John’s hat and looking solemn.
"Please, sir", said Peter, going to him, "are you a doctor? "
[…]
"Please, sir", Peter explained, "a lady lies very ill".
[…]
"I will put a glass thing in her mouth" said Slightly ; and he made believe to do it, while Peter waited. It was an anxious moment when the glass thing was withdrawn. (Barrie, 1995, 70-71)
Sur « l’île de jamais », tout semble être jeu ; l’espace de l’enfance se constitue dans le faire semblant, dans la dramatisation –au sens premier où l’enfant fusionne avec le rôle qu’il se donne et où l’instant dramatique n’est autre qu’un jeu, qu’une forme de théâtralité. Ces deux œuvres illustrent alors l’assimilation de l’enfance avec l’illusion5 en créant un imaginaire qui lui est propre, ainsi qu’en s’appuyant sur des espaces spécifiques liés au jeu6, car les enfants « vivent dans un monde spécial, dans lequel, bien que tout imite le vrai, tout est fictif et tout est faux […] ; pour eux, une table est un piano, un bout de bois est un chemin de fer, une boite est un plateau7 » (Colin, 2005, 272). C’est dans le jeu que la réactualisation d’un objet pour une utilisation différente ouvre le réel sur un espace fictif, imaginaire. Ainsi, derrière l’opposition entre la formation duelle éléphant-boa et la simple vision du chapeau se cache la constitution d’un nouveau signifié à partir d’un signifiant qui, normalement, ne devrait souffrir d’aucune confusion. La forme communément associée au signifié « chapeau » appelle sur le même signifiant d’autres signifiés. Dans ces deux œuvres, l’enfance est donc pourvue de la capacité de déconstruire les relations entre signifiants et signifiés dont l’adulte à l’habitude d’user, pour les (re)construire selon des perceptions qui n’ont pas encore été sclérosées, structurées voire stéréotypées.
Or, ces activités, qu’il s’agisse du faire semblant ou bien d’un processus de déconstruction / (re)construction, s’appuient sur des désirs enfantins qui ne sont pas initialement satisfaits. Londres, dans Peter Pan, espace réel, n’actualise les désirs des enfants qu’à l’orée du sommeil, car l’œuvre développe deux sortes de Neverland, nom donné par J. M. Barrie à l’espace qui cristallise tous les désirs enfantins et pour lequel seul Peter Pan peut servir de guide. Le premier engage un espace onirique, très souvent appelé dans l’œuvre « Le Pays de Nulle-Part », alors que le second devient réel pour les personnages et porte la plupart du temps cette dénomination « l’île de jamais » : « Of all delectable islands the Neverland is the snuggest and most compact […]. When you play at it by day with the chairs and table-cloth, it is not in the least alarming, but in the two minutes before you go to sleep it becomes very nearly real » (Barrie, 1995, 7). L’île de Nulle-Part se présente donc bien comme un espace imaginaire où tous les désirs sont possibles. C’est donc Peter Pan qui permet le glissement vers l’île de jamais, véritable espace qui actualise ce qui à l’origine n’était que de l’ordre de l’imaginaire.
Ces deux espaces participent donc à la constitution de Neverland puisque d’un côté ils dévoilent les désirs enfantins propres à chacun, de l’autre ils les actualisent dans des espaces précis ; s’ouvrent alors des mondes nouveaux : l’espace du désert qui vient se remplir d’images, celles que le petit prince propose à l’aviateur8, et la chambre des enfants Darling qui organise un intermède entre l’espace onirique et celui actualisant tous les jeux enfantins :
Michael was ready : he wanted to see how long it took him to do a billion miles. But Wendy hesitated.
"Mermaids!" said Peter again.
"Oo!"
"And there are pirates."
"Pirates", cried John, seizing his Sunday hat, "let us go at once". (Barrie, 1995, 37-38)
Les jeux enfantins fusionnent avec les désirs de l’enfance et viennent s’adjoindre aux motivations du départ : pirates, sirènes, indiens et autres rôles que les enfants aiment endosser pour jouer, les attendent à Neverland.
Ainsi, la coïncidence entre le jeu, la lecture d’image et l’onirisme s’ouvre sur un imaginaire qui spatialise les désirs et l’illusion enfantine dont l’adulte s’éloigne et veut éloigner l’être en devenir. Devant la découverte de « l’île de jamais », c’est tout un monde de l’enfance qui s’offre aux personnages, un monde où le jeu est omniprésent, où ce qui est grave est caché derrière une théâtralisation faussement ludique, dans laquelle, pour exemple, Peter Pan s’acharne à tuer le plus d’adultes possibles. De même, dans Le Petit Prince, les dessins du narrateur, les commentaires du petit prince relatifs notamment à son errance, ainsi que la rêverie provoquée par les conversations entre les deux protagonistes orientent le regard sur le cosmos, image d’un véritable monde de l’enfance, seul souvenir du passage pour l’aviateur du petit prince sur terre. Ainsi, après avoir envahi le désert en renversant l’ordre établi par l’incipit, l’espace de jeu et l’espace onirique créent une véritable distorsion entre l’incipit et l’excipit : le narrateur a basculé dans le monde de l’enfance.
La création de ces mondes de l’enfance, de « l’île de jamais» où l’adulte ne peut se rendre et de la planète du petit prince à laquelle le cosmos renvoie symboliquement9, se fait au prix d’une altération spatio-temporelle.
La création de ces mondes de l’enfance, caractérisés par leur isolement10, leur tendance à remplacer les préoccupations des adultes par l’actualisation des jeux enfantins11 et le regard métaphysique qu’ils impliquent12, est renforcée par les glissements spatio-temporels des personnages autour de seuils et de mouvements contraires.
Ces deux œuvres offrent en effet un glissement spatial basé sur « l’exterritorialité » et le dépaysement13 : de la civilisation au désert pour l’aviateur et de Londres à Neverland pour les enfants Darling. Dans Peter Pan, la fenêtre, en tant que seuil, débouche sur un transfert, long passage bleuté au-dessus des océans par lequel les enfants Darling quittent Londres pour se retrouver sur « l’île de jamais », un espace sauvage et imaginaire qui contraste avec celui, londonien, qu’ils ont quitté. L’espace réel, que représentent Londres et la rêverie liée à ces voyages oniriques au Pays de Nulle-Part, est substitué par cette île de jamais qui spatialise ce Neverland intérieur :
In the old days at home the Neverland had always begun to look a little dark and threatening by bedtime. […]
Of course the Neverland had been make-believe in those days; but it was real now. (Barrie, 1995, 44)
Ce glissement spatial renverse donc le rapport entre espace imaginaire et espace réel. Alors, le monde de l’enfance devient le verso du monde de départ ; il en est en effet son opposé – miroir puisque tous les éléments constitutifs viennent braver les codes de l’espace réel : Nana, rejetée par le père Darling, trouve son pendant dans les sirènes ou les fées, le dessin de l’éléphant dans un boa reprend sens avec une autre figuration, celle du mouton dans une caisse en bois. Dans Le Petit Prince, c’est un double glissement spatial qui vient renforcer ce renversement entre espace imaginaire et espace réel : d’un côté, le petit prince quitte son astéroïde et tombe sur terre après avoir visité quelques autres planètes, de l’autre, l’aviateur est arraché à son milieu confortable, civilisé, pour se retrouver en plein désert, espace-temps ouvrant non seulement sur l’infini, mais aussi sur le non-lieu, car ce désert n’est autre que l’ « apprentissage de l’absence », qu’un « espace qui annihile l’espace » (Montandon, 2001, 43).
Ainsi, « l’île de jamais », recluse sur elle-même, et le désert où l’ « on ne voit rien », où l’ « on n’entend rien » mais où « cependant quelque chose rayonne en silence» (De Saint-Exupéry, 2013, 82), se construisent sur un glissement et une altération spatio-temporelle14. Dans Peter Pan, « le temps est une notion fort ambiguë sur l’île, constitué de répétitions et d’effacements » car « à Neverland, dont le nom indique combien la temporalité lui est substantielle, tout se répète, tout est permanent, et en chaque instant règne une insaisissable éternité » (Prince, 2010, 101). Aussi, il est presque impossible de saisir le temps ni de le calculer dans ces espaces où le nombre et les grandes personnes ne figurent pas, sauf exception. Dans Peter Pan, ce temps est cyclique, dans Le Petit Prince, un jour peut comporter jusqu’à quarante-deux couchers de soleil, ce non-sens impliquant ainsi d’une perception confuse du temps.
Mais deux temps semblent surtout se rencontrer15, celui statique du désert qui porte en lui le conte du petit prince et celui linéaire de l’aviateur qui compte les jours. Le désert devient ainsi le lieu d’une altération par la narration du petit prince. Les deux temps fusionnent : staticité et linéarité donnent un sens à la rencontre entre l’adulte et l’enfant solaire puisque la coïncidence entre ces deux temps crée un véritable espace-temps, celui d’un retour en arrière. L’aviateur réactualise en effet, par sa rencontre avec le petit prince, un espace propre à l’enfance, celui qu’il avait dû mettre de côté en grandissant et cacher aux adultes qu’il rencontrait.
La linéarité temporelle, caractéristique du temps personnel, soutenue par un glissement entre espace initial familier et espace final modifié tout en passant par un espace inconnu (axe horizontal rose16), correspond au processus de déconstruction et de reconstruction de tout sens porté aux realia17. Elle vient alors se fondre dans un temps spécifique à l’espace découvert qui procède d’un mouvement contraire à l’exterritorialité (axe vertical jaune18), celui du processus d’intériorisation caractérisé par le puits dans Le Petit Prince19 ou la maison souterraine dans Peter Pan20. Au huitième jour dans Le Petit Prince, les protagonistes n’ont plus d’eau, ils partent donc à la recherche d’un puits, recherche qui semble bien vaine dans l’infinité du désert. Pour Huang Hong, le puits serait l’image caché de l’enfant dans un désert de la solitude adulte, car, face au désert, l’aviateur est à même de pouvoir chercher et se souvenir de l’état d’enfance qu’il a connu. Le puits est alors l’élément déclencheur de cette prise de conscience, de ce retour aux origines21, et ce, après un long processus d’intériorisation22, seul devant la réminiscence d’un état écarté depuis longtemps.
La maison souterraine, quant à elle, à l’image des entrailles maternelles de la terre mère, est le lieu symbolique de l’intimité et du retour à l’origine. Ces deux mouvements contraires, exterritorialité par le dépaysement forcé ou non du personnage et intériorisation renforcent une fusion entre espace intérieur et espace extérieur23.
Les deux schémas en annexe illustrent donc bien la corrélation entre glissement spatial, altération temporelle et processus de (re)construction après déconstruction. Ces mondes de l’enfance, isolés, altèrent la relation signifié-signifiant, fusionnent l’intérieur et l’extérieur et déconstruisent la frontière entre réel et imaginaire. Ces processus, renforcés par la spatialisation des désirs et des jeux enfantins, finissent par sacraliser ces espaces premiers que James Matthew Barrie et Antoine de Saint Exupéry accordent à l’enfance.
Un espace dit sacré comporte des « caractéristiques [qui] diffèrent de celles de l’espace tel qu’il est saisi par l’expérience, [car] il est en quelque sorte valorisé et ce qui s’y passe est hors de l’expérience commune » (Vierne, 2000, 17). Neverland et la planète du petit prince sont des espaces herméneutiques. Le désert, renvoi biblique, se voit pourvu de la visite d’un enfant solaire, image du Christ, venant réexpliquer le monde tel qu’il devrait être appréhendé à l’origine. De même, l’expérience des enfants Darling sur l’île de jamais permet un retour aux origines et aux realia. Et il semble que ces espaces herméneutiques ne peuvent être foulés qu’une seule fois car le retour des personnages, après qu’ils aient quitté ces mondes, est compromis, ces lieux sacrés ne se manifestant qu’une seule fois. Wendy, une fois devenue adulte, ne peut plus se rendre sur l’île de jamais, c’est d’ailleurs sa fille que Peter Pan emmène avec lui. De même, l’aviateur dans Le Petit Prince ne peut garder contact avec ce monde de l’enfance qu’en observant le cosmos la nuit tombée.
L’espace sacré est un lieu fermé, cloitré, qui permet de faire la relation entre un monde profane et un monde autre, presque inaccessible, à la mesure du divin. Ces espaces, parce qu’ils sont herméneutiques conduisent les personnages à la croisée des chemins, impliquant tension et antonymie. L’herméneutique, renforcée par l’herméticité de l’espace, semble ainsi donner une dimension sacrée à ce même espace puisqu’elle est à l’origine d’un transfert de connaissances et de remodalisation du monde.
Et parce que ces mondes sont herméneutiques, les espaces qui les suivent, c’est-à-dire, le retour au foyer ou à la vraie maison familiale25, participent d’une tension entre minimal et maximal : une fois revenus à Londres, les enfants finissent par oublier Peter Pan et leurs aventures, les souvenirs se retrouvant enfermés au fond d’un tout petit coffret. Face à la minimalisation du souvenir de ce monde de l’enfance, la fenêtre en tant que seuil s’ouvre vers l’immensité, d’un côté celui du possible pour la fille de Wendy, de l’autre celui du souvenir des aventures Neverlandaises. Il en est de même pour l’excipit du Petit Prince qui se ferme sur une image minimale et pourtant conjointe à l’ouverture sur le cosmos :
Au bout du compte, il ne reste rien.
Rien sinon ce paysage magnifique et minimal : une étoile au dessus des dunes, qui est l’horizon vers lequel pour finir se trouve tourné le Petit Prince. (Forest, 2013, 67)
L’aviateur, une fois rentré chez lui, observe les étoiles la nuit venue, seuls témoins de sa rencontre avec le petit prince. Une illustration de ce cosmos se trouve dans le livre, le lecteur se retrouve alors doublement devant ce « rien » à la fois minimal et maximal, vide et plein. L’horizon, qui, en lui-même, implique un espace vaste, infini, se voit ainsi accoler une qualification qui donne à regarder « un paysage magnifique et minimal », cependant ouvert sur une immensité, celle du cosmos où l’imagination du narrateur répond aux désirs et attentes de l’enfance :
Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout change…
Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance. (De Saint-Exupéry, 2013, 97)
Le cosmos, étendue maximale, finit par être réduit, non pas au ciel vide, mais à la seule étoile, représentative de la planète du Petit Prince comme monde de l’enfance brillant sur un désert adulte.
Ces deux ouvrages sont donc construits sur une fusion des contraires qui participe à la sacralisation des espaces : intérieur / extérieur – déconstruction / reconstruction – temps linéaire / temps mythique. Tout comme le faire semblant qui présuppose le glissement entre le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel26, le sacré semble naître de cette fusion des contraires. L’altération du sens, notamment temporel, crée alors un lieu sacré côtoyant les caractéristiques d’espaces herméneutiques tels que l’île de jamais[1] 27 et le désert, deux espaces liés à la mort28. En plus d’être herméneutique, reclus sur eux-mêmes, ces espaces côtoient un autre attrait du sacré, celui du rapport entre mort et renaissance : dans les deux cas, l’enfance meurt et renait. L’enfant est par définition celui qui grandit, celui dont le temps n’est pas arrêté. A l’inverse d’un Peter Pan, oublieux, vivant dans l’instant et l’immédiateté, Wendy et ses frères, après avoir vécu les aventures enfantines qui les faisaient rêver, font le choix de réendosser cet état véritable de l’enfance. L’aviateur, dans Le Petit Prince, frise avec la mort, et c’est ce rapprochement qui lui permet entre autres de relever le voile sur l’enfance qu’il avait presque tuée. Si la mort est omniprésente dans un espace particulièrement herméneutique, elle implique des mouvements particuliers qui la caractérisent. Lorsque l’espace et le sens deviennent autres29, lorsqu’il faut des rites pour accéder à ces espaces30, lorsque le temps même procède d’une fusion entre linéarité et statisme, il est question d’un processus de sacralisation spatiale qui appelle à la catabase, descente aux enfers et mort du personnage, suivie d’une anabase relative à la renaissance et à l’ascension de ce même personnage. Il s’agit en début d’ouvrage de la chute de Wendy sur « l’île de jamais » ou de celle de l’aviateur et du petit prince dans le désert. L’entrée catabatique dans ces espaces, Neverland et le désert, entretient de fortes relations avec la mort : « partout sur l’île de jamais » (Prince, 2010, 94) avec les indiens, les pirates et même les sirènes, le désert est en lui-même le lieu du rien où tout dépérit. Les personnages sont alors confrontés au Léthé, fleuve des enfers dont les eaux calmes sont censées effacer les souvenirs terrestres, caractérisé en la figure de Peter Pan d’un côté, et des adultes de l’autre. Les frères de Wendy en viennent même à oublier le visage de leur parent, et l’aviateur finit par se préoccuper des babillages de l’enfant solaire plutôt que de son avion cassé. C’est ainsi l’oubli de leur condition antérieure qui prépare l’anabase finale.
Dans Le Petit Prince, la chute est corporelle, le corps tombe deux fois, d’abord dans le désert sur terre, depuis le cosmos, ensuite dans le sable. Cette deuxième chute n’est à concevoir qu’en rapport avec l’ascension qui suit :
Il n’y eut rien qu’un éclair jaune près de sa cheville. [Le Petit Prince] demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas de bruit à cause du sable […] mais je sais bien qu’il est revenu à sa planète, car au lever du jour, je n’ai pas retrouvé son corps. Ce n’était pas un corps tellement lourd… Et j’aime la nuit écouter les étoiles. C’est comme cinq cents millions de grelots. (De Saint-Exupéry, 2013, 95)
Cette absence de bruit, de mouvements brusques, de pesanteur vient renforcer le mouvement ascendant qui, telle une anabase, accompagne le petit prince et le regard de l’aviateur dans un cosmos rempli d’étoiles.
Or, cette sacralisation des espaces relatifs à l’enfance vient contaminer l’écriture même des œuvres. Le Petit Prince utilise notamment une écriture du non-dit et de la non-finitude avec de très nombreux points de suspensions ou de modalisateurs liés à l’incertitude. Pour exemple, la page 81 ne contient pas moins de huit points de suspension, impliquant que tout un réseau de signifiés sans signifiant véritable envahissent la page (De Saint-Exupéry, 2013, 81). Le désert offre ainsi un paysage où l’indicible se mêle à l’écriture :
L’incertitude du narrateur avec le « je crois », déploie un espace magique, celui d’un récit qui n’est pas assuré, qui est toujours en train de se construire, à partir des silences et du non-dit du petit prince, ou à partir des zones d’ombres, d’oubli, à travers le mystère qui entoure l’image de l’enfant. (Montandon, 2001, 33-34)
Cette écriture performative, écriture qui se construit au fur et à mesure des mots et des silences, se retrouve elle aussi dans Peter Pan : elle se développe dans l’utilisation de la deuxième personne du pluriel. Le lecteur, ainsi happé par le narrateur, investit l’écriture de sa propre expérience face à cette rêverie qu’il a lui-même goûtée sans en poser le nom :
If you shut your eyes and are a lucky one, you may see at times a shapeless pool of lovely pale colours suspended in the darkness : then if you squeeze your eyes tighter, the pool begins to take shape, and the colours become so vivid that with another squeeze they must go on fire. But just before they go on fire you see the lagoon. (Barrie, 1995, 85)
En interpellant le lecteur à la deuxième personne du pluriel, le narrateur propose une écriture qui se veut appartenant à l’œuvre tout en étant subversive, laissée à l’imaginaire de chaque lecteur puisque ce dernier intègre l’expérience individuelle. Le lecteur, témoin et impliqué31 dans une fusion des contraires, en effectuant ce glissement vers un monde de l’enfance qui n’est plus seulement diégétique mais aussi dialectique, constitue alors l’expérience d’un Neverland qui lui est propre et accède à un espace qu’il sacre lui-même.
Ainsi, malgré la simplicité syntaxique d’une écriture adressée à l’enfance, ces deux œuvres investissent une fusion des contraires et construisent la diégèse autour de mouvements propres à la sacralisation d’un espace, sacralisation menée aussi par la performativité de l’écriture.
Bien que les adultes essayent de censurer dès le début ces espaces où l’enfance peut déconstruire et reconstruire le monde, désengager et engager la relation entre signifiés et signifiants, inverser le rapport entre imaginaire et réalité, la structure spatiale dans Peter Pan de James Matthew Barrie et Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry constitue une mise en perspective d’un monde attribué à l’enfance. Les espaces qui ne sont au départ qu’illusoires se retrouvent déplacés dans un espace-temps autre, cette fois-ci bien concret. Déplacements, spatialisation d’un monde de l’imaginaire enfantin dans un espace spécifique, rupture et détachement d’avec le monde que l’adulte veut imposer dès l’incipit, et ce dans les deux œuvres, sont la cause d’une mise en espace d’un monde de l’enfance. A l’origine d’une nouvelle expérience hors du commun, d’une fusion entre espace intérieur et espace extérieur, la sacralisation de ces mondes de l’enfance engage une corrélation de temps : un temps linéaire échappé d’un monde profane, et un temps autre, statique, voire absent.
Ces mondes de l’enfance sont donc sacralisés parce qu’isolés et coupés du monde profane, ils sont propres à renverser la relation réalité/imaginaire. Ils mettent en exergue un espace qui déconstruit et reconstruit le sens en s’appuyant sur ce qui fait l’enfance : l’acquisition et la réalisation d’un désir enfantin, et ce dans un espace qui lui est propre : l’île de jamais ou bien la planète du petit prince et l’imaginaire qui en découle. A travers des rites de passages pour lesquels les mouvements se font tour à tour chute et ascension, la spatialisation des désirs enfantins rompt avec le monde profane et ouvre sur des espaces où l’expérience sensitive devient hors du commun.
Ainsi, la spatialisation concrète de l’illusion enfantine liée à un imaginaire auquel il est difficile d’accéder semble être à l’origine de ce processus de sacralisation, un processus qui contamine l’écriture même des œuvres. Performative, cette dernière, s’essaie à déplacer l’expérience hors du commun vers un lectorat général, que ce soit par l’interpellation d’une rêverie à la fois commune et personnelle.
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