L’enfance ou le désœuvrement à l’œuvre dans deux poèmes de Louise Glück

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Depuis la publication de son premier recueil Firstborn en 1968, Louise Glück a su s’imposer dans le paysage de la poésie américaine contemporaine. L’intensité et la complexité de son troisième recueil, Descending Figure (1980), notamment, ont confirmé son talent. Sa présence dans plusieurs anthologies des XXe et XXIe siècles1 ainsi que la publication de l’intégralité de son œuvre à ce jour, Poems 1962-2012, atteste sa renommée. Depuis, l’œuvre de Glück a été récompensée par de nombreux prix, dont le prix Pulitzer pour The Wild Iris en 1993. Le titre de Poète Lauréat des États-Unis lui a également été décerné en 2003. Son plus récent recueil publié, Faithful and Virtuous Night (2014) vient de remporter le National Book Award en poésie.

L’enfance est chez Louise Glück bien plus qu’une anamnèse; elle n’est pas seulement une remontée éphémère dans le temps mais une modalité conditionnelle, essentielle et constitutive de l’identité du je poétique. L’enfance travaille l’écriture de Glück dans un mouvement de ressac. Il n’est pas un recueil où l’enfance ne soit à l’œuvre et ne vienne faire ce retour tumultueux dans une temporalité qui, le plus souvent, s’avère déplacée, détournée par rapport au moi écrivant et au présent de l’écriture. L’enfance surgit de façon irrégulière dans son œuvre mais s’avère pourtant incontournable et inévitable. Elle s’avance masquée, derrière la persona de Télémaque dans Meadowlands (1996), sous un loup vénitien2 dans Descending Figure (1980) ou sous un masque à l’opacité transparente dans Ararat.

Il s’agira dans cet article d’étudier comment la poétique de Louise Glück  parfile3 l’enfance, milieu et temporalité pluriels dans les poèmes « Portrait » (Descending Figure, 1980) et « Faithful and Virtuous Night » (Faithful and Virtuous Night, 2014), comment l’écrire de l’enfance participe d’un geste profond de désœuvrement de l’œuvre poétique.

Le tracé de l’indéfini

De façon générale, l’enfance est chez Glück le temps d’une production négative qui œuvre à construire l’être autour d’un vide, par exemple dans le poème « Portrait »:

A child draws the outline of a body.
She draws what she can, but it is white all through,
she cannot fill in what she knows is there.
Within the unsupported line, she knows
that life is missing; she has cut
one background from another. Like a child,
she turns to her mother.

And you draw the heart
against the emptiness she has created. (Glück, 1980, 122 )

Dans sa poétique, l’enfance œuvre avec l’incisive précision du scalpel sur le temps et sur le moi présents. La ligne suspendue au vide et dans le vide cherche à tracer la silhouette d’un corps littéralement défendant qui ne souffre aucune altération (« she draws what she can, but it is white all through » (2) 4 et résiste au tracé discriminant. Le corps reste solidaire de la virginité de la page et se superpose au néant absolu que celle-ci inspire : « she knows / that life is missing » (4-5), « the emptiness she has created » (9). Paradoxalement, le tracé oscille entre le tranchant de la ligne (« she has cut / one background from another » (5-6)) et l’échec de cette dernière à définir et à dessiner le pourtour d’une quelconque unité. Le tracé de la fillette tente de séparer deux espaces sans jamais pouvoir les dissocier l’un de l’autre; c’est à la fois une ligne flottante (« unsupported » (4)) mais aiguisée comme une lame (« she has cut » (5)).

L’enfance est, chez Glück, la forme qui ne peut se désolidariser du fond, elle correspond à une temporalité qui ne peut être ni contenue ni retenue par le tracé d’une ligne. Ce qui la constitue est à la fois ce qui la destitue : l’innocence et la nature même de l’enfance sont remises en question dans un toujours-déjà5 : le tracé du dessin dé-signe son origine, il en défait la signature. Le signataire est par le même geste convoqué et effacé dans la blancheur de la page, rendant l’objet et le sujet du portrait indistincts car indéfinis. Une telle indistinction graphique et plastique se matérialise par ailleurs dans la conjonction « like » dans le vers « like a child, / she turns to her mother » (6-7). Cette expression suppose un comportement typique ainsi qu’un regard propre à l’enfance que l’écriture de Glück déjoue tout en les formulant. La comparaison désigne le décalage entre l’essence6 de l’enfance et l’image fantasmée qu’en a l’adulte écrivant : en faisant se tourner l’enfant vers sa mère à la manière d’une ou comme une enfant, c’est précisément l’enfance qui est niée à la fillette, désignée par la troisième personne du singulier et est accompagnée de l’article indéfini (« a child » (1), « like a child » (6)). Ce déterminant semble suivre le dessin du crayon sur le papier : jamais le groupe nominal ne se démarquera du fond, jamais il ne prendra forme sur la page de tout le recueil Descending Figure. Jamais il ne sera précédé du déterminant défini.

Comme le tracé de l’enfant au crayon, le geste de l’écriture transforme l’enfance en un pur fantasme. Par ailleurs, le recours au terme « like » dans « like a child » (plutôt que « as » par exemple, « as a child ») désigne l’être en négatif, tout contre la virginité d’une page dont il ne peut paradoxalement se défaire (« she has cut / one background from another » (5-6)). Cela rappelle les propos de la poète parlant de son enfance dans Proofs and Theories :

It seems sometimes very strange to me, that image of a child so wholly bent on a vocation. So ambitious. The nature of that ambition, of literary ambition, seems to me a subject too large for this occasion. [. . .] Then, as now, my thought tended to define itself in opposition; what remains characteristic now was in those days the single characteristic. I couldn’t say what I was, what I wanted, in any day to day, practical way. What I could say was no: the way I saw to separate myself, to establish a self with clear boundaries, was to oppose myself to the declared desire of others, utilizing their wills to give shape to my own. (Glück, 1994, 10)

L’écriture de Louise Glück travaille si bien cette négation absolue biographique, « what I could say was no », que sur la page, les frontières se font poreuses entre le moi et l’autre : le premier se trouve défiguré. Dans « Portrait », la troisième personne du singulier « her mother » (7) passe à travers le filtre de l’interstrophe qui l’altère et la transforme en deuxième personne :

she turns to her mother.

And you draw the heart
against the emptiness she has created (7-9).

Le glissement de la troisième personne (« her mother ») à la deuxième personne du singulier inverse les rôles : alors dans une position d’observateur, le lecteur se voit convoqué dans le poème et finit par devenir acteur (« and you draw » (8)). Cependant, la même deuxième personne peut également référer à la figure du poète en train de s’autodésigner, crayon en main, se révélant sous le masque de la mère. Celle-ci dessine sur la page le symbole simpliste du désir (« the heart » (8)) que l’enfant – qu’elle-même aurait pu être – vient de préparer (« the emptiness she has created » (9)).

Selon Émile Benveniste, la troisième personne du singulier serait la personne « absente » du discours et s’inscrirait hors de la relation personnelle entre la première et la deuxième personne, la « non-personne7 ». Le recours à la troisième personne et à l’article indéfini (« a child » (1; 6); « a body » (1)) contribue à faire de ces entités des fragments éclatés, des « non-personnes » que le creux de l’interstrophe cristallise en une deuxième personne (« you » (8)).

Le portrait de l’artiste est ainsi doublement réflexif de par la négativité de son écriture : la dimension métapoétique du texte donne l’illusion d’un portrait en train de se dessiner et de s’écrire sous les yeux du lecteur. Néanmoins, l’on pourrait également croire que le portrait est en train de se défaire. En effet, l’écriture peine à se soutenir elle-même (« within the unsupported line, she knows / that life is missing » (4-5)) et tente de prendre littéralement corps : « and you draw the heart / against the emptiness she has created » (8-9).

L’articulation entre le corps du poème et le distique final constitue un kairos, instant crucial où se joue l’écriture, instant par lequel il devient temps d’écrire. Cependant, l’interstrophe constitue également le lieu d’une désarticulation marquée par le verbe « turn to » et par la virgule en fin de vers, « she turns to her mother, ». Ceux-ci font subir à la voix une torsion, une défiguration à travers l’interstrophe : elle passe des deux troisièmes personnes ou non-personnes (« she » et « her mother ») à l’unique deuxième personne, « you », sujet écrivant, « and you draw the heart » (8) 8, ou en d’autres termes le je qui jamais ne se dit. Le portrait est celui d’un moi poétique s’avançant sous les masques de la mère et de l’enfant, tu et englouti dans le blanc de la page de dessin et qui, pourtant, fait surface dans le vide de l’interstrophe pour devenir le signe de l’intime, tracé noir sur blanc : « and you draw the heart / against the emptiness she has created » (8-9). Dans ces deux derniers vers, le portrait que constitue le poème n’est qu’esquissé. L’écriture désigne du doigt le masque que l’enfant porte à travers l’article indéfini, et de la pointe de son crayon, l’artiste signale le désœuvrement qui conditionne pourtant l’œuvre à faire.

Le désoeuvrement à l’oeuvre

Dans le poème « Faithful and Virtuous Night » extrait du recueil du même titre (Glück, 2014, 8-17) et dernière publication en date de la poète, l’enfance est métaphorisée en un « milieu interminable » et polysémique. Ce milieu constitue non seulement « l’espace matériel dans lequel un corps est placé » (Littré) où évolue un être – ici en l’occurrence l’enfant – mais aussi le milieu d’un cercle. Dans ce poème, le milieu est absent car ce dernier ne cesse de se distendre et de se dilater, étant « interminable » :

Then, suddenly, I was alone.

Perhaps the occupation of a very young child
is to observe and listen:

In that sense, everyone was occupied—
I listened to the various sounds of the birds we fed,
the tribes of the insects hatching, the small ones
creeping along the windowsill, and overhead
my aunt’s sewing machine drilling
holes in a pile of dresses—

restless, are you restless?
Are you waiting for day to end, for your brother to return to his book?
For night to return, faithful, virtuous,
repairing, briefly, the schism between
you and your parents?

This did not, of course, happen immediately.
Meanwhile, there was my birthday;
somehow the luminous outset became
the interminable middle. (56-73)

L’enfance travaille le moi poétique au corps tout comme, à l’étage supérieur, la tante défait son ouvrage et découd les robes9 (« overhead / my aunt’s sewing machine / drilling holes in piles of dresses— » (62-64)). Pénélope mécanique, la tante « troue » littéralement l’ouvrage tissé la journée précédente de façon moins subtile et manuelle que l’archétype grec. Le bruit inhumain de la machine à coudre se veut une tentative – sans doute vaine – pour la persona de recoller les morceaux d’une vie qui, à peine commencée, s’avère déjà fissurée, à l’image du vide du ciel se déployant dans le même poème (« the day had become unstable. / Fissures had appeared in the broad blue » (93-94)). Ces mêmes fissures sont traduites de façon sonore, visuelle et sémantique à travers le geste de la tante – que l’on peut étrangement lire en français comme l’attente –, geste de réparation et de création qui, pourtant, perce le tissu des vêtements. Le tiret cadratin élance l’aiguille dans le vide de la page en fin de strophe (« holes in a pile of dresses— » 64), lequel rature et troue la texture du poème. De telles scarifications persistent et continuent de lacérer le texte à travers la récurrence du même signe : « the sounds, in this case, of the sewing room, like a drill, but very far away— » (125-126).

Contrairement à la ligne qui essaie vainement de trancher la forme du fond dans « Portrait », l’aiguille, représentée typographiquement par le tiret cadratin du vers 64, sectionne le tissu du texte : tout d’abord, ce signe de ponctuation constitue la traduction typographique des assonances en / s / , en / z / et des rimes en / es / ( « holes in a pile of dresses— /  / restless, are you restless10? » (64-65)), sifflantes que l’on entend également dans le terme « schism » des vers « the schism between / you and your parents » (68-69). Finalement, étirée par le son et par le trait, la déchirure des vêtements coïncide pour l’enfant avec l’attente et la tante : attente du retour d’un même qui ne reviendra pas (« restless, are you restless ? / Are you waiting for day to end, for your brother to return to his book? / For night to return, faithful, virtuous? » (65-67)); blessure que constitue la proximité de la tante, substitut du couple parental disparu :

When not preoccupied with the world
I drew pictures of my mother
for which my aunt posed,
holding, at my request,
a twig from a sycamore.

[. . .]
Of course, in a certain sense I was not empty-handed:
I had my colored pencils.
In another sense, that is my point:
I had accepted substitutes. (195-199; 214-217)

L’écriture glückienne tisse les fils conducteurs de la perte, depuis l’aiguille qui perce le tissu de l’enfance jusqu’au tracé du crayon de « Portrait » (crayon que l’on retrouve dans « Faithful and Virtuous Night » : « I had my colored pencils » (215)). Tous façonnent des représentations mimétiques et substituts vains de ce qui a été perdu (ici, plus précisément, la mère, « how deep it goes, this soul, / like a child in a department store, / seeking its mother— » (204-206)). La tante figure également une attente active que l’on pourrait qualifier de positivement négative : cette Pénélope sans visage est une projection du désœuvrement de l’enfant, incapable de lire et de parler (dans la strophe suivante, la persona explique : « I picked up My First Reader, which appeared to be / a story about two children—I could not read the words » (76-77); « how quiet you are, my aunt said. /  / It was true— / sounds weren’t coming out of my mouth » (134-136)). La machine à coudre de la tante se fait l’avatar extérieur d’un manque à être de l’enfant, prisme complexe à travers duquel s’opère  la transformation du monde.

Une passivité active

À l’instar de la voix de « Portrait », celle de « Faithful and Virtuous Night » trace les contours d’un corps dont le centre de gravité a disparu au stade précoce de l’esquisse (187-194) :

I was content with my brooding.
I spent my days with the colored pencils
(I soon used the darker colors)
though what I saw, as I told my aunt,
was less a factual account of the world
than a vision of its transformation
subsequent to passage through the void of myself.

Something, I said, like the world in spring. (187-194)

À travers le mutisme et l’incapacité de l’enfant à lire, le poème œuvre à désœuvrer l’enfance. En effet, ce que la voix poétique nomme « the void of myself » cristallise le résultat d’un tel désœuvrement : l’enfant fait l’expérience de la privation à travers la création artistique. La passivité active par laquelle l’enfant substitue le geste du dessin à la parole – étant dans l’incapacité de s’exprimer – désigne le procédé d’écriture par lequel l’écrivain se voit privé de sa subjectivité. Impuissante à dire le deuil de la mère, la voix essaie de re-présenter ce qu’elle voit par un procédé qui ne peut plus être mimétique « a vision of its transformation ». Tout comme le tranchant aiguisé du crayon dans « Portrait » qui ne parvient à défaire le corps de la page blanche envahissante et à représenter le corps, la tentative de représentation du réel de « Faithful and Virtuous Night » échoue, ce qu’atteste l’approximation du vers isolé : « something, I said, like the world in spring » (194).

L’enfant devient malgré lui témoin et prisonnier de son propre mutisme, incapable de lire, il est restreint à observer et à écouter (« perhaps the occupation of a very young child / is to observe and listen: » (57-58)). Néanmoins, une telle passivité finit par figurer une attente hyperactive (« restless, are you restless? » (65)) et fait du silence son mode d’expression. Le mot lui-même, « silence » (127), arrive en retard, dans l’après-coup du traumatisme qui survient bien plus tôt dans le poème :

Picture if you will a day in spring.
A harmless day: my birthday.
[. . .]
Then suddenly I was alone. (45-46; 56)

Le drame surgit à l’insu du lecteur et de la persona, le choc n’est jamais déclaré et est toujours nié (« a harmless day: my birthday » (46)). Le lien entre cause et conséquence n’est jamais clairement tracé, comme le prouvent les vers suivants :

Perhaps the occupation of a very young child
is to observe and listen:

In that sense, everyone was occupied— (57-59)

La violence avec laquelle l’enfant subit le silence est neutralisée car rationalisée, normalisée sans que la voix poétique y croie jamais véritablement, un doute que les expressions « perhaps » et « in that sense » appuient. Le silence devient un élément constitutif de la passivité active de l’enfance. Il n’est alors plus une simple négation de la parole et demeure en deçà du langage, dans le revers du texte.

Un entre-deux

La poétique de Glück trace les contours de l’être autour d’un vide. Tout comme l’enfant de « Portrait », la ligne flottante délimite un espace plein d’un vide à l’intérieur duquel gravite un moi en latence. Dans « Faithful and Virtuous Night », l’enfant est représenté dans le deuil d’une époque révolue qu’il espère retrouver un jour, cette fameuse nuit, fidèle et vertueuse, qui est aussi celle de la lecture :

At the time of which I’m speaking,
my brother was reading a book he called
the faithful and virtuous night.
Was this the night in which we read, in which I lay awake?
No—it was a night long ago, a lake of darkness in which
a stone appeared, and on the stone
a sword growing.
[. . .]
Are you waiting for day to end, for your brother to return to his book?
For night to return, faithful, virtuous,
repairing, briefly, the schism between
you and your parents? (26-32; 65-69)

La nuit est non seulement le temps de la lecture clandestine, de l’interdit, mais elle relève également de l’espace mythologique, passage vers un monde révolu que l’enfant invoque dans l’espoir de combler la perte. La voix du poème est seulement témoin de l’acte de lecture, elle n’est pas actrice de cet acte, tout comme elle ne l’était pas dans la première strophe (et dans la majorité du poème) de « Portrait ».

L’enfant s’avère coincé dans un entre-deux, dans l’attente d’une épiphanie, de la réparation d’un traumatisme (« repairing, briefly, the schism between / you and your parents » 68-69) et dans le souvenir d’un temps chéri, « the faithful and virtuous night », pli dans la psyché de l’enfant. Il s’agit non seulement de la nuit passée et chérie, mais également de celle dans laquelle il se projette et qu’il espère retrouver. L’écriture glückienne fait de l’enfance une modalité de l’être en devenir, un portrait creusé dans le négatif de l’attente et de la réminiscence. Le poème en prose « Theory of Memory » qui suit « Faithful and Virtuous Night » rend cela explicite :

Great things, she said, are ahead of you, or perhaps behind you; it is difficult to be sure. And yet, she added, what is the difference? Right now, you are a child holding hands with a fortune-teller. All the rest is hypothesis and dream. (Glück, 2014, 18)

La nuit fidèle et vertueuse, métonymique de l’enfance, constitue à la fois le poème et le rêve, le poème rêvé et le rêve du poème. L’enfant est ici représenté comme un être neutre, entre la projection d’un à venir et le souvenir d’un passé fantasmé dont l’existence est définie par la seule certitude d’appartenir à l’instant présent : « you are a child holding hands with a fortune teller ».

L’enfant est prisonnier d’une dichotomie que la voix poétique exprime dans des termes qui ne sont pas sans rappeler la division que fait Nietzsche dans le gai Savoir (Nietzsche, 1956) entre les hommes qui gémissent sur les malheurs de la vie et ceux qui se résignent gaiement :

It had occured to me that all human beings are divided
into those who wish to move forward
and those who wish to go back.
Or you could say, those who wish to keep moving
and those who want to be stopped in their tracks
as by the blazing sword. (165-170)

La résignation gaie nietzschéenne ne va pas jusqu’au désir conscient de l’éternel retour de la vie avec ses terreurs. Néanmoins le poème s’achève sur le constat que l’existence est composée de morts et de renaissances perpétuelles :

Indeed, there are infinite endings.
Or perhaps, once one begins,
there are only endings. (226-228)

L’inconscient du texte finit par faire surface dans la modalité de ce « perhaps », dans lequel on peut voir les raisons pour lesquelles l’enfant fouille la douleur jusqu’au silence profond : pour y trouver la pulsion de vie, ce qui s’opposera à la pulsion de mort (todestrieb11) désignée par l’expression « those who want to be stopped » (169), une immersion exprimée dans les vers suivants :

How deep it goes, this soul,
like a child in a department store,
seeking is mother

Perhaps it is like a diver
with only enough air in his tank
to explore the depths for a few minutes or so—
then the lungs send him back.
But something I was sure, opposed the lungs,
possibly a death wish— (204-212)

L’enfant va jusqu’à souhaiter le retour de la nuit fidèle et vertueuse, celle-là même où apparaît le glaive sur le rocher (« no— it was a night long ago, a lake of darkness in which / a stone appeared, and on the stone / a sword growing » (30-32)), glaive végétalisé, poussant sur le rocher à la manière d’une plante (« growing » (32)). Le glaive se confond avec l’image de l’arbre dans les vers 176-177, « I suppose I can simply wait to be interrupted / as in my parents’ case by a large tree— », où le verbe « interrupted » fait lui aussi mine de banaliser le traumatisme de la perte.

L’épuisement et l’inépuisable

L’enfance est représentée comme une construction de soi à travers l’expérience de la perte et du renoncement, la prise de conscience d’une solitude fondamentale (« then, suddenly, I was alone » (56)). Dans « Midnight » de Faithful and Virtuous Night (Glück, (36)), la même persona d’enfant rapporte : « you boys are spent, my aunt said, / as though our whole childhood had about it / an exhausted quality » (62-64). L’exténuation, le « dégonflement » de l’enfance comme aurait pu la qualifier André Gide12 (Gide, 1977, 141) est symptomatique d’une énergie vitale qui, au lieu d’être insufflée dans l’être, est exhalée hors de lui par le travail poétique. Ce « dégonflement » est semblable à l’expérience de la fatigue dans le corps telle que Roland Barthes la définit dans son Cours sur le Neutre. Le sémiologue explique la fatigue à partir de son étymologie (le terme vient du latin fatigo qui signifie « faire crever des chevaux »), avant de la mettre en relation avec l’expression utilisée par Gide :

On remarque bien l’image crevée par coup ou pression, à la suite de quoi il y a un dégonflement lent et progressif, une plénitude qui se vide, une tension de paroi qui se relâche. C’est ça qu’il y a dans la fatigue. Et l’image topique de la fatigue, ce serait celle du pneu crevé qui se dégonfle. C’est exactement ce que disait Gide vieux : « je suis un pneu qui se dégonfle ». Dans l’image même il y a une idée durative. Un pneu qui se dégonfle met longtemps à se dégonfler. C’est-à-dire, en étant fatigué, je ne cesse de pencher, de m’affaisser, de me dégonfler, je ne cesse de me vider. Et c’est là [une] chose très importante : l’infini paradoxal de la fatigue. La fatigue désigne le processus infini de la fin. Je n’en finis pas de finir : c’est ça, la fatigue. (Barthes, 1978, 42)

Or, cette même fatigue, c’est-à-dire l’expérience de l’infini dans le corps, marque l’enfance du sceau de l’épuisement et de l’inépuisable. La voix de l’enfance porte en elle une disparition paradoxalement inchoative, infinie et inexténuable : « our whole childhood had about it / an exhausted quality » (63-64).

L’enfance est systématiquement représentée comme déjà entamée et ruinée, à l’image des robes trouées par la machine à coudre, dans le contrecoup d’une écriture qui se laisse lire, presque trop bien lire à travers la transparence d’une langue et de paroles déjà parlées, voire usées jusqu’à la fibre. Or, c’est justement parce que la langue n’offre aucune résistance que l’écriture poétique la ruine mieux encore, qu’elle parvient à la faire revenir sur elle-même. L’enfance est ce mouvement, ou plutôt ce geste, par lequel la voix poétique dit le vide de sa langue, le retrait de la personne de l’écriture. L’enfance est une modalité de l’épuisement (« an exhausted quality ») du sujet écrivant, qui en écrivant s’épuise, et épuise son écriture dans l’horizontalité de vers de plus en plus longs. De plus, la respiration s’étire dans la matérialité des longs tirets cadratin s’efforçant de suspendre le sens et de garder le silence dans leur noirceur :

As to the mystery of my silence:
I remained puzzled
less by my soul’s retreat than
by its return, since it returned empty-handed—

How deep it goes, this soul,
like a child in a department store,
seeking its mother—

Perhaps it is like a diver
with only enough air in his tank
to explore the depths for a few minutes or so—
then the lungs send him back.

But something I was sure, opposed the lungs,
possibly a death wish—
(I use the word soul as a compromise). (200-213)

Ces tirets cadratin peuvent être lus comme des ratures, blessures dans la chair du mot ou encore comme des signes de projection de l’ailleurs du mot dans le vide de la page blanche. Ils jettent le signifiant et le vers qui les précèdent tout entiers dans le silence qui les appelle. De la même manière, le désir de mort vient contrecarrer l’instinct de survie de l’enfant – dont la métonymie est reprise par les poumons, « the lungs » –, étroitement lié au retour de la parole. La parole se retourne doublement sur elle-même puisque le poème s’ouvre sur une célébration de la parole (1-4) avant de sombrer dans le silence :

My story begins very simply: I could speak and I was happy.
Or: I could speak, thus I was happy.
Or: I was happy, thus speaking.
I was like a bright light passing through a dark room.

Après avoir retourné avec jouissance l’acception « I could speak » et « thus speaking » dans tous les sens, après avoir inversé condition et résultat, nécessité et satisfaction, le verdict demeure sans équivoque : le bonheur pour l’enfant est lié à l’usage de la parole, ce qui semble logique dans la perspective lyrique et moderne d’une première personne qui parle. Néanmoins, lorsque la parole cesse, un véritable traumatisme se produit :

You have no idea how shocking it is
to a small child when
something continuous stops.
The sounds, in this case, of the sewing room,
like a drill, but very far away—
Vanished. Silence was everywhere.
And then, in the silence, footsteps.
And then we were all together, my aunt and my brother. (122-129)

L’anniversaire de l’enfant est utilisé comme métonymie et comme mise en scène de la mise à mort de l’infans, rendue nécessaire pour que l’homme puisse parler.

Le mutisme passé sous silence

Paradoxalement, l’écriture passe sous silence le traumatisme d’un mutisme inchoatif et pourtant toujours-déjà là, en le rendant lisible, presque visible : « Vanished. Silence was everywhere / And then, in the silence, footsteps13 » (127-128). Au lieu de donner le silence à lire à travers un procédé mimétique d’économie du langage ou à travers son amenuisement, la voix poétique fait de l’apparition du silence non pas le contraire d’un bouleversement, mais l’envers d’un bouleversement. Le silence est cousu dans le pli du texte, formant une sorte de dépression brutale, un quelque chose qui s’approche de l’impensable, de l’inconcevable (122-129). Glück fait ainsi du silence non pas un signe, mais l’envers du signe, ce qui surgit dans l’ombre de celui-ci sans jamais se dévoiler, sans jamais se définir, tout en s’imposant (« silence was everywhere »). En cela, ce dernier est semblable au corps qui jamais ne se détache de la page blanche dans « Portrait » et surgit de la même manière que l’épée surgit sur le rocher ou l’arbre. C’est là un signe de mauvais augure récurrent dans le recueil « the tree that confronted my parents14 »  ou encore dans ce poème-ci :

Having finally begun, how does one stop?
I suppose I can simply wait to be interrupted
as in my parents’ case by a large tree— (175-177)

Le surgissement du silence perce le tissu du texte de différentes manières : de façon inhumaine à travers le bras de la machine à coudre qui a totalement perdu sa fonction réparatrice pour devenir engin destructeur (« a drill » (126)) ou textuelle via les tirets cadratin récurrents, autant de blessures lancinantes infligées au corps du texte. La violence que déploie à coups saccadés la métaphore de la perceuse (« drilling / holes » (124-125); « a drill » (126)) transforme le punctum15 minutieux en une entreprise massive de démolition du fantasme de l’infans. La brièveté des pas (« footsteps » (128)) ponctue et pique brièvement le silence à la manière de l’aiguille de la machine à coudre tout en s’opposant aux tirets qui raturent et font durer la douleur. Tel qu’il se produit dans le tissu du poème et dans la psyché de la persona, le punctum perce l’enfance, minée et menacée par un quelque chose qui n’est déjà plus et qui n’a finalement jamais été :

If I could speak, what would I have said?
I think I would have said
goodbye, because in some sense
it was goodbye— (153-56)

La voix poétique semble enfoncer la porte ouverte selon laquelle il faudrait toujours faire le deuil de quelque chose, d’une enfance fantasmée pour grandir, ou encore que pleine de toutes les attentes et de tous les désirs de chacun, cette enfance doit être dégonflée, vidée de tous ses fantasmes comme à l’aide d’une aiguille afin que l’enfant puisse devenir adulte :

And so time passed: I became
a boy like my brother, later
a man. (221-223)

L’écriture de Louise Glück procède d’une structure apophatique en ce qu’elle définit et nie le traumatisme d’un même geste. La voix de la persona noie le silence de l’enfance dans le flot d’une parole poétique qui refuse de s’arrêter sur le traumatisme, continue de se déployer jusqu’à nier l’absolu de la mort. La parole ne bute pas sur le silence, elle ne cesse de le raturer par des tirets cadratin, de le coudre à la surface d’une langue qui ne demande qu’à être lue. Cependant, la tisseuse grecque étant transformée par la poète en horrible perceuse mécanique, l’ouvrage se défait de lui-même par le milieu, depuis son centre sans cesse élargi, « the interminable middle » (73), un trou qui s’étend jusque dans les marges du genre poétique pour en envahir un autre et pour finalement prendre la forme des nombreux poèmes en prose du recueil Faithful and Virtuous Night. L’écriture de Glück fait de l’enfance une modalité du désœuvrement, une passivité active qui, à travers son silence caractéristique et caractérisé, œuvre à défaire l’être par le milieu pour mieux dessiner la figure du poète, témoin de ce qui arrive en dépit de sa volonté et dont la voix réfute la subjectivité de la première personne à travers une frénétique tentative de parler.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Olivier, Marie. 2015. « L’enfance ou le désœuvrement à l’œuvre dans deux poèmes de Louise Glück », Postures, Dossier « L’enfance à l’œuvre », n° 21, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/olivier-21 > (Consulté le xx / xx / xxxx)