Présentation

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Selon l’historien Philippe Ariès, l’enfance est un concept moderne apparu après la révolution industrielle (Ariès, 1960). Grâce à une conjoncture de faits sociaux particuliers (baisse du taux de mortalité infantile, régulation des naissances, baisse de fécondité, etc.), la société occidentale en serait venue à situer et à définir la réalité de l’enfance en rapport avec ce que nous connaissons aujourd’hui comme la famille nucléaire, à savoir une structure familiale restreinte, au sein de laquelle l’enfant occupe une place spécifique. En même temps que la « particularité enfantine » émergea une littérature didactique (traités, fables, contes) à l’adresse de ces enfants. Pensons aux Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur dont on se servait pour discipliner les jeunes filles, ou encore à L’Émile ou De l’éducation de Jean-Jacques Rousseau, qui rassemblait les indications pédagogiques nécessaires à l’éducation idéale de l’homme social.

L’enfance, à l’orée du XXe siècle, devient un objet d’étude privilégié, qui occupe les penseurs de différentes disciplines : John Locke, philosophe, conçoit l’esprit de l’enfant comme une tabula rasa : une page blanche vide d’idées innées qui doit être remplie par l’expérience; Freud propose en 1905, avec ses Trois essais sur la théorie de la sexualité, une théorie alors inédite voulant que l’enfant connaisse une vie sexuelle qui détermine sa vie désirante adulte; Jean Piaget, influencé par la psychanalyse, se propose d’étudier les « stades de développement » (Piaget, 1964) chez l’enfant, une analyse qui marque de façon déterminante la sphère de la psychologie. Au cours de la première moitié du siècle apparaissent également plusieurs figures de l’enfant, les Peter Pan (l’enfant qui ne vieillit pas) et les Lolita (l’enfant sexualisée), qui cristallisent une certaine fascination pour cet objet. Plus tard, au Québec, les narrateurs enfants de Réjean Ducharme, Bruno Hébert et Gaétan Soucy, pour ne nommer que ceux-là, auront une incontestable popularité.

Bien ancrée dans l’imaginaire et le sens commun, l’enfance s’entend comme le socle de l’identité, une période qu’écrivaines et écrivains vont chercher à investiguer après coup, pour se connaitre vraiment. Plusieurs romans autobiographiques sont célèbres pour avoir accordé une attention marquée au matériau infantile. Proust, dans sa Recherche du temps perdu, retourne en enfance en dépliant certains signifiants qui ont laissé une trace sensible dans sa mémoire. Dans Enfance de Nathalie Sarraute, il s’agit d’établir un dialogue entre l’auteure et son moi enfant. Marguerite Yourcenar, dans ses Souvenirs pieux, constate le nécessaire recours à la fiction pour reconstituer son propre roman familial. Annie Ernaux, quant à elle, revisite ses souvenirs d’enfance avec une écriture dépouillée, sans affect, pour véritablement les mettre à plat. Ces œuvres, parmi d’autres, montrent que l’origine se conjugue au présent, que l’enfance n’est pas une période figée dans le passé de l’individu et que la littérature est son lieu de surgissement par excellence.

C’est dans cette optique que ce numéro de Postures a invité les jeunes chercheures et chercheurs à réfléchir à des œuvres ou des problématiques littéraires où l’enfance, plus qu’une simple thématique, œuvre à même le texte et s’annonce comme un motif d’écriture qui met en question le rapport au sujet.

La première section de ce numéro, intitulée « Enfance et sujet », réunit des textes où le sujet s’énonce en rapport à son architecture familiale. Ces auteur.e.s envisagent l’enfance comme le mobile et le motif de l’écriture, où celle-ci se lie à un processus de subjectivation.

Dans son article « L’enfance ou le désœuvrement à l’œuvre dans deux poèmes de Louise Glück », Marie Olivier nous propose une traversée de la poésie de Louis Glück, pour qui le thème de l’enfance est l’opportunité d’une véritable quête ontologique. Son écriture, qui oscille du côté de l’être et du néant, du tout et du vide, grave l’enfance en creux d’un traumatisme qu’il s’agit d’évacuer en posant les mots et les vers en surimpression. C’est en jouant d’une tension paradoxale entre « œuvrer » et « ruiner » que la poésie de Glück en vient à suspendre la forme et le fond d’un même geste, dans l’entre-deux que constitue l’enfance.

« Retour à l’enfance. La quête atavique dans L’Africain de J.M.G. Le Clézio » de Simon Lévesque offre une lecture de L’Africain qui rend compte du mouvement de repli et de torsion que l’enfance permet alors que l’auteur se met en quête de la figure paternelle et plus largement de son héritage. Cette révolution du fil de l’histoire se fonde sur un entrelacement de l’étrange et du familier, de soi et de l’autre qui instaure la nécessité pour Le Clézio de fonder une mémoire, dont la transmission repose sur la superposition, voire la coïncidence des temps et des lieux du père et du fils.

Louis-Daniel Godin, dans son article intitulé « La violence de l’infantile dans Nos plaisirs de Mathieu Lindon », s’intéresse à la logique haineuse et mortifère qui caractérise la vie à Barbecoul, ville fictive du roman. Le régime violent de ce lieu, reposant sur le trafic sexuel de jeunes garçons par le père, est la toile de fond d’une énonciation qui fait advenir le sujet du texte. Godin retrace les signifiants maternels et paternels qui parcourent ce premier roman de Lindon et soutient que le sujet du l’écriture s’y déploie et s’y définit sur le mode de l’infantile, entre l’arbitraire et la tyrannie, la cruauté et la jouissance langagière.  

Avec son article « Une enfance suspendue et diffractée dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec », Monia Ben Jalloul se penche sur les effets narratifs d’entrelacement, de renvoi et de diffraction qui caractérisent l’énonciation dans le roman de Perec. Les souvenirs de la perte et le présent de l’écriture se trouvent ainsi emportés dans un même processus de tissage où la réalité autobiographique rencontre la fiction et s’y dissémine. L’enfance s’annonce ainsi comme la conjoncture d’un temps et d’une parole en suspension, où l’histoire du sujet offre la possibilité d’une métaréflexion sur le processus de création.

Charles Berthelet signe le dernier texte de cette première section, « Tout est fini : L'invention de la mort ou le suicide politique ». Cette œuvre posthume d’Hubert Aquin, L’invention de la mort, qui constitue en réalité son tout premier roman, est l’occasion pour Berthelet d’interroger l’écriture de l’auteur à l’aune de la théorie freudienne. En suivant certaines chaînes de signifiants qui sillonnent le texte, il montre la manière dont l’enfance est liée à la question nationale québécoise depuis une configuration textuelle suivant le concept de l’Œdipe et la pulsion de mort. De fait, il apparaît que le sujet du texte s’énonce à travers un désir de la mère, un désir d’un retour à l’origine.  

La deuxième section, Une littérature adressée aux enfants, rassemble des textes qui s’intéressent à l’enfance en tant qu’elle constitue l’objet extérieur, le public, le prétexte de l’écriture et du livre lui-même.

Carmélie Jacob, dans son article intitulé « Raconter la Shoah à l'enfant d'aujourd'hui;  les représentations de l'Allemagne nazie dans trois albums illustrés », s’intéresse aux procédés littéraires et de représentation employés pour raconter, vulgariser et transmettre l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah aux enfants, dans trois albums illustrés : Otto. Aubiographie d'un ours en peluche de Tomi Ungerer, Les loups noirs de Béa Deru-Renard et Neil Desmet et Rose Blanche de Roberto Innocenti et Christophe Gallaz. En interrogeant plus particulièrement les stratégies rhétoriques et d’euphémisation pour expliquer et figurer la violence des événements, Jacob remet en question l’adresse et le public cible de ces ouvrages.

Avec son article « Les Récits laurentiens : contes en terre canadienne-française », Marie-Ève Grivel effectue, quant à elle, une lecture des Récits Laurentiens du Frère Marie-Victorin qui met en évidence les biais idéologiques de ces contes pour enfants. En relevant les procédés littéraires et stylistiques employés par le Frère Marie-Victorin dans ces histoires à saveur autobiographique, Grivel montre la façon dont la forme et le fond s’agencent pour construire une image de l’enfance et un imaginaire enfantin, lesquels, à travers des stratégies littéraires d’identification, sont mis au profit d’un discours nationaliste canadien-français. Le livre s’envisage alors comme un récit à tendance didactique servant à stimuler la fibre patriotique de ses jeunes lecteurs et lectrices.

« Des mondes de l’enfance ou la sacralisation de l’espace. Regards croisés sur l’enfance dans Peter Pan de J.M. Barrie et Le Petit Prince d’A. de Saint-Exupéry » de Anne-Lise Bégué, clôt notre dossier thématique. Ce texte questionne la relation entre l’enfance – en tant que celle-ci est à la fois une thématique et un prétexte d’écriture – et les différents espaces diégétiques qu’elle instaure. En fouillant les tensions entre le réel et l’imaginaire, le sacré et le profane, que convoquent les personnages et la narration, Bégué relève les spécificités des processus de spatialisation propres aux romans Peter Pan et Le Petit Prince. De la sorte, elle vise à rendre compte d’un univers littéraire enfantin qui procurerait une expérience de lecture hors du commun.

Ce numéro de Postures offre également une section Hors dossier qui présente des textes de jeunes chercheur.e.s qui ne suivent pas la thématique principale, mais propose des réflexions rigoureuses sur des sujets variés.

Guillaume Dufour Morin, dans un texte intitulé « Art poétique de Guillevic : phénoménologie du mouvement dans la représentation spatio-temporelle du monde dans le poème », s’adonne à une analyse phénoménologique de la poésie de Guillevic. Il rend compte d’une praxis du poème, en tant que celle-ci amène à la conscience du poète l’objet de connaissance. En réfléchissant aux divers sens et perceptions du temps et de l’espace que fait intervenir l’Art poétique, Morin démontre que le sujet énonciateur du texte parvient à un questionnement fondamental sur sa propre position et son propre mouvement de sujet dans le monde.

Wenjun Deng, quant à elle, dans « Cinéma : lieu de la construction de la mémoire collective. Le cas du cinéma chinois de la Cinquième Génération des années 1980 », nous propose un parcours sociohistorique du cinéma chinois de la Cinquième Génération, dont la production artistique s’inscrit dans une véritable révolution culturelle. En étudiant des cas particulièrement marquants et caractéristiques de la mouvance cinématographique de l’époque, Deng s’intéresse aux rapports entre histoire, politique et création ainsi qu’aux processus constitutifs et aux modalités de transmission de la mémoire collective chinoise mobilisés par le cinéma.

Enfin, Suzette Ali signe le dernier texte de ce numéro avec « Roman ou poésie? Réflexions sur la transgénéricité dans L’invention du monde d’Olivier Rolin ». Elle y étudie les relations complexes d’hybridité et d’intertextualités des textes et des genres en rapport avec le contexte social contemporain, à savoir celui du cosmopolitisme et du brouillage des frontières nationales et culturelles. Ali repère deux stratégies particulièrement signifiantes dans l’écriture de Rolin, la simultanéité et la transgénéricité, qui permettent selon elle la production de nouvelles formes de représentation du monde contemporain.

L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédactions et de correction, ainsi que les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister. Un grand merci à l'Association facultaire étudiante des arts (AFEA), à l'Association étudiante du module d'Études littéraires (AEMEL) et à l'Association étudiante des cycles supérieurs en Études littéraires (AECSEL). Nous remercions également le Service à la vie étudiante de l’UQAM (SVE) grâce à qui les jeunes chercheuses et chercheurs du Québec et d'ailleurs ont la possibilité de faire connaître et partager leurs travaux.

Un merci tout particulier à Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire d’avoir permis à Postures d’amorcer son virage numérique, à Robin Varenas et Sylvain Aubé (du laboratoire nt2), pour leur temps et leur travail dans le cadre de la création de notre nouvelle plateforme web, de même qu’à Mireille Laurin-Burgess pour la revitalisation de l’identité visuelle de la revue. Enfin, Postures tient à exprimer toute sa gratitude aux auteures pour leurs recherches minutieuses ainsi qu'à Mme Anne Élaine Cliche, professeure au Département d'études littéraires à l'UQAM, pour son excellente préface.

 

Bibliographie

Ariès, Philippe. 1960. L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris : Plon, 506 p.

Barrie, James Matthew. 1995 [1911]. Peter Pan, Grande Bretagne : Penguin Books, 185 p.

Freud, Sigmund. 1962 [1905], Trois essais sur la théorie sexuelle (traduit par B. Reverchon-Jouve), Paris : Gallimard, 242 p.

Locke, John. 1693. Some Thoughts Concerning Education, London : Awnsham and John Churchill, 262 p.

Nabokov, Vladimir. 2008 [1955]. Lolita, Grande-Bretagne : Penguin Books, 372 p.

Piaget, Jean et Bärbel Inhelder. 1964. La psychologie de l'enfant, Paris : PUF, coll. Quatrige, 156p.

Proust, Marcel. 1999. À la recherche du temps perdu, Paris : Gallimard, coll. Quarto, 2400 p.

Rousseau, Jean-Jacques. 1961 [1762]. Émile, ou De l’éducation, Paris : Garnier, 664 p.

Sarraute, Nathalie. 1983. Enfance, Paris : Gallimard, coll. Blanche, 277 p.

Ségur, Comtesse de. 1884. Les malheurs de Sophie, Paris : Hachette, coll. Bibliothèque rose, 251 p.

Yourcenar, Marguerite. 1974. Souvenirs pieux, Paris : Gallimard, 312 p.