Avec les mains

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J’ai des mains amoureuses. Avant, on disait que j’avais un cœur de pierre.
Nina Bouraoui, Poupée Bella

Il y a chez Nina Bouraoui une volonté voire un désir non seulement de s’adresser à l’autre, de se faire entendre, mais surtout de garder, de séduire, de capter voire de ravir l’autre par un usage mélodique – plutôt que méthodique – de la langue. Dans Poupée Bella, roman publié en 2004, Bouraoui écrit : « Je rêve d’une écriture modèle dont je suivrais les lignes, les trames et les césures. Je rêve d’un corps contre le mien. Dans mon cas, il faut écrire pour se faire aimer. » (Bouraoui, 2004, 45) Elle dira aussi, à plusieurs reprises et sous différentes formules, qu’écrire et aimer sont du domaine de la sorcellerie, qu’on ne choisit pas d’aimer les filles, ni d’écrire, mais que « l’écriture et les filles viennent du même brasier. » (75) Elle parlera alors d’une « écriture vaudoue », puis, souvent, elle dira écrire « pour être avec elle » (132) : dans la recherche d’une adéquation qui ne serait pourtant pas de l’ordre de l’équivalence, de la fusion, mais plutôt du rêve, de la retenue et de l’impossibilité de cette fusion-là qu’appelle justement le feu ou le brasier. Il s’agirait donc d’une approche, d’un contact qui ne se ferait pas malgré la distance ou contre elle, mais bien grâce à elle. Par interférence, toujours : dans la manipulation même qu’appelle et qu’exige une pratique incantatoire, vaudou et sans doute un peu sorcière de la littérature.

La langue

Dès le début de Mes mauvaises pensées, la narratrice avoue à la psy qui se tient devant elle que « c’est M. qui [lui] a donné [son] numéro de téléphone. » La narratrice précise aussitôt qu’elle ne la voit presque plus « et c’est mieux ainsi », dit-elle, parce qu’« [elle] aurai[t] eu l’impression de prendre sa place [...] de lui devoir une histoire. » (Bouraoui, 2005, 9) À l’aveu succède presque mécaniquement l’excuse, la culpabilité : « J’aurais dû venir plus tôt […] J’aurais dû vous appeler, il y a un an » mais « j’avais si peur de lui voler son amour […] j’avais peur aussi de me lier à M. par l’intermédiaire de votre corps, j’avais peur d’échanger nos rêves » (11). Il y a d’emblée dans cette façon de se présenter ou d’établir un premier contact une sorte de fausse politesse qui glisse rapidement du côté du jeu, de l’adresse et de la séduction : jeu que force nécessairement ces rencontres qui n’ont d’abord toujours lieu que par un usage de la langue. La narratrice insiste : « Je ne suis pas venue pour voler son passé ni pour le remonter, je ne suis pas venue pour vérifier votre visage, votre voix, vos mains […] je ne suis pas venue pour vous séduire, non plus […] » La triple reprise du je ne suis pas venue pour fait entendre simultanément tout le contraire de ce qui précède : la prudence excessive dont fait preuve la narratrice traduisant immanquablement le risque du danger, la mise en garde contre elle-même, ce risque-là, en fait, d’une personnalité qui, comme elle le prétend, « s’est formée […] à partir du langage qui possède. » (10)

Il est important de rappeler ici l’intention sur laquelle s’ouvre le roman des Mauvaises pensées. Si la narratrice souhaite se défaire de son cerveau, et surtout se faire couper les mains, elle présentera ses Mauvaises pensées comme : « une histoire qui tournera autour de moi, qui m’enveloppera, qui me mangera [et] ce ne sera pas une romance, ce ne sera pas une légende ». À celle qui se tient devant elle, la narratrice dira : « Je vais porter ma voix sur vous, je n’en espère aucun amour, aucune intrigue » (11) Cette idée de faire porter sa propre voix sur une autre – plutôt que par quelqu’un d’autre – semble pourtant moins de l’ordre de la projection ou encore du dédoublement que du désir de trouver en l’autre un certain point d’ancrage. Un point d’ancrage qui serait avant tout un point d’arrêt plutôt qu’un point de fuite ou d’alliance. Moins un écho qu’une manière de se lover en l’autre, de s’y multiplier doucement sans réciprocité, sans attente et surtout, sans même anticiper le retour du désir vers soi.

Il ne s’agit pas ici – par l’adresse que porte pendant plus de deux cent quatre-vingt pages le roman de Bouraoui – de marquer l’autre avec violence, d’y laisser une trace. C’est un contact qui opère lentement, en longueur. Comme un mouvement qui témoigne de ce qu’on appelle en anglais longing mais qui se traduit difficilement en français par envie ou peut-être par désir. Il manque en effet au mot français cette inclinaison vers le futur que force le mot anglais : ce goût justement non pas de l’attente, ni de l’urgence, mais au contraire, d’un temps qui sait se faire attendre. Dans cette langueur-là de l’écriture, on remarque chez Bouraoui qu’il ne suffit pas de simplement tendre vers l’autre, mais de montrer comment, dans l’écriture, il est possible de s’étendre avec l’autre : de croire à cette présence, à cette prégnance voire à cette résurgence qui anime l’écriture amoureuse.

Les mains

L’adresse chez Bouraoui ne vise donc pas à faire l’inventaire ni à sauver les restes ou encore les fantômes qui nourrissent ce qu’elle appelle ses mauvaises pensées. La narration est bien sûr très dense, et aussi circulaire, mais il n’y a pas chez Bouraoui la lourdeur voire l’effet de suffocation que provoque l’écriture de Christine Angot, par exemple. À l’acharnement et à la manipulation très brusque de la langue chez Angot s’oppose clairement l’ivresse, pour ne pas dire la caresse, qui donne sa couleur à chacun des romans de Nina Bouraoui.

Cela dit, s’il est question d’ivresse et de caresse, c’est surtout pour faire entendre la contradiction qui fonde chez Bouraoui la dimension charnelle de la narration, et un rapport d’écriture très chaste, en surface, du rapport amoureux. D’ailleurs, on remarque que ce rapport à la surface – donc à la peau – se décline dans chacun de ses romans non pas à partir des traces laissées sur elle, mais à partir de ce qui s’y imprègne autrement. En ne laissant jamais de trace tangible qui permettrait de saisir une fois pour toutes ce qu’elle appelle « le corps fou et résistant » de l’amour.

Quand Bouraoui parle de brûlure, elle parle de passion, de ce qu’elle appelle l’explosion du ventre. Mais de la brûlure, elle ne garde que l’attente, l’anticipation du premier contact et de son recommencement par l’écriture. On remarque en effet que l’intensité du désir chez Bouraoui n’a d’égal que le parfum, la lumière et la musique qui hantent l’écriture sous une forme de retour qui s’éloigne du simple souvenir. Si dans la peau, dans les mains, « c’est le désir brûlé » (37), c’est bien parce que la brûlure s’appréhende par la force du troisième degré, c’est-à-dire dans la fumée, l’évanescence qu’elle crée dans l’impossibilité même d’un contact durable. « Oui, je peux écrire sur le désir et sur le plaisir, je peux écrire sur le brasier, sur les sangs, sur les tensions, je peux écrire sur l’enveloppement, mais je n’ai aucun mot pour la sexualité […] », écrit Bouraoui, qui ajoute : « si je devais écrire sur les filles […] j’écrirais sur la taille, la main, la voix, rien de leurs nuits, rien, les mots glissent sur cela. » (37) Et pourtant, c’est dans Nos Baisers sont des adieux que Bouraoui déploiera à ce propos une réelle éloquence en affirmant que : « Quand elle me demandait de toucher, je pensais à deux méduses flottant sous l’eau. » (Bouraoui, 2010, 58)

La peau

Souligner l’importance des mains chez Bouraoui – la façon qu’ont les mains de porter et de permettre l’articulation de ce qui apparaît comme une narration du plaisir ou de la jouissance – c’est insister d’autant plus sur cette peau-buvard, cette peau qui, même si elle prend tout, reste néanmoins lisse et fragile : ce qu’elle désigne précisément comme une « peau photographique » (2005, 28).

En effet, la peau chez Bouraoui n’est pas que le lieu des cicatrices. S’il y a bel et bien une tristesse, une douleur et un retour constant sur l’idée même du déchirement, de la cassure, la peau est ce qui permet de prendre malgré tout, de garder un peu tout sans pour autant devenir le tombeau même de l’amour. Il y a dans l’écriture un effort de prendre et de garder justement quelque chose du souvenir, de l’éphémère de l’amour. La peau s’impose ainsi sur le récit comme terrain non pas destiné à s’ouvrir, à être ouvert, mais plutôt à recouvrir, à être découvert.

Le temps de l’amour chez Bouraoui échappe à celui de la blessure et du traumatisme – à ce qui laisse une trace en soi et qui est appelé à revenir – pour mieux revenir à l’idée d’un appétit et d’une envie de voir les choses advenir par le biais des corps amoureux. Souvent, ce sont les allers-retours fluides, presque fusionnels entre le passé, le présent et le futur, qui font voir dans le geste d’écrire une capacité voire une prédilection à jouer avec le réel. Ce n’est pas un hasard si la narratrice de Mes Mauvaises pensées dit d’emblée savoir écrire par amour : « Je sais que j’écris par amour vous savez, je sais que j’écris dans cette forme de félicité, et quand j’écris sur Diane, je la serre encore dans mes bras, et quand j’écris sur l’Algérie, je pourrais crier “Je suis de retour !” » (187) Il y a en effet dans ce dernier passage toute la circularité empêchée du rapport amoureux tel que l’aborde Bouraoui. Alors que la narratrice dit « je sais vous savez », il n’est pas question d’attendre la réponse ou la réaction de l’autre sur soi. Il y a d’emblée une insistance, une anticipation. Et puis, on remarque qu’elle ne dit pas écrire à propos de Diane ou à propos de l’Algérie. C’est sur Diane et sur l’Algérie, que s’écrit le livre. Il y a quelque chose de l’horizon dans cette façon d’écrire sur les lieux de l’amour comme s’il n’y avait ni contour ni géographie possible. Bouraoui écrit d’ailleurs qu’elle « ne sai[t] pas où se trouve la limite de l’amour, ou si c’est une limite qui se déplace sans cesse. » (198)

L’étreinte

Dans son livre La Ressemblance par contact, Didi-Huberman réfléchit à la trace en l’opposant à l’empreinte. Il fait remarquer que contrairement à la trace, il y a dans l’empreinte une étrange finesse : celle de la durée, du geste, mais surtout du retour de ce geste-là que pose la main qui prend, qui caresse et qui, prolongeant le temps de la caresse, sait la force, le potentiel voire le risque même de son emprise.

« Le contact finit presque fatalement par se penser dans l’élément de la séparation, de la perte, de l’absence » (Didi-Huberman, 2008, 309), écrit le philosophe. Rappelant l’image familière de l’empreinte du pied dans le sable bordant la mer, il insiste sur la puissance et la fragilité qui s’y mêlent de manière à attirer l’attention sur le geste qui précède toujours l’empreinte. Un geste sans doute un peu lent, un peu lourd, mais toujours silencieux qui ferait penser, si l’on revient à Nina Bouraoui, au mouvement que fait la main qui écrit, la main qui promet. C’est-à-dire un geste qui viserait à faire comprendre à l’autre – en lui touchant le bras, en lui effleurant la main ou encore en lui écrivant un mot – que je suis là. Répéter au présent que je suis là pour dire, en fait, que je serai encore là demain. De la trace à l’empreinte, puis de l’empreinte à l’emprise, se dessine alors, grâce à la main qui prend le temps d’aller vers l’autre, en le touchant, en lui écrivant – ou simplement en restant là, tendue, dans l’attente de se faire prendre à son tour – une trajectoire amoureuse.

Alors que Nina Bouraoui écrit que « déjà, dans les mots, se tient l’invention » que « déjà, dans l’écriture, se déploie l’amour », il me semble que déjà, dans l’empreinte, se dessine l’étreinte. Et, dans ce va-et-vient qui caractérise l’écriture du plaisir et de la jouissance, Bouraoui réussit non seulement à ne pas épuiser le discours amoureux, mais lui redonne un tout autre élan : celui dont s’anime la langue quand elle s’emporte et s’efforce de dire avec justesse la singularité de l’amour des filles entre elles.

La coïncidence

Dans son livre En cas d’amour, la philosophe Anne Dufourmantelle nous invite à observer le motif de la fugue chez Bach. Elle écrit que

ce qui revient est obsédant, car cela fait sans cesse apparaître ce qui n’a pas été, ce qui n’a pas eu lieu. C’est bien cela qui se répète : le manque. Et non le plein, l’à-vif, le trop. C’est au contraire ce qui ne s’est pas produit. Ce qui dans le lien a manqué, qui s’est dérobé, revient indéfiniment. Dans le réel. Car il n’a pas de mot pour se dire. (2009, 75)

Dans Fragments d’un discours amoureux, Barthes dira que ce qui revient dans les mots d’amour, c’est la nuance. Que « la nuance, c’est ce dernier état de la couleur qui ne peut être nommé : la nuance, c’est l’Intraitable. » (1977, 119) Puis, il y a Marguerite Duras qui, à la question « Tu pars pour aimer toujours ? », fait entendre l’une des plus belles réponses de toutes les histoires du monde, qu’elles soient d’amour ou de désamour : « Je pars pour aimer toujours dans cette douleur adorable de ne jamais te tenir, de ne jamais pouvoir faire que cet amour nous laisse pour morts. » (2004, 1123)

Il faut voir dans chacune de ces citations comment la question du manque et de l’absence est appelée à se répéter par l’écriture amoureuse. Chez Bouraoui, la question se pose dès lors par le biais des souvenirs, dans la coïncidence des temps que provoque chaque fois le retour même d’un souvenir. Comme l’explique Didi-Huberman en s’appuyant sur une réflexion de Benjamin : « Les véritables souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé que décrire précisément le lieu [actuel, présent, anachronique] où on en prend possession. » (2008, 313) À l’instar de l’empreinte sur la peau, le souvenir ne peut donc exister que dans l’après-coup ou pour le dire avec les mots de Didi-Huberman : dans la collision d’un toujours avec un après. 

La pensée de Didi-Huberman à propos de l’empreinte et du souvenir comme processus où l’on peut voir « des temps à l’œuvre, des temps contradictoires intriqués dans la même image » témoigne à mon sens de ce qui, chez Bouraoui, résiste – tout en y participant – à l’anachronisme même du temps de l’amour. Il est important de considérer en ce sens les figures qui imprègnent son écriture sous le mode de la répétition, bien sûr, mais surtout du ressassement. Je pense ici aux figures du père, de l’Amie, de la Chanteuse, de la sœur, de Diane, de la mère, du premier garçon, mais aussi des lieux comme Alger, mais surtout à la Suisse qui se décline chez Bouraoui par trois villes bien précises : Zurich, Lausanne et Genève. Des villes dont elle évoque toujours la couleur bleu : celui plus foncé des montagnes, celui plus hypnotisant du lac, mais surtout le bleu indéfinissable et triste des nuits d’amour qui, dit-elle, lui donnent le vertige.

Hologramme

De la différence entre répétition et ressassement, il vaut la peine de rappeler ce qu’écrit Dominique Rabaté :

Il y a bien un ensorcellement propre au ressassement. C’est une force qui ruine et produit les formes où il s’incarne passagèrement […] le ressassement exerce à la fois un mouvement très puissant d’emprise (sur l’écrivain devant ce qui fait violemment retour, sur le lecteur saisi par le même vertige) mais il est aussi geste de dessaisissement face à un processus qui efface le sujet. (2001, 19)

Alors que la répétition s’inscrit dans un ordre plutôt linéaire du temps et qu’il y a en elle quelque chose du martèlement, elle diffère du ressassement par la forme même que prend cette emprise au sein du texte. Il semble en effet que le ressassement permet non seulement un mouvement vers l’avant, mais il permet également les détours, le désordre. Penser le ressassement, c’est penser inévitablement le temps de l’amour : cette façon que l’on a de lire et de relire, ou encore de dire ou de redire les moments de l’amour en pensant chaque fois qu’il s’agit de la première fois. S’il y a une lassitude dans la répétition, il y a sans doute quelque chose du lasso dans le ressassement : c’est-à-dire d’une emprise très consciente de sa douceur, d’une emprise qui opère sous le mode justement de l’empreinte, de la caresse.

Toujours dans La Ressemblance par contact, Didi-Huberman distingue l’empreinte de la trace par sa capacité à durer, à survivre, et donc, à faire retour. Chez Nina Bouraoui, que ce soit dans La vie heureuse, dans Poupée Bella, dans Nos Baisers sont des adieux ou de manière encore plus évidente dans Mes mauvaises pensées, ce sont toujours les mains qui viennent s’interposer. Il faut d’ailleurs remarquer le nombre d’occurrences des mains dans Mes mauvaises pensées… Or, il se passe quelque chose comme un décalage qui fait entendre tout l’anachronisme amoureux dont il était question précédemment avec Didi-Huberman, Dufourmantelle, Barthes et Marguerite Duras. À un moment-clé du roman, la narratrice dit qu’elle n’a que ses mains sur son visage pour se défendre de Diane – personnage qui revient dans plusieurs romans de Bouraoui comme incarnation même du premier amour, constamment perdu et retrouvé. Parce que, comme pour s’expliquer : « mes mains ne tiennent que son souvenir » (2005, 213-214).

Cette façon de se laisser aller vers Diane comme vers un aimant est, chez Bouraoui, une réponse à la fatalité du temps de l’amour. La comparaison qu’établit la narratrice entre Diane et un hologramme va d’ailleurs en ce sens : « C’est encore l’hologramme, vous savez, c’est aussi un petit point qui grossit chaque fois que j’y pense, Diane se tient dans une forme d’hypnose, une hypnose romantique. » Alors que l’hologramme réfère au relief d’une surface – à la façon qu’a une certaine image d’occuper l’espace, de déborder de son cadre – il paraît nécessaire de terminer sur ce qui fait défaut chez Nina Bouraoui. C’est-à-dire sur ce qui excède ou encore sur ce qui dépasse cette surface lisse dont sont justement fait les murs de ce qu’elle appelle son édifice amoureux. Alors que je soutenais précédemment que ce sont les mains qui permettent de faire avancer ou dévier les différents focus de la narration, il n’y a qu’elles qui peuvent assurer un certain contact entre le sentiment amoureux et l’objet de cet amour. Si Bouraoui parle constamment du mouvement et de la spirale que doit faire l’écriture pour en arriver à dire un peu du vide ou du trop-plein de l’amour, impossible de ne pas capter, dans la réapparition à la fois ponctuelle et différée des mains, quelque chose du relais, de la force d’un lien qui est en train de se tisser. Quelque chose donc qui, à même la narration, accroche ou qui appelle justement qu’on s’y accroche.

Partir

Mes Mauvaises pensées est un roman qui pose dès les premières lignes la question du départ, de la force qu’il faut pour partir. Or, si cette question se multiplie au sein du récit, elle revient de manière stratégique à la fin du roman où la narratrice demande à sa propre mère comment sa mère à elle est morte. La mère répond qu’« elle s’est réveillée de son coma pour [lui] dire adieu puis elle s’est éteinte. » De la mort, la narratrice gardera l’image de « la dernière force, de la force d’amour » puis, lancera – au bout de trois cents pages composées de phrases compactes, sans paragraphe, sans chapitre, sans rien d’autre que des phrases à la chaîne destinées non pas à combler l’absence mais à faire danser les absents ensemble – qu’« il faudrait écrire un livre avec du silence. » (285) C’est encore là, grâce à une sorte de flottement, que surgit l’amour. Non pas dans la densité d’un récit qui oscille entre silence et cacophonie, mais exactement là où, enfin, au terme d’une histoire, se ferait entendre quelque chose du râlement, du soupir un peu bestial de l’amour : comme un doux mélange d’indicible et de rumeur.

Mes mauvaises pensées se termine en ce sens sur une confession. L’auteure dit garder les images et les peurs des autres, mais surtout les mots. Je garde les mots du Corbusier, je garde les mots de ma mère, je garde les mots de M. à votre sujet, je garde les mots de mon père et puis, à la toute fin, ceux d’une célèbre architecte anglaise : « Je garde les mots d’Eileen Gray : Il faut déconstruire avant de construire. » C’est ainsi qu’au dernier moment, dans l’élan même qui propulse la dernière fois, les derniers mots, l’idée de l’amour coïncide véritablement avec les mains. Ces mains capables de détruire et de se remettre à l’ouvrage, de se risquer encore au travail architectural de l’amour : c’est-à-dire au mouvement d’élévation de l’écriture qui se décline souvent chez Bouraoui par la juxtaposition voire de l’imbrication de la force et des fragilités. L’accent que met et remet l’auteure tout au long de son œuvre sur les mots des autres porte chaque fois un désir d’ancrer ou, du moins, de jouer avec la pérennité et la fluidité de la langue amoureuse. Accordant une force incantatoire au roman, la répétition porte avec elle une image bien précise, une sorte d’appel qui n’aurait cependant rien à voir avec une bouteille à la mer : plutôt une image fuyante d’un amour parfois bleu, parfois mauve qui, nageant à la surface comme des méduses, ne serait pas étranger à l’idée de la mort. Puisque, comme l’écrit Nina Bouraoui, si « les morts sont chaque fois ressuscités par notre langage, par notre manière de les raconter, ce sont eux les livres, ce sont eux l’écriture qui court, ce sont eux les petits papiers amoureux. » (46-47)

 

BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, Roland. 1977. Fragments du discours amoureux, Paris : Seuil.

BOURAOUI, Nina. 2010. Nos Baisers sont des adieux, Paris : Stock.

_____. 2005. Mes Mauvaises pensées, Paris : Stock.

_____. 2004. Poupée Bella, Paris : Stock.

DIDI-HUBERMAN, Georges. 2008. La Ressemblance par contact, Paris : Minuit.

DUFOURMANTELLE, Anne. 2009. En cas d’amour, Paris : Payot & Rivages.

DURAS, Marguerite. 2004. Agatha, Paris : Gallimard, coll. « La Pléiade », tome 3.

RABATÉ, Dominique, E. Benoît et J-P Moussaron. 2001. Écritures du ressassement, Paris : Presses Universitaires Bordeaux, coll. « Modernités ».

 

Pour citer cet article: 

Lebrun, Valérie. 2015. « Avec les mains », Postures, Dossier « Discours et poétiques de l’amour », n°22, En ligne <http://revuepostures.com/fr/lebrun-22>