Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu’il soit advenu.
Marguerite Duras, La Maladie de la mort
Si le deuil est en soi une épreuve douloureuse, l’écrire peut être aussi, sinon plus éprouvant. En effet, transcrire cette peine est un exercice difficile en ce qu’il implique pour le sujet de rationaliser la douleur qui en découle, de concrétiser des sentiments pénibles à mettre en mots. C’est en ce sens que l’écriture du deuil est traversée par différentes formes : perdre quelqu’un dans la mort, par un départ, un conflit ou un rejet génère différentes émotions qui à leur tour se voient transposées diversement dans le récit, transformant l’écriture en un geste qui catalyse la souffrance. Toutefois, il semble que, peu importe les modalités d’écriture par lesquelles il est évoqué, le deuil demeure un travail sur soi - c’est-à-dire un processus qui demande au sujet de gérer cette perte.
La psychanalyste Anne Dufourmantelle, dans l’ouvrage En cas d’amour : Psychopathologie de la vie amoureuse, raconte l’histoire de Mina Tauher. Cette femme entre dans le bureau de Dufourmantelle avec une demande qui lui paraît bien simple : « Je voudrais que vous me débarrassiez de l’amour. » (Dufourmantelle, 2011, 11) L’homme qu’elle aimait l’a quittée vingt-cinq ans plus tôt, mais elle ne s’en remet pas, elle a « construit [s]a vie pour que jamais cette douleur ne puisse revenir », parce que « c’est de l’amour dont [elle] [a] peur » (15-16). Cette courte anecdote permet à Dufourmantelle d’entamer une réflexion sur l’amour, plus précisément « de penser [à] ce qui nous fait répéter le même scénario et souffrir en boucle des mêmes maux d’amour » (Quatrième de couverture). Le discours de Mina Tauher, puisqu’il nous semble emblématique de celui de la rupture amoureuse, se pose comme le point de départ à partir duquel nous pouvons aborder la répétition dans le deuil amoureux. Ainsi, nous pouvons penser celui-ci comme un événement qui crée une communauté, celle des cœurs brisés, dont les histoires singulières dessinent en creux une manière commune de vivre et revivre le scénario de la perte. C’est à travers l’œuvre Douleur exquise de l’artiste Sophie Calle que nous examinerons les expressions et les formes littéraires que prend la répétition, qui se présente à notre avis comme une des modalités d’écriture du deuil amoureux.
Le deuil, employé dans son sens premier, c’est-à-dire celui qui désigne la souffrance éprouvée à la suite du décès de quelqu’un, adopte plusieurs formes d’expressions littéraires. En effet, l’écriture du deuil est traversée par différents motifs : « ressassement, souvenir obsessionnel, délire, ou encore, déni, refoulement, volonté d’oublier » (Hidalgo-Bachs et Milkovitch-Rioux, 2014, X). Il nous semble que l’écriture du deuil amoureux mobilise au même titre ces attitudes dans l’imaginaire littéraire. Si cette démarche d’écriture peut être ardue, il s’agit pourtant, selon Philippe Forest, d’une des seules façons de traverser cette épreuve. Dans son texte « Sept propositions pour une poétique du deuil », il mentionne que « ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire » (Forest, 2014, 591). C’est aussi ce que soutient Olivier Ammour-Mayeur : « Le deuil doit passer par l’écriture, car le deuil, lui, ne passe pas. L’écriture devient, dès lors, le seul moyen d’en évacuer le trop-plein, la seule façon de dépasser l’assourdissant silence qui informe désormais l’existence. » (Ammour-Mayeur, 2014, 589) Le deuil et son écriture sont la tentative de donner du sens, et non un sens à l’événement de la perte.
La personne qui vit une perte, qu’elle soit dans la mort ou dans la rupture, est prise dans le paradoxe existentiel qu’engendre ensuite le processus de deuil : elle doit apprendre à oublier et tenter de survivre avec cette perte tout en ressassant les souvenirs de l’être perdu. Les écrivaines ou écrivains aux prises avec ce conflit existentiel font usage d’une certaine modalité mélancolique, qui s’opère dans l’écriture par la remise en présence de l’être perdu. Cette modalité mélancolique peut être associée à la notion de survivance, c’est-à-dire à ces traces qui reviennent, à « ce qui apparaît malgré tout » (Didi-Huberman, 2009, l’auteur souligne). En contexte littéraire, la survivance est l’état de la perte dans l’écriture d’une personne en processus de deuil, c’est-à-dire que les mots permettent au souvenir de l’individu disparu de subsister dans notre mémoire. C’est en ce sens que nous pouvons poser que cette écriture est survivance. Il est utopique de croire qu’un deuil a une fin, que le livre consacré à l’être perdu est exutoire et synonyme de guérison. Il est plutôt état. Comme le souligne Eftihia Mihelakis,
[d]ès lors qu’il s’agit de vivre avec quelqu’un, d’écrire avec lui, à partir de lui, et toujours à partir de la vie, ne serait-il pas plus juste de dire que le deuil est ce lieu où le souffle demeure et résiste pour nous dire qu’on n’est pas seul, qu’il y a quelque chose qui ne peut être de l’ordre de la conclusion ? (Mihelakis, 2014)
Écrire l’être perdu, c’est l’écrire « à partir de la vie », c’est lui permettre la survivance. Il est pourtant invraisemblable d’écrire avec quelqu’un qui n’est pas là. D’ailleurs, nous dit Barthes, « il n’y a d’absence que de l’autre; c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste » (Barthes, 1977, 19). D’où écrit-on le deuil, donc? De soi, certes, et pourtant, le deuil ne passe pas. Il reste, comme nous qui restons. Cela se traduit par une écriture du ressassement, par laquelle les mots ne trouvent jamais de sortie définitive. Ils survivent et restent en nous, au même titre que la personne disparue.
Dans Douleur exquise, Sophie Calle est celle qui reste, l’homme qui la quitte est l’être perdu. Le récit se présente comme un compte à rebours des 92 jours - la période « Avant la douleur » - qui ont menés Calle à la rupture avec son amant de l’époque, alors qu’elle se trouvait au Japon. M., l’homme en question, devait la rejoindre à New Delhi à la fin de son séjour, rencontre qui n’a finalement jamais lieu. Puis, suivent 99 récits de la peine d’autres personnes - la période « Après la douleur », des histoires à travers lesquelles Calle a voulu « épuis[er] [s]a propre histoire à force de la raconter, ou bien relativis[er] [s]a peine face à celle des autres » (DE1, quatrième de couverture). On y trouve côte à côte l’histoire de la rupture de Calle et celle de ces gens à qui elle a demandé : « Quand avez-vous le plus souffert? »
Alors qu’il s’agit du récit d’une de ses ruptures amoureuses, Calle s’exclut de son ouvrage en s’effaçant derrière des photos de paysages et d’objets, derrière les récits d’amis et d’étrangers pour déjouer ce silence créé par l’absence de l’autre, par ce blanc qui, comme on l’a vu avec Forest et Ammour-Mayer, peut difficilement s’énoncer. En convoquant l’ordinaire, le quotidien avec des photos et de courts textes, puis en se servant de récits d’autres personnes, des anecdotes de leurs propres pertes, elle cherche à contourner l’absence de l’homme et à mettre en mots sa peine par l’entremise de sa propre absence. Si, comme le souligne Isabelle Décarie, l’œuvre de Calle « s’articule autour d’objets et de lieux qui témoignent d’un manque à voir » (Décarie, 2004, 34), Douleur exquise démontre que l’absence et le vide se manifestent également de manière figurative et que le deuil amoureux prend cette forme particulière.
Le récit du deuil amoureux de Sophie Calle est distinct d’un récit sentimental traditionnel en ce qu’elle le partage par fragments : les moments « Avant la douleur » sont marqués par des clichés de son séjour au Japon et sont parfois accompagnés d’un court texte. Ils font, pour la plupart, référence à certains rituels japonais : temples de l’amour et du divorce, rituel des papiers liés aux branches des arbres, celui des statuettes bouddhistes, etc. Un rituel est littéralement une répétition : c’est un ensemble de règles, ou d’actes et de paroles qui sont fixés par la tradition et reproduits. C’est à travers ces photos que nous parcourons le chemin qui a mené à sa rupture; elles apparaissent comme des arrêts sur la douleur, rappelant la définition du mot « exquise » donnée par Calle en exergue : « Douleur vive et nettement localisée » (DE). Cette première section est également ponctuée de polaroïds d’elle-même, qui sont autant de traces temporelles qui marquent l’attente de son amoureux. Paradoxalement, ces photos ne semblent pas là pour exposer Calle, mais bien pour dévoiler l’absence de l’autre; elles rappellent qu’au moment du cliché, elle attendait celui qui l’a abandonnée. On ne voit pas Calle, mais son attente ; dès lors, elle est à la fois « partout » et « nulle part » : elle se retire de sa propre douleur en montrant des objets, des paysages, des lettres. Elle n’est là que pour raconter son deuil, toujours à partir d’autres choses ou d’autres personnes. On apprend au fil des pages que des objets sont les « responsables » de son malheur : d’abord le télégramme, qu’elle reçoit dans sa chambre d’hôtel, qui annonce que celui qu’elle nomme « M. » ne viendra pas la rejoindre, puis, le téléphone rouge dans lequel elle entend la voix de l’homme lui expliquer les raisons de la rupture. Cela semble anodin ou stéréotypé, mais on ne saurait en blâmer Calle : elle nous avertit dès les débuts du livre qu’il s’agit d’une « rupture banale », voire anecdotique : « Je suis partie du Japon le 25 octobre 1984 sans savoir que cette date marquerait le début d’un compte à rebours de quatre-vingt-douze jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j’avais vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J’ai tenu ce voyage pour responsable. » En racontant la fin de son histoire amoureuse à rebours, les moindres détails deviennent significatifs, elle leur trouve un nouveau sens. Ce temps du retour est, selon Isabelle Décarie, « […] ce que le récit rétrospectif nous permet d’accomplir pour exorciser et désincarner la douleur. » (Décarie, 2004, 34) La période et les événements banaux qui la marquent sont répétés, permettant ainsi au sujet de contourner la douleur, impossible à écrire.
L’œuvre est séparée en son centre –ce qui évoque d’ailleurs une métaphore de la rupture –par une photo du fameux téléphone rouge « responsable » de la douleur, ce même téléphone qui est gravé sur la page couverture du livre. Comme l’affirme Marie-Claude Gourde, « le livre, par sa matérialité, devient ce somptueux monument funéraire construit à la mémoire de la douleur, tel un lieu de recueillement où peut enfin être déposé le souvenir exorcisé de cette perte amoureuse. » (Gourde, 2009, 49). Le livre de Calle, à ce titre, apparaît comme un tombeau de son histoire amoureuse, mais aussi de celle des autres. Dans la seconde partie de l’œuvre, Calle expose en effet les récits d’étrangers qui répondent à la question « Quand avez-vous le plus souffert? ». Dans ces histoires, la peine est causée par la perte d’un être cher, d’un parent, d’un ami. Dans la presque totalité des 99 récits, la cause du mal est la mort, créant un parallèle entre la douleur du deuil amoureux de Calle et ces deuils particuliers. Cette analogie rappelle qu’une rupture amoureuse provoque parfois la « mort » d’une partie de soi, comme le souligne Pascal Millet : « le deuil n’est pas tant le deuil de l’objet réel que celui de l’objet interne, de la part qu’avait pris le décédé dans le Moi de l’endeuillé. La souffrance du deuil est une souffrance de l’amputation du Moi. » (Millet, 2006) Ces parallèles engendrent, à notre avis, une réflexion inévitable sur la perte.
Sur chaque page de gauche de cette seconde section apparaît le résumé de la rupture avec « M. », sous la même photo du téléphone rouge. 99 fois, la lectrice et le lecteur voient ce téléphone. À chaque nouvelle page cette histoire est reprise, répétition scandée, à quelques exceptions près, par un ancrage temporel : « Il y a X jours, l’homme que j’aime m’a quittée ». Plus les jours de succèdent, plus le résumé se fait bref : d’abord relatée en un paragraphe, la rupture l’est finalement sur quelques lignes. L’indifférence s’installe progressivement : « L’histoire ne mérite pas d’être rabâchée interminablement » (DE, 264), soulignant que Calle passe progressivement à un autre stade du deuil. Alors qu’au tout début, Sophie Calle mentionnait que « [c]’est une histoire ordinaire », mais que « pourtant [elle] n’avai[t] jamais autant souffert », le texte, à la fin du livre, disparaît, à l’instar, on l’imagine, de sa peine.
C’est par une sorte de rituel purgatif que Calle se défait de l’événement de la rupture, du « moment le plus douloureux » de sa vie (DE, quatrième de couverture). En le répétant, elle se donne la possibilité de vivre une véritable catharsis, une extraction de tout sentiment négatif afin de parvenir à la guérison. Ce « temps du deuil » se fait en deux étapes : d’abord par le récit rétrospectif qui vise à « désincarner la douleur » (Décarie, 2004, 34), puis par le ressassement compulsif de l’événement de la rupture. Cette deuxième étape, selon une analyse de Catherine Lemieux, permettrait à Calle de se désinvestir émotivement de la scène de la rupture (Lemieux, 2015). Graduellement, l’auteure passe de l’histoire d’un incident individuel et personnel à un récit d’une mémoire collective du deuil amoureux. Les jours de l’après-rupture se succèdent, et la singularité du récit de Calle s’estompe. Au jour X après la rupture, elle écrit : « C’est l’histoire – inutile de la personnaliser, on la trouve dans tous les vaudevilles – d’un homme qui part et d’une femme qui reste. » (DE, 271) C’est donc devenu cette « histoire ordinaire », celle de la douleur commune des victimes d’un deuil amoureux. Ainsi, autant par la répétition de sa souffrance que par l’accumulation des récits des autres, Calle dépersonnalise les mots, les vide de leur contenu et « fait de son histoire singulière un schéma universel. Le récit du deuil devient, dans Douleur exquise, progressivement réducteur et schématique. » (Lemieux, 2015) Dans une ultime tentative pour nous rappeler comment une douleur amoureuse n’a rien d’exceptionnel, ni d’exclusif, Calle use de l’ironie : le dernier récit est celui d’une dame qui s’est suicidée parce qu’on la croyait responsable d’un crime, celui d’avoir volé un pot de crème. Cela laisse entendre que toutes les souffrances se valent, malgré leur caractère intense. Elle laisse entendre que ce sont toutes des « tragédies ordinaires » : la simple reprise d’une histoire mille fois entendue.
À travers un retour sur le chemin qui a mené à la rupture et à travers une reprise de la scène de rupture, Calle, inévitablement, répète : elle se remémore, elle se souvient, comme le sujet amoureux qui vit une rupture peut répéter les événements vécus avec la personne, se souvenir par mélancolie ou par tristesse. D’une certaine manière, le temps du deuil apparaît comme une lutte contre l’avenir, car celui-ci pourrait signifier une atténuation de la peine, un oubli de l’objet de notre amour; en ce sens, il impliquerait un cycle répétitif. C’est ce que propose Antoine Compagnon dans une analyse du Journal du deuil de Barthes. Il affirme, à la suite de celui-ci, que l’expérience du deuil est en soi répétition, refus de la linéarité : « Le deuil, le chagrin du deuil, pure répétition, […] est déni de la temporalité. La moindre suggestion de temporalité est intolérable parce qu’elle contient l’idée que le deuil pourrait baisser d’intensité, s’atténuer, s’achever. » (Compagnon, 2013) Or, souligne Compagnon, Barthes prend conscience que, malgré la temporalité qu’impose la narrativité d’un récit, le deuil ne peut s’accomplir que par un « travail d’écriture » : si le deuil est retiré de la temporalité, il est contraint de demeurer répétition. Pour Compagnon, Barthes passe ainsi du « deuil comme émotivité » à un état de « tristesse et de mélancolie, [opérant] le passage du deuil comme phase à la mélancolie comme état. » (Compagnon, 2013)
C’est tout le contraire chez Calle qui, elle, « temporalise » : elle met des dates, compte les jours, les marquent avec une étampe sur la page, demande « quand avez-vous le plus souffert? » et non « qu’est-ce qui vous a fait le plus souffrir? ». Par l’inscription de sa douleur dans un temps linéaire et dans un récit « chronologique », elle semble vouloir sortir du deuil, ou du moins éviter l’état mélancolique et son temps circulaire du ressassement. En s’accrochant aux faits bruts, elle conçoit sa rupture comme quelque chose de localisable, comme un événement douloureux qui relève de l’exception. Comme le note Dufourmantelle, « [l]’événement dans sa brutalité rappelle le rituel, la croyance, le sacré. Faire de l’événement un sacrifice c’est lui trouver un ordre, une place, une justification. » (Dufourmantelle, 2014, 45) Toutefois, lorsque l’on tente de comprendre l’événement et de l’expliquer concrètement, il « […] transcende notre capacité à le penser » (45), car il inaugure quelque chose de nouveau et « fait [sic] émerger des traumas enfouis » (Dufourmantelle, 2014, en ligne). Chez Sophie Calle,
[…] Il faut à tout prix lui trouver une place […] alors on échafaude une explication, on construit une raison […]. Pouvoir penser que rien n’aurait pu se passer autrement éloigne de nous le trauma de l’incompréhensible prise sur nous de l’événement […]. (Dufourmantelle, 2014, 46)
Ainsi, même s’il semble impossible de le faire, Calle cherche à expliquer le deuil sous l’angle de l’événement - traumatique, violent, qui relève du sacrifice - afin de lui donner « un ordre, une place, une justification ». Elle tente de rationaliser l’événement de la rupture, ce trauma « incompréhensible » qu’est l’abandon de l’être aimé. Or, en lisant son récit, il semble que dans la transposition à l’écrit, cette « rationalisation » échoue, l'explication rate: Calle demeure autour du deuil amoureux, en manipulant l’absence, en la répétant, en la redisant, et non en écrivant la douleur telle quelle. L’ouvrage incarne ainsi ce que nous supposions au départ : une écriture impossible du deuil amoureux, de la douleur et de la rupture. Si la rupture est vécue sur le mode du sacrifice, elle semble s’écrire sur celui de l'« événement philosophique », à l’instar de ce que Dufourmantelle définit comme l’événement de l’amour :
La rencontre est un événement philosophique. […] Entrer dans cette histoire, dire oui à la rencontre, c’est accepter d’être dépossédé. Mais cela veut dire quoi? Un être vous appartient-il à jamais? Non, ni son amour, ni sa passion, ni même sa présence. Tout peut disparaître, s’oublier, se perdre. Il faut être fou pour faire ce pari insensé de l’amour. C’est cette inconscience même qui est magnifique […]. (86-87)
Prise par cet événement de la rupture, Calle oublie qu’elle avait d’abord accepté le pari, cette rencontre avec M. à New Delhi, embrassé l’inconscience de l’amour. Si la rencontre n’a jamais lieu, l’événement de l’amour demeure pourtant tributaire de son deuil amoureux.
Douleur exquise présente l’une des formes littéraires que peut prendre le deuil amoureux, à l’instar d’autres œuvres de Sophie Calle. En effet, Prenez soin de vous propose une autre version de l’écriture du deuil amoureux : Calle reçoit une lettre de rupture de son amant de l’époque, G., et cette lettre se termine par « Prenez soin de vous ». L’artiste décide d’appliquer ce conseil mot pour mot. Pour se consoler, elle demande à d’autres femmes, 107 exactement, d’interpréter cette lettre. Les résultats de ces collaborations sont compilés dans un livre imposant, de couleur rose néon. Le livre Prenez soin de vous prend à nouveau la forme d’un monument littéraire permettant la survivance de l’être aimé, une autre création mémorielle de Calle pour représenter le deuil amoureux. Elle use encore une fois de la répétition pour évacuer une douleur qui semble indicible, puisque chaque femme analyse, commente et chante2 la même lettre. Calle choisit aussi de demander aux autres de dire sa douleur, comme si c’est à travers eux qu’elle arrivait enfin à se « débarrasser de l’amour ». Ainsi Sophie Calle arriverait-elle à réaliser le fameux souhait de Mina Tauher : se « défaire » de son deuil plutôt que de le faire (Dufourmantelle, 2014, en ligne).
Corpus étudié
CALLE, Sophie, Douleur Exquise, Arles : Actes Sud, 2003, 281 p.
Corps critique
BARTHES, Roland. 1977. Fragments d’un discours amoureux. Paris : Éditions du Seuil.
CALLE, Sophie. 2007. Prenez soin de vous. Arles : Actes Sud, coll. : « Beaux Arts ».
COMPAGNON, Antoine. Février 2013. « Écrire le deuil ». Acta fabula, vol. 14, no 2, « Let’s Proust again! », [En ligne], http://www.fabula.org/acta/document7574.php.
DÉCARIE, Isabelle. Septembre-octobre 2004. « Aimer souffrir ». Spirale, no 198, p. 34-35, [En ligne], http://id.erudit.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/iderudit/19052ac.
DIDI-HUBERMAN, Georges. 2009. Survivance des lucioles. Paris : Les Éditions de Minuit.
DUFOURMANTELLE, Anne. 2011. En cas d’amour : Psychopathologie de la vie amoureuse. Paris : Payot & Rivages, coll. « Rivages poche ».
_____. 28 février 2014. « Anne Dufourmantelle : le sacrifice est-il encore possible? ». Philosophie magazine, dossier « Pour quoi, pour qui risquer ou donner sa vie aujourd’hui : éclairages philosophiques ». [En ligne], http://www.philomag.com/les-idees/anne-dufourmantelle-le-sacrifice-est-i....
DURAS, Marguerite. 1982. La Maladie de la mort, Paris : Éditions de Minuit.
GOURDE, Marie-Claude. 2009. « Simulacres d’une mémoire de soi : archives, deuil et identité chez Catherine Mavrikakis et Sophie Calle ». Mémoire, Montréal, Université du Québec à Montréal, maîtrise en études littéraires.
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LEMIEUX, Catherine. Mai 2015. « Mélancolie et restitutions dans Douleur exquise de Sophie Calle ». Post-Scriptum, vol. 14, [En ligne], http://www.post-scriptum.org/melancolie-et-restitutions-dans-douleur.
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Doré, Gabrielle. 2015. « L’écriture du deuil amoureux chez Sophie Calle : la dimension cyclique dans Douleur Exquise », Postures, Dossier « Discours et poétiques de l’amour », n°22, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/dore-22>