Cette enfance que j’ai encore. Que j’aurai toujours

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Cette manière de conjuguer l’enfance au présent1 nous la donne comme une présence à soi en soi, un « avoir » qui est aussi l’avoir-lieu d’un temps perdu retrouvé : avenir de la mémoire. Duras ne dit pas « cette enfance que j’ai eue », elle dit l’enfance irréductible au passé; inachevable, interminable. En cela elle parle aussi de nous, de notre enfance, de sa texture pérenne qui fait nos voix, nos corps désirants et souffrants.

Nous avons l’enfance tenace, et dans ce qui s’est oublié ou transfiguré, quelque chose insiste que Freud appelait, pour en dire l’inaltérable, l’infantile. Qu’est-ce dire ? D’abord la prégnance du principe de plaisir qui cherche au-delà de sa satisfaction provisoire ce qui pourrait enfin rejoindre le rien d’où je suis venu : se balancer, sauter, être porté, creuser, se cacher, resurgir, être bercé, s’enfouir, ces motions d’enfance ont laissé sur mon corps les traces qui creusent une érotique complexe où mon sexe, ma sexuation, trouve sa grammaire et ses noms. À la différence du mémorable et du souvenir d’enfance, l’infantile désigne cette intensité d’investissement, zone d’ombre et de silence qui entoure les souvenirs et en fait saillir les contours (dans les souvenirs-écrans) : revers du mémorable, non disponible à une remémoration spontanée. On comprend qu’il puisse être au service de la création des formes et des représentations, de la sublimation en tant qu’elle crée un objet inédit… à retrouver.

L’infantile, dira encore Freud, partage ce caractère d’indestructibilité avec tous les actes psychiques inconscients. « Ceux-ci sont des voies frayées une fois pour toutes, qui ne sont jamais désertées [...]; il n’y a pour eux d’autre sorte d’anéantissement que pour les ombres du monde souterrain dans L’Odyssée, qui s’éveillent à une vie nouvelle dès qu’elles ont bu du sang » (2003, 607). Si l’enfance est l’âge de la magie et des mythes, c’est aussi celui de la théorie, des fureurs et féeries qui projettent dans le monde les images du corps : l’exploration du sadisme y est inséparable du masochisme et de l’angoisse du morcellement. L’infantile comme l’inconscient « a affaire au mal ». Mais c’est d’abord au mal dire et au mal voir que l’enfant se mesure. Devant l’énigme de son existence, l’enfant est « un chercheur trompé » (Gribinsky, 1987, 15), captivé par la différence sexuelle dont il aspire à trouver la concordance. Mais la pulsion, inconnaissable sauf par ses représentants et ses représentations, lui reste inconnue. Ce trou dans le savoir, ce piège, cette inconnue d’une équation qu’il ne saurait écrire, fait de l’enfant un théoricien égaré dans la construction d’un « rapport sexuel » dont il fera sa croyance. C’est l’avenir de ce savoir qui fait nos recherches éperdues. « Il n’y a pas de rapport sexuel », aura dit Lacan pour rouvrir cette croyance infantile sur la faille incomblable de la différence des sexes2. Par cette formule, il donne à entendre non pas l’absence de relations sexuelles, mais l’impossibilité d’en écrire le rapport d’application logique. Autrement dit, les fantasmes d’un sexe à l’autre ne sont ni réciproques ni complémentaires ni les mêmes; ils en passent par le détour de la castration et du signifiant où le corps et sa jouissance sont impliqués.

L’égarement de l’enfant n’en est pas moins un savoir. Ce que Freud appelle très tôt, dans les Études sur l’hystérie, le « savoir insu », est ce savoir dont ne dispose pas le sujet conscient mais qui oriente et détermine ses actes et sa jouissance. C’est un savoir en ce que le sujet est conduit malgré tous les détours vers la réalisation de son désir inconscient. Ce savoir insu nous vient directement de l’enfance; il est à la fois pour chacun de nous le plus intime et le plus étranger parce qu'il commande, organise nos répétitions, le retour des jouissances les plus archaïques, notre style, notre confiance ou méfiance envers le réel. L’acte manqué, la compulsion de répétition, le retour insistant des objets de désirs apparentés nous rappellent à son existence.

L’enfant veut savoir, il est taraudé par une énigme qu’il éprouve davantage qu’il ne la formule. Cela passe par tous les Pourquoi ? qu’il adresse à l’adulte et qui témoignent moins d’une avidité de connaître la raison des choses, qu’ils ne sont une mise à l’épreuve de sa place à lui, l’enfant; un « pourquoi est-ce que tu me dis ça ? », un pourquoi sans fond, qui interroge le désir de l’adulte comme cause du monde. Cette énigme est celle de son existence : D’où est-ce que je viens ? Qu’est-ce qu’un rapport sexuel de mes parents, quels liens ai-je avec ce rapport ? Où étais-je avant ce rapport ? Dans quel temps d’avant le temps ? L’enfant ne veut pas savoir consciemment tout ça (d’ailleurs aucune réponse si juste soit-elle ne pourra le satisfaire). Parce que ce que l’enfant sait déjà, avant de savoir, c’est qu’il y a un manque à savoir, qui le pousse à chercher, comme il a poussé hors du monde le néant précédant sa venue.

Devant la demande maternelle qui ouvre un gouffre où l’enfant est appelé, le corps infantile prend sa signification phallique de s’éprouver être ce qui manque à la mère. L’unité corporelle n’est pas donnée d’emblée; et l’enfance est aussi ce temps logique, mythique de l’avènement d’un corps appréhendable parce qu’il est aperçu comme un autre. Le moi est d’abord corporel. L’image de « moi » surgit dans le miroir avant que le corps n’ait trouvé sa coordination, et m’accorde une consistance unifiée qui couvre et révèle la violence pulsionnelle où je suis, cherchant mes contours dans les battements d’une présence/absence où la Mère s’envisage.

Et après? Au bord de cette tentation incestueuse, l’enfant entrevoit enfin ce qui, pour la Mère, au-delà de lui, est le désirable dont il capte les noms. Car la Mère est d’abord l’enjeu d’une violence effective du réel et de mon pouvoir sur lui. Et c’est dans cette puissance ou impuissance à l’atteindre, Elle, que je pourrai prendre (boire et manger) les noms de son absence à moi qu’elle dissémine dans le monde, et qui composent ce que Michèle Montrelay appelait si justement « le champ flottant des signifiants » (1977). Ces débris d’Elle sont comme les perles ou les grenouilles, les baumes ou les plaies qui sortent de la bouche des fées au dessus des  berceaux: ce sont les matériaux premiers du destin qui nomment le désir de celle qui les prononce et me désigne du coup le bord de ma disparition. C’est en cela seulement que ces débris — « noms-du-père » qui pointent au-delà d’Elle la part du monde désirée-désirable — tissent le voile couvrant la matrice, la bouche de l’origine qui n’est pas tant organe, qu’entame, désir. Il faudrait bien arriver à dire comment ce corps primordial est celui d’une atteinte d’avant moi, que je voudrai à mon tour entamer pour savoir que je suis. Corps premier sur lequel s’éprouvent l’aimer et le haïr, comme l’écrit Freud, où se joue le théâtre de mon acte qui est à la fois appropriation et certitude, reconnaissance de la limite dedans/dehors et de l’existence contre le néant (1988, 182).

Le Père est par avance un nom pluriel, conglomérat des fragments dont la mère désirante constelle mon assomption, et qui dit ma place dans la filiation, mais aussi, par constellation, ma place dans l’éclatement — et l’éclat — de la jouissance maternelle. Dans cette opération mystérieuse où le corps psychique trouve les noms de ce qui voile la béance, le trou, la fille semble devoir abandonner au réel la part du corps inconciliable avec ce voile signifiant. Le féminin corporel est bien cette part soustraite au signifiant, et rejoint ce qui, dans toute parole, ouvre sur le réel. Le féminin est cette part sans nom, béant dans le corps de la Mère; qui n’est pas Elle, mais ce à quoi, en Elle, je reste, garçon ou fille, livré. On comprend peut-être, à le dire ainsi, comment cette « conversion » de l’identification imaginaire — identification au manque de la Mère qui n’est pas manque d’organe mais manque à être toute-mère, trou par où la Mère fuit —; que cette conversion, donc, qui fait passer l’enfant d’une identification au trou dont il se veut le plein, à une identification symbolique, autant dire à ce qui décomplète la Mère, et dont les noms représentent l’objet de son désir, n’opère pas de la même manière pour le garçon et pour la fille.

Si le patriarcat n’a existé qu’en fonction du féminin dont chaque enfant reçoit la révélation traumatique au commencement du monde, sa destitution qui a libéré la voie et la voix de cette part de jouissance jusque-là retranchée, refoulée, n’est pas sans ressusciter l’angoisse qui nous a fait surgir et entrer dans la parole. Angoisse qu’il faut désormais soutenir non plus tant à l’encontre d’un patriarcat manifestement neutralisé, mais à l’encontre d’un ressac de la toute-puissance maternelle dont nous sommes les éternels endeuillés. Car le maternel dont nous avons dû faire le deuil pour venir à la rencontre des noms de son désir ne peut que nous reconduire à la tentation de l’inceste comme à ce qui nous sauverait du désir et du sexe des femmes. Soutenir l’angoisse du féminin, que l’on soit homme ou femme — et il n’est pas dit que cette angoisse soit moins grande pour une femme —, venir au devant de cet inassignable d’où nous parlons et désirons est sans doute ce qui nous rappelle au plus vif de l’infantile où s’est joué l’épreuve indépassable de notre incomplétude. Duras le savait, qui a écrit : « L’homme et la femme sont absolument irréconciliables et c’est cette tentative impossible qui fait la grandeur de la tentative, sa splendeur et son immensité. Et c’est de cela que je serai constamment — et pour toujours, et que j’ai toujours été  — inconsolable » (2014, 54).

 

Bibliographie

Blot-Labarrère, Christiane. 1992. Marguerite Duras, Paris: Seuil, coll. « Les contemporains », 318 p. 

Duras, Marguerite. 2014 [1981]. Le livre dit. Entretiens de Duras filme [1981], Paris : Gallimard, 240 p.

Freud, Sigmund. 1988. « Pulsion et destins des pulsions », Œuvres complètes XIII. 1914-1915, Paris : PUF, p. 161-185.

_____. 2003 [1900]. L’Interprétation du rêve. Paris : PUF, 758 p.

Gribinski, Michel. 1987. « Préface », S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris : Gallimard, 1987, p. 9-20.

Montrelay, Michèle. 1977. L’Ombre et le nom. Sur la féminité, Paris : Minuit, 164 p.

Pour citer cet article: 

Cliche, Anne Élaine. 2015. « Cette enfance que j'ai encore. Que j'aurai toujours. », Postures, Dossier « l'enfance à l'œuvre », n°21, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/cliche-21 > (Consulté le xx / xx / xxxx)