Tout homme a son lieu naturel; ni l’orgueil ni la valeur n’en fixent l’altitude : l’enfance décide1
Jean-Paul Sartre, Les mots
Plusieurs romans phares de la littérature de la deuxième moitié du XXe siècle se penchent sur la question de l’enfance. L’écriture y devient le matériau fédérateur d’une recherche de soi qui transite par un retour vers le passé comme lieu d’interrogations et paradis perdu de l’enfance. Georges Perec, dans la continuité de Natalie Sarraute, Marguerite Duras ou encore de Michel Leiris, réinvesti le thème de l’enfance et l’insère dans une machine littéraire atypique. Dans cette perspective, l’écrivain souligne que l’enfance représenterait un commencement et un cheminement à reconstituer : « l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’or, mais peut être horizon, point de départ » (Perec, 1975, 25).
Dès son premier roman intitulé Les choses jusqu’à sa dernière production littéraire, incarnée par Un cabinet d’amateur, un réseau d’échos, liés à la vie personnelle de l’écrivain, se met progressivement en place. En 1975 est publié W ou le souvenir d’enfance, œuvre hybride dans laquelle Perec tente de remédier aux manques de ses souvenirs par l’écriture. Ce projet, déjà amorcé par un feuilleton paru dans le magazine La Quinzaine littéraire quelques années plus tôt, prend une forme définitive dans une œuvre qui innove l’écriture autobiographique. En effet, la fiction développée dans l’hebdomadaire est réinvestie et s’intercale dans le récit d’enfance de l’écrivain 2.
Si Georges Perec entreprend de revenir sur son passé, c’est parce qu’il a été fortement marqué par la perte de ses parents3. La disparition de sa famille, et le traumatisme qui en résulte, motivent une écriture en perpétuelle remise en question. Le passé perdu est pour l’écrivain le moteur d’une écriture qui convoque davantage la fiction que le réel. En effet, face au manque des souvenirs, seule l’écriture du présent peut laisser une trace des êtres chers.
j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie (Perec, 1975, 64).
L’écriture chez Perec reste à la lisière du dicible et préfère la critique minutieuse à l’affirmation des souvenirs d’enfance4. D’après Philippe Lejeune, « l’accent principal [de ce récit] se trouve mis sur les recherches qu’effectue le moi présent autant que sur l’histoire du moi passé. C’est un récit dont le but est de dissoudre le souvenir-écran, de vaincre son opacité » (Lejeune, 1991,76).
Un récit de fiction, rédigé en italique, et intercalé avec le récit personnel, représente le miroir brisé sur lequel l’enfance prend une dimension mythologique, une sorte de souvenir-écran qui sert de barrière au véritable traumatisme de l’enfance. L’indicible est compensé par ce récit, de l’île de W, un lieu où l’écriture peut se débrider5. W ou le souvenir d’enfance est, par conséquent, un récit en marge des genres, en raison de son espace entrecroisé et bipartite dans lequel évoluent trois narrateurs différents6. En effet, Philippe Lejeune constate la singularité de cette œuvre biface :
W ou le souvenir d’enfance présente deux déviations, l’une assez originale – c’est ce que j’appellerai l’autobiographie critique; l’autre rarissime, l’idée d’intégrer dans un même livre des composantes de ce que j’ai appelé l’« espace autobiographique », c’est-à-dire l’autobiographie et la fiction (Lejeune, 1991, 74).
Le récit de fiction qui ouvre la première partie est narré par Gaspard Winckler, un déserteur français qui habite en Allemagne sous une fausse identité. Un jour, un homme nommé Otto Apfelstahl lui annonce que son homonyme, un enfant sourd-muet et autiste, a disparu lors d’un voyage en bateau autour du monde qui devait aider à sa guérison, aux alentours de La Terre de Feu. Il lui propose une mission, celle de sauver cet enfant et de se rendre à l’endroit de sa disparition. Gaspard Winckler accepte.
Alterné à ce début de fiction, le second récit commence par un constat singulier : « Je n’ai pas de souvenir d’enfance. » (Perec, 1975, 17). C’est justement le manque des souvenirs qui engendre une recherche orientée davantage sur le néant à reconstituer. Premiers souvenirs de l’écrivain, construits à partir de témoignages et de photos jaunies. Les souvenirs ainsi restitués sont continuellement soumis au doute, à la réfutation et aux interprétations multiples, car Perec construit du sens à partir de photos jaunies et de témoignages épars, seuls liens réels entre le passé et le présent. Tout comme son personnage de la fiction, Gaspard Winckler, le narrateur du récit personnel part à la recherche de son homonyme-enfant, non pas dans le passé, mais dans l’écriture, point de départ d’une enquête introspective.
Ce faisant, l’enfance pour Perec est construite sur le mode de l’entrelacement, de la superposition et de la fracture, matérialisée par une écriture suspendue à une activité métaréflexive qui prime, sans cesse, sur le seul rendu des souvenirs. Lieu évanescent et impossible à retranscrire par le biais d’une écriture fluide et linéaire, l’enfance tend à demeurer une fiction, un rêve et un phantasme qui n’a de sens que d’une manière diffractée.
Ainsi, l’énonciation semble participer directement, dans W ou le souvenir d’enfance, à la suspension des souvenirs. Il s’agira, dans cet article, de retracer les moyens discursifs employés par l’écrivain pour mettre en relief la diffraction de l’enfance, qui ne peut être lue que par l’entrelacement. Comme le texte remet en question l’assurance de la mémoire, lorsqu’il s’agit de se rappeler des évènements vécus dans l’enfance il sera également nécessaire de se pencher sur les jeux de miroirs entre les récits.
La ressemblance entre les narrateurs de la première partie de l’œuvre témoigne de l’entrelacement entre les volets. Alors que l’incipit de W ou le souvenir d’enfance donne l’impression de lire un récit biographique, la suite contredit rapidement cette hypothèse. En effet, le brouillage des pistes énonciatives permet au lecteur de saisir l’aspect fictif du texte, puisque les détails de la vie du narrateur homodiégétique ne correspondent pas à la biographie de Perec7. D’ailleurs, chaque souvenir qui y est évoqué trouve un écho effectif dans le second récit (celui narré par Gaspard Winckler). Il peut être d’ordre thématique, énonciatif, alphabétique ou encore numérique. Le je narrant est également l’alter ego de Gaspard et, par conséquent, il remet en question la transparence des souvenirs d’enfance qui semblent dépendre intiment du texte fictionnel, antérieurement écrit par l’écrivain8.
Les deux volets sont interrompus par une page blanche avec, dans son tiers supérieur, trois points de suspension. Cette page partage les récits en deux parties : dès lors, des modifications affectent, non seulement la structure du texte (l’ordre des deux récits s’en trouve inversé), mais également celle de la narration. La narration se transforme : Gaspard Winckler disparait au profit d’une voix anonyme et omnisciente qui décrit l’île W et insiste progressivement sur son système social dirigé par un sport implacable et inhumain. Le nouveau narrateur omniscient traite pourtant d’un lieu évoqué précédemment, l’île W, proche de La Terre de Feu, dans laquelle une société cruelle et régie par le sport est décrite au lecteur. Puis, c’est au tour du récit d’enfance de se modifier après la fission due à la page blanche. Il débute par un énoncé aux antipodes de la phrase liminaire du premier chapitre autobiographique : « Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble. » (Perec, 1975, 97) L’écrivain abandonne aussi le système des notes qui domine les premiers souvenirs et leur préfère une écriture plus fluide, mais dans laquelle s’introduisent, cette fois, directement greffés à la chair des souvenirs, des éléments digressifs ancrés dans le présent de l’écriture. D’un point de vue temporel, des similitudes singulières s’instaurent également entre la fiction et le récit d’enfance. L’absence de repères chronologiques dans le récit de fiction fait écho au manque d’ancrage temporel des premiers souvenirs, suspendus dans un hors temps fantôme.
Des réseaux d’entrecroisements de plus en plus complexes se mettent en place au fur et à mesure de l’écriture. Ainsi, les échos que tisse la fiction avec le récit d’enfance et vice-versa finissent par former une sorte de légende du texte dans laquelle l’enfance ne peut se lire que dans les méandres de la fiction. Un jeu de miroir se met en place et pose les enjeux de l’écriture personnelle de Perec. Un autre réseau d’entrelacement est perceptible entre la première et la deuxième partie du récit d’enfance. En effet, le souvenir de la séparation avec la mère est repris dans la deuxième partie de l’œuvre et semble représenter une sorte de pierre angulaire des enjeux de l’enfance pour Perec. Il est intéressant de voir comment ce souvenir évolue d’une version à une autre et comment le je narrant le commente.
Le destin des parents de l’écrivain est influencé par la Seconde Guerre mondiale : la guerre emporte d’abord son père lorsqu’il a quatre ans; puis, il quitte sa mère à la gare de Lyon, lorsqu’elle le confia à un convoi de la Croix Rouge pour qu’il échappe aux rafles allemandes. Le dernier souvenir de Perec concernant sa mère est évoqué à trois reprises, rattaché au motif de la suspension et de la cassure : « Un triple trait parcourt ce souvenir : parachute, bandage herniaire, cela tient de la suspension, du soutien, presque de la prothèse. » (Perec, 1975, 81). Cependant, l’évocation de ce départ ne correspond pas vraiment à la réalité, car d’après le témoignage de sa tante, il « n’avai[t] pas le bras en écharpe […]. C’est en tant que “fils de tué”, “orphelin de guerre”, que la Croix-Rouge, tout à fait réglementaire, [l] e convoyait » (Perec, 1974, 80). Ce souvenir refait surface dans la seconde partie, démontrant alors son caractère symbolique et fabulé :
Comme pour le bras en écharpe de la gare de Lyon, je vois bien ce que pouvait remplacer ces fractures éminemment réparables qu’une immobilisation temporaire suffisait à réduire, même si la métaphore, aujourd’hui, me semble inopérante pour décrire ce qui précisément avait été cassé et qu’il était sans doute vain d’espérer enfermer dans le simulacre d’un membre fantôme. Plus simplement, ces thérapeutiques imaginaires, moins contraignantes que tutoriales, ces points de suspension, désignaient des douleurs nommables (Perec, 1975, 114).
Le souvenir du départ se trouve expliqué à postériori et rattaché à des souvenirs dans lesquels il s’est fracturé un membre. « Membre » est à prendre dans un sens polysémique et homophonique : comme partie du corps et comme membre de la famille. La métaphore expose l’impossibilité de réparer ni les os cassés, ni une famille brisée.
L’expression « thérapeutiques imaginaires » confirme l’aspect fabulé du souvenir. L’écrivain souligne explicitement les défaillances de sa mémoire et les interprète comme des souvenirs-écrans qui viennent guérir des cicatrices invisibles liées à la perte de ses parents9. En effet, le récit d’enfance semble attacher plus d’importance au processus scriptural qui rapporte les souvenirs qu’à la véridicité de ces derniers. D’ailleurs, en niant l’existence même de ces souvenirs (voir ci-haut), l’écrivain suggère déjà une stratégie de contournement et de déviation qui se manifeste notamment dans une énonciation où le je narrant supplante le je narré, dans une sorte de jeu d’embuscade complexe. Ce retrait progressif des souvenirs d’enfance est compensé par la mise en avant d’une volonté métaréflexive orientée vers le langage et les signes qui, pour l’écrivain, possèdent une place privilégiée.
Construit sur le mode de l’enchevêtrement, de la superposition et de la modification progressive des souvenirs et de l’écriture, le retour sur l’enfance se transforme rapidement en une réflexion métalittéraire, voire métamémorielle, sur les pouvoirs germinatifs du langage. De ce fait, Perec innove le pacte autobiographique tel qu’il a été explicité par Philippe Lejeune et qui le définit comme : « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune, 1975, 13).
L’écrivain oriente ce pacte sur les activités du je narrant plutôt que sur le je narré, ce qui relègue le récit du passé au second plan de l’écriture. Dans les chapitres du récit d’enfance par exemple, il est facile de constater un déséquilibre volumétrique entre les phrases dédiées aux souvenirs propres et celles consacrées aux associations10 ou aux réflexions qu’ils déclenchent. Deux souvenirs montrent cette inégalité par un va-et-vient entre les défaillances de la mémoire et l’assurance de l’écriture. Le premier évoque le déchiffrement d’un signe ou d’une lettre (censé représenter le premier souvenir de Perec-enfant) et le deuxième celui de la lettre X, souvenir qui a vu le jour suite à l’observation d’un chevalet sur lequel un vieil homme sciait du bois au chapitre XV.
Le déchiffrement d’une lettre qui pourrait être hébraïque par l’écrivain au chapitre IV représente la première pierre qui compose l’édifice narratif de l’œuvre :
Le premier souvenir aurait pour cadre l’arrière boutique de ma grand-mère. J’ai trois ans. Je suis assis au centre de la pièce, au milieu des journaux yiddish éparpillés. Le cercle de la famille m’entoure complètement […] toute la famille, la totalité, l’intégralité de la famille est là, réunie autour de l’enfant qui vient de naître (n’ai-je pourtant pas dit il y a un instant que j’avais trois ans?), comme un rempart infranchissable. Tout le monde s’extasie devant le fait que j’ai désigné une lettre hébraïque en l’identifiant : le signe aurait eu la forme d’un carré ouvert à son angle inférieur […] et son nom aurait été gammeth ou gammel. La scène tout entière, par son thème, sa douceur, sa lumière, ressemble pour moi à un tableau, peut-être de Rembrandt ou peut-être inventé, qui se nommerait « Jésus en face des Docteurs » (Perec, 1975, 26-27).
Dans cet extrait, la présence massive du je qui est le plus souvent le sujet de verbes conjugués au présent, se rapporte soit à l’activité mémorielle (« J’ai trois ans. Je suis assis ») soit à l’activité narratoriale chargée de la retranscription du souvenir (« n’ai-je pourtant pas dit il y a un instant que j’avais trois ans? »). Le moi subsistant est bien celui de l’écrivain adulte, dont l’activité métaréflexive prime sur le rendu du souvenir11. La lettre prétendue hébraïque passe à l’arrière plan de l’énonciation par son caractère instable et fabulé. Le jeu d’associations mis en place par l’écrivain dans le récit du souvenir prévaut sur la lettre qui devient réversible.
Un autre passage fait écho à ce signe, cette fois-ci par une réflexion autour de la lettre X, appréhendée tant dans son signifiant graphique que sonore, puis dans son signifié. Perec y adjoint une symbolique personnelle, résultat de diverses déviations géométriques que l’écrivain fait subir à la lettre. Dans l’extrait suivant, il est intéressant de voir comment la typographie et le choix des temps verbaux participent à la mise en retrait du souvenir :
A côté de la villa, de l’autre côté de la route, il y avait une ferme – c’est aujourd’hui une fabrique de bibelots en matière plastique – occupée par un vieil homme aux moustaches grises, porteur de chemises sans col (ces chemises sans col qu’Orson Welles aime faire porter à Akim Tamiroff et qui évoquent toujours pour moi la dignité perdue des apatrides ou l’orgueil humilié des grands-ducs devenus frotteurs) et dont je garde un souvenir net : il sciait son bois sur un chevalet formé de deux croix parallèles, prenant appui sur l’extrémité de leurs deux montants de manière à former cette figure en X que l’on appelle « Croix de Saint André ». (Perec, 1975,109)
Ce paragraphe, constitué d’une seule phrase en escaliers irréguliers (puisqu’interrompus par des commentaires de l’auteur qui livre les libres associations que le souvenir lui inspire) entrelace des strates chronologiques différentes. En effet, l’imparfait, temps strict du passage côtoie un présent contemporain de l’énonciation qui s’affiche dans le déictique aujourd’hui. La diégèse s’en trouve interrompue, car la narration rétrospective est freinée par la forte contemporanéité de ces décrochages temporels. De plus, le présent gnomique ou de vérité générale dans les phrases : « dont je garde un souvenir net; cette figure en X que l’on appelle » ainsi que les participes présents et les infinitifs contribuent à dissimuler le temps historique dans une narration atemporelle. Les interférences temporelles, associées à une ponctuation qui isole les différents segments grâce aux tirets cadratin, aux parenthèses ou encore aux guillemets, permettent d’unir le passé au présent. Il semble alors que les souvenirs ne peuvent prendre corps qu’avec les ajouts qui, paradoxalement, les retranchent dans un espace-temps non plus temporel, mais narratif. L’hétérogénéité énonciative atteint son paroxysme, un paragraphe plus loin lorsque Perec évoque les différentes variations que lui inspire la lettre X du chevalet :
[…] point de départ d’une géométrie fantasmatique dont le V dédoublé constitue la figure de base dont les enchevêtrements multiples tracent les symboles majeurs de l’histoire de mon enfance : deux V accolés par leur pointes dessinent un X; en prolongeant les branches du X par des segments égaux et perpendiculaires, on obtient une croix gammée elle-même facilement décomposable par une rotation de 90° d’un des segments […]; la superposition de deux V tête — Bêche aboutit à une figure (XX) dont il suffit de réunir horizontalement les branches pour obtenir une étoile juive. (Perec, 1975, 110).
Le texte progresse par ajouts et insertions d’éléments entre parenthèses tout comme le récit du premier souvenir. Il contient même sa propre légende dont le « V dédoublé » représente la figure de base. Le présent contemporain au moment de l’énonciation ainsi que les formes verbales dites atemporelles (participe passé et présent), suspendent la narration du souvenir commencée au paragraphe précédent. Elles ouvrent un espace où les signes font partie d’une géographie personnelle, dans laquelle une croix gammée est capable de se transformer en étoile de David. De cette superposition scripturale nait, une sorte de revanche des signes sur l’histoire et sur le passé de l’écrivain12.
Perec dissémine, au sein de la fiction, des indices faisant référence à son passé et à certains évènements de son enfance. Les échos les plus significatifs s’élaborent avec la deuxième partie fictive de l’œuvre, mais commencent à se mettre en place dès les premiers chapitres. Un extrait du récit personnel montre clairement que la fiction sert de pivot central aux souvenirs d’enfance :
Ils [les souvenirs] sont comme cette écriture non liée, faites de lettres isolées, incapables de se souder entre elles pour former un mot, qui fut la mienne jusqu’à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, où comme ces dessins dissociés, disloqués […] : personnages que rien ne rattachait au sol qui était censé les supporter, navires dont les voilures ne tenaient pas au mâts, ni les mâts à la coque, machines de guerre, engins de mort […] les jambes des athlètes étaient séparées des troncs, les bras séparés des torses, les mains n’assuraient aucune prise. (Perec, 1975, 97)
L’évocation des athlètes n’est pas sans rappeler les sportifs décrits dans la fiction13. Le récit de fiction de la deuxième partie s’inspire des dessins qui constituent une histoire intitulée W, que l’écrivain avait élaboré dans son enfance. Ils sont placés sous le signe de la brisure et de la dislocation. Le narrateur hétérodiégétique qui succède à Gaspard W. décrit d’une île sauvage sur laquelle une société aurait fondé un système tyrannique et répressif. Les motifs de la cassure sont réinvestis : la société W brise toute dignité humaine. Sous le prétexte du sport, les habitants de W deviennent les prisonniers d’un monde où les règles sont arbitraires, injustes et changeantes. Le récit de l’île W trouve des correspondances multiples avec le récit d’enfance. Les diverses humiliations subies par les athlètes par exemple renvoient à certaines situations dans lesquelles le je du récit personnel dit avoir ressenti un sentiment d’injustice. Par exemple, l’écrivain est écarté d’un jeu de bataille naval14, sous prétexte de son jeune âge par rapport aux autres enfants.
La violence des punitions ou des sanctions est beaucoup plus amplifiée dans la fiction. Des scènes de rixes ponctuent les épreuves sportives : « C’est ainsi que l’on a d’abord toléré le croche-pied, puis, d’une manière plus générale, toutes les manœuvres ayant pour but de faire perdre l’équilibre à un concurrent. » (Perec, 1975, 170). Perec pousse à son paroxysme la description des divers sévices corporels, placés sous le signe d’une écriture objective et scientifique, notamment par un emploi récurrent des tournures impersonnelles et des verbes à l’infinitif. Le pronom indéfini « on », utilisé d’une manière itérative, représente une sorte de doxa qui valide la description dysphorique d’un système pourtant inadmissible. La fiction est le lieu d’une sorte de libération du langage et des mots comme si la douleur et l’affect quasi absent du récit personnel trouvaient une sorte de compensation dans l’écriture du récit imaginaire qui lui, n’hésite pas à décrire la souffrance des sportifs.
La description d’apparence objective du système tortionnaire se poursuit par l’évocation de la destruction des éléments fédérateurs de toute société humaine, à savoir la notion de cellule familiale et d’identité :
Les novices n’ont pas de nom. On les appelle « novice ». On les reconnait à ce qu’ils n’ont pas de W sur le dos de leurs survêtements, mais un large triangle d’étoffe blanche, cousu la pointe vers le bas. (Perec, 1975, 134)
Les novices sont reconnaissables par un signe distinctif qui représente leur statut social. Ils sont par conséquent anonymes et n’ont aucune identité individuelle. Sur W, l’effacement identitaire commence dès la conception même des enfants.
En effet, les habitants de l’île ont créé une épreuve sportive particulièrement violente nommée : les Atlantiades. Les femmes, d’habitude enfermées dans des gynécées où elles s’occupent d’enfants, se retrouvent jetées dans une sorte d’arène où elles se font violer par les athlètes les plus performants. Cette épreuve rappelle, selon Montfrans : « des efforts nazis pour améliorer la race humaine, d’une part par l’élimination des femmes et des nouveau-nés des races inférieures, d’autres part par des opérations aberrantes telles que l’organisation Lebensborn. » (Montfrans, 1999, 236). L’évocation de l’idéologie nazie est bien présente dans la fiction, mais elle la parcourt en filigrane, sans jamais directement y faire allusion. Les enfants engendrés de cette manière bestiale et inhumaine sont des orphelins, qui ne connaitront jamais leurs parents et surtout, n’auront jamais d’identité propre. Perec détruit les racines mêmes de chaque individu naissant sur W.
La violence décrite dans les Atlantiades n’est qu’un prélude à la description du système implacable de l’île W. Ce dernier prend l’allure, à la fin de l’œuvre, de véritables camps de morts : les athlètes y sont déshumanisés, traités comme des marchandises. Le sport se transforme en torture et l’athlète devient un être conditionné par des lois qui n’ont plus aucun sens. L’île devient un camp de concentration :
J’ai oublié les raisons qui, à douze ans, m’ont fait choisir la Terre de Feu pour y installer W : les fascistes de Pinochet se sont chargés de donner à mon fantasme une ultime résonnance : plusieurs îlots de la Terre de Feu sont aujourd’hui des camps de déportation. (Perec, 1975, 222)
Dans ce passage final, l’histoire personnelle de l’écrivain, incarnée par l’histoire W, rejoint, dans un mouvement quasi naturel, l’histoire collective de la Seconde Guerre mondiale. Les « camps de déportation » jamais explicitement évoqués dans la fiction sont pourtant présents obliquement à travers le système concentrationnaire de la société W. Si la mémoire de Perec ne pouvait rendre compte de la signification du phantasme olympique, l’histoire s’est appliquée à lui en donner les tenants et les aboutissants.
En effet, l’histoire personnelle de Perec reste prisonnière des non-dits et des silences de sa famille particulièrement éloquents. Tout comme les enfants de W, Perec demeure figé dans un monde qui le dépasse et duquel il ne sait presque rien. Cet extrait de la fiction fait échos à un passage de l’autobiographie critique (que nous citerons plus loin).
L’enfant W ignore presque tout du monde où il va vivre. Pendant les quatorze premières années de sa vie, on l’a pour ainsi dire laissé aller à sa guise, sans chercher à lui inculquer aucune des valeurs traditionnelles de la société W » (Perec, 1975, 187)15
Les quatorze années évoquées dans la fiction, pendant lesquelles les enfants de W sont coupés du monde, font échos au passé du je narré, période sans souvenirs précis et restée en suspension dans un hors temps fictif. « Les valeurs traditionnelles » inexistantes se réfèrent, quant à elles, au statut particulier de Perec, pour qui la judéité devait être dissimulée pendant la guerre16.
Le récit d’enfance entend restituer les souvenirs du passé. Or, comme le souligne Philippe Lejeune : « Supposer un passé en soi c’est le couper du présent et s’exposer à ne pouvoir jamais expliquer comment il se fait que nous le percevions comme passé » (Lejeune, 1996, 235). Perec semble avoir trouvé une manière de concilier ce problème en créant des interférences entre le passé et le présent, au sein même du récit des souvenirs d’enfance.
En effet, la narration du récit d’enfance alterne deux moments distincts qui correspondent respectivement au je narré et au je narrant. Lorsque le narrateur rapporte le récit des souvenirs, il utilise le passé simple et l’imparfait de description. Par contre, quand il y ajoute des commentaires ou des impressions, c’est le présent contemporain au moment de l’énonciation qui prend le relais. Le passé simple place l’action dans un passé révolu, sans lien avec le moment de l’énonciation. Ce temps est en adéquation avec la description des souvenirs, mais l’apparition inopinée du présent, engendre une rupture qui trouble l’agencement entre le temps de la narration et le temps du souvenir raconté. Les phrases au présent agissent comme des commentaires et rattachent le souvenir à son support, à savoir la narration. Les passés simples, quant à eux, éloignent les souvenirs du moment de l’énonciation et accentuent leur caractère évanescent. Cet entrelacement des temps est perceptible dans l’extrait suivant :
Mon père fut militaire pendant très peu de temps. Pourtant quand je pense à lui c’est toujours à un soldat que je pense. Il fut un peu coiffeur, il fut fondeur et mouleur, mais je ne parviens pour ainsi dire jamais à me l’imaginer comme un ouvrier » (Perec, 1975, 46).
Les interférences temporelles créent une sorte d’arrêt sur image des souvenirs qui ne parviennent pas à s’ancrer dans une continuité narrative homogène. D’ailleurs, le thème du figement, et de la suspension est commun aux deux récits17.
Le récit d’enfance et celui de la fiction se rejoignent, car tous deux gomment les repères temporels au profit d’une description suspendue au fil d’une narration qui peut, à tout moment se rompre18. En définitive, l’enfance chez Georges Perec n’est pas circonscrite dans le récit personnel; elle n’existe que grâce à une interdépendance énonciative, sémantique et temporelle avec la fiction qui représente en elle-même un lieu de l’enfance qui a marqué l’écrivain bien au-delà de l’écriture. W ou le souvenir d’enfance est une œuvre hybride dans laquelle l’enfance est le prétexte à, non seulement une exploration des limites de la mémoire lorsqu’il s’agit de revenir sur le passé, mais également une réflexion sur l’écriture, qui s’empare des mots et des signes pour en montrer la réversibilité et l’inscription sur l’expérience du sujet.
Lieu fragile d’intersections multiples, l’enfance révèle dans ce récit les lacunes d’une mémoire qui refuse un parti-pris subjectif et préfère commenter l’écriture elle-même plutôt que le rendu exact d’un passé fracturé. En effet, l’ajout des éléments digressifs est le seul moyen de contrer le manque et de donner corps à l’indicible.
Ce dernier recule progressivement derrière une écriture ancrée dans le présent : l’activité mémorielle, insuffisante, est dépassée par l’activité métaréflexive qui laisse libre cours à une écriture, davantage orientée vers la fabulation que vers le témoignage fidèle des souvenirs. Il en résulte un chevauchement temporel et énonciatif qui place les souvenirs dans un hors temps fantasmagorique, sans doute le seul lieu propre de l’enfance de Perec, mais qui reste invisible. Cette a-chronologie se retrouve dans le récit de fiction, qui représente une sorte de lieu indéterminé et figé dans un temps où seuls les sévices injustes et les règles cruelles d’un système tyrannique rythment la vie de ses occupants. S’appuyant sur le reflet sombre du récit fictif, l’enfance révèle une sorte de jeu de miroir convexe : les blessures liées à la perte des êtres chers, de Perec-enfant, évoquées d’une manière épurée et sans pathos, dans le récit d’enfance, trouvent leur contrepoids subjectif dans la souffrance des novices, livrés à eux-mêmes dans un monde absurde et inhumain. Ce jeu de miroir contamine l’intégralité de l’œuvre et engendre des chemins invisibles sorte de jeux de pistes que le lecteur est à même de suivre d’un récit à un autre.
Les sillons de l’écriture perequienne se confondent avec les incertitudes des souvenirs et révèlent que l’enfance demeure un lieu insaisissable, sauf si elle est considérée comme un espace hétérogène où s’entrecroisent le réel et la fiction dans un mouvement d’union que seule l’écriture est capable de révéler.
Perec, Georges. 1993. W ou le souvenir d’enfance, Paris : Gallimard, coll : « L’imaginaire », 238 p.
Sartre, Jean-Paul. 1964. Les mots, Paris : Gallimard, 212 p.
Van Montfrans, Manet. 1999. Georges Perec ou la contrainte du réel, Rodopi, 418 p.
Lejeune, Philippe. 1991. La mémoire et l’oblique ; Georges Perec autobiographe, Paris : P.O.L, coll. « Essais ». 251 p.
_____. 1996 [1975]. Le pacte autobiographique, Paris : Seuils, 381 p.
Freud, Sigmund. 2012 [1900] L’interprétation des rêves, Paris : Presses Universitaires de France, 573 p.
Ben Jalloul, Monia. 2015. « Une enfance suspendue et diffractée dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec », Postures, Dossier « L'enfance à l'œuvre », En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/ben-jalloul-21 > (Consulté le xx / xx / xxxx)