Tu me manques

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Écrire, aimer. Je vois que cela se vit dans le même inconnu. Dans le même défi de la connaissance mise au désespoir.

Marguerite Duras 1

Parce qu’il est conçu comme le sentiment le plus grand et le plus puissant, l’amour déborde du domaine du connaissable et résiste aux différents efforts de compréhension. Tantôt de l’ordre de l’irrationnel, tantôt du spirituel, son expérience et sa mise en récit révèlent plus souvent qu’autrement la faille du savoir et du logos.

Dans une conférence intitulée « Le ressassement ou le droit à la littérature (Nœud, point – arriver à s'effacer) », Jacques Derrida interroge le lien fondamental entre le ressassement et l'écriture dans une attention portée à la locution « je t'aime ». À la fois engagement, aveu et promesse d'amour, « je t'aime » est une déclaration performative qui noue le sujet à une itération paradoxalement unique et infinie : pour toujours et une fois pour toutes. C'est également une conclusion que tire Roland Barthes dans ses Fragments d'un discours amoureux.

Je-t'aime est sans nuances. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. D'une certaine manière – paradoxe exorbitant du langage –, dire je-t'aime, c'est faire comme s'il n'y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai (il n'a d'autre référent que sa profération : c'est un performatif). (1977, 177)

Dire « je t'aime », c'est en quelque sorte se commettre à un combat acharné avec le temps de l'énonciation et son effectivité. C'est-à-dire que cela implique la négation d'une répétition passée et la compulsion du temps présent, ce qui marque le rapport à l'occurrence de la déclaration d'amour, le rapport « au retour de ce qui chaque fois se dit une seule fois » (Derrida, 2001, 323). En littérature et en art, la narrativité de la rencontre et de la promesse amoureuses donne à penser ce désordre de la temporalité énonciative.

… Je te rencontre

Je me souviens de toi

Qui es-tu?

Tu me tues.

Tu me fais du bien.

Comment me serais-je doutée que cette ville était
faite à la taille de l'amour?

Comment me serais-je doutée que tu étais fait à la
taille de mon corps même?

Tu me plais. Quel événement. Tu me plais.

Quelle lenteur tout à coup.

Quelle douceur.

Tu ne peux pas savoir.

Tu me tues.

Tu me fais du bien.

Tu me tues.

Tu me fais du bien.

Je t'en prie.

Dévore-moi.

Déforme-moi jusqu'à la laideur.

Pourquoi pas toi?

Pourquoi pas toi dans cette ville et dans cette nuit pareille aux autres au point de s'y méprendre?

Je t'en prie...

(Duras, 2008, 35)

Je me souviens de toi.

Cette ville était faite à la taille de l'amour.

Tu étais fait  à la taille de mon corps même.

Qui es-tu?

Tu me tues.

J'avais faim. Faim d'infidélités, d'adultères, de mensonges et de mourir.

Depuis toujours.

Je me doutais bien qu'un jour tu me tomberais dessus.

Je t'attendais dans une impatience sans borne, calme.

Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu'aucun autre, après toi ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir.

Nous allons rester seuls, mon amour.

La nuit ne va pas finir.

Le jour ne se lèvera plus sur personne.

Jamais. Jamais plus. Enfin.

Tu me tues.

Tu me fais du bien.

Nous pleurerons le jour défunt avec conscience et bonne volonté.

Nous n'aurons plus rien d'autre à faire, plus rien que pleurer le jour défunt.

De temps passera. Du temps seulement.

Et du temps va venir.

Du temps viendra. Où nous ne saurons plus du tout nommer ce qui nous unira. Le nom s'en effacera peu à peu de notre mémoire.

Puis, il disparaîtra tout à fait.

(Duras, 2008, 115)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C'est comme cela que l’œuvre de Marguerite Duras met en récit un temps apocalyptique, qui en vient à se définir comme temps de l'amour. Dans Hiroshima mon amour (pour se limiter à ce texte de Duras), la romance entre l'actrice française et l'homme japonais se superpose aux récits de mort et de destruction de la Deuxième Guerre mondiale et de l'explosion de la bombe atomique. C'est dans leurs embrassades que surgit et resurgit, comme autant de « je t'aime » professés à l'autre, « Tu n'as rien vu à Hiroshima ». L'histoire intime se glisse dans les mailles de l'Histoire et c'est dans cette brèche que fait irruption l'amour, qui met à mal l'ambition totalisante de la mémoire collective. Le temps de l'amour, fait de répétitions, de décalages et de contrecoups, est le produit de la mort qui se donne comme une nouvelle une origine narrative. C'est-à-dire que l'hétérochronie du temps présent signe la fin de l'antériorité, de l'existence passée : « Tout se mélangera sans principe préconçu et de la façon dont ce mélange doit se faire chaque jour, partout, où sont les couples bavards du premier jour. » (15) Événement des derniers temps et couple du premier jour, donc. À l'arbitraire et l'absurde de la destruction et à la linéarité du temps de l'Histoire, Duras oppose l'histoire d'amour, qui apparaît comme la seule nécessité : elle est ce qui se présente depuis l'impensable, mais qui demeure la seule chose qui puisse encore être pensée.

Si Derrida souligne le caractère performatif du « je t'aime » dans sa déclaration même, il avance également la non-performativité de celui-ci. Alors qu'un performatif, selon la théorie des Speech acts, implique l'intention d'un sujet qui produit ce qu'il dit, la maîtrise d'un contexte légitime et de règles conventionnelles d'énonciation, « je t'aime » est une phrase que l'on dit dans savoir ce que l'on dit :

[L]a force qui dicte ce « je t'aime » vient évidemment d'ailleurs. Elle n'a pas de sens, si on peut dire : le sujet, au fond, ne sait pas ce qu'il dit, il ne contrôle pas cette puissance d'énonciation, ni ce qui le pousse à la répéter. Et, par conséquent, cette compulsion de répétition prive la phrase de sens, tout en y affirmant une puissance qui excède le sujet. (2001, 325)

Cette force qui pousse le sujet au ressassement tirerait sa source dans la première déclaration d'amour, si on suit encore une fois Barthes; « Passé le premier aveu, ''je t'aime'' ne veut plus rien dire : il ne fait que reprendre d'une façon énigmatique, tant elle paraît vide, l'ancien message (qui peut-être n'est pas passé par ces mots). Je le répète hors de toute pertinence; il sort du langage, il divague, où? » (1977, 175). Un événement amoureux, celui produit par le « je t'aime », serait ainsi effectif et triomphant par la non-performativité de cette déclaration, par ce qui déborde du sujet, ce qui le défini hors du langage; c'est dans le mouvement de cette fonctionnalité aporétique que procède cette « situation limite  2 ».

Il y a vingt ans paraissait To Bring You My Love de PJ Harvey. Construit à la manière d'un livre de prières, cet album est entièrement dévoué à l'amoureux absent, celui qui a disparu, qui a abandonné et déserté l'amante. C'est sous le signe de la dévotion en effet, au sens religieux du terme, que la chanteuse construit le récit qui se présente sous la forme d'une imploration d'un amour sacré. To Bring You My Love, qui s'ouvre sur la chanson éponyme, ancre d'emblée le récit dans un univers ponctué de références bibliques :

I was born in the desert / I been down for years / Jesus, come closer / I think my time is near / And I've traveled over / Dry earth and floods / Hell and high water / To bring you my love / Climbed over mountains / Travelled the sea / Cast down off heaven / Cast down on my knees / I've laid with the devil / Cursed god above / Forsaken heaven / To bring you my love (To Bring You My Love)

La plainte est ainsi portée par la voix creuse, envoûtante et languissante de la chanteuse. Déployant sa supplication en un long gémissement, en un « Long Snake Moan » (Long Snake Moan), qui suit le rythme répétitif de l'incantation, la promesse d'amour est proférée telle une offrande. Destiné au « Man above » (Working for the man), la chanteuse implore l'amour à un au-delà, comme si l'amour ne pouvait en passer que par là, ne pouvait se transmettre qu'en faisant appel à la figure du Grand Absent, celle de Dieu :

I'm begging, Jesus, please / Send his love to me /

[...]

How long must I suffer? / Dear God, I've served my time / This love becomes my torture / This love, my only crime / Oh lover please release me / My arms too weak to grip / My eyes to dry for weeping / My lips too dry to kiss  (Send His Love To Me)

C'est dans l'excès de sens que fournit le monde divin que le « je t'aime » se laisse saisir. L’œuvre de PJ Harvey prend ainsi acte de la non-performativité du « je t'aime », comme l'entendait Derrida, en destinant sa plainte aux dieux, récepteurs tous désignés, et en installant son énonciation dans une mise en scène biblique. Comme si, à la manière d'un miroir inversé, ce n'était que dans ce contexte transcendant, dans ce champ sémantique spécifique, et selon les modalités énonciatives de la prière et de l'incantation, que le « je t'aime » trouvait la légitimité et l'effectivité de sa prononciation; comme si, puisqu'elle ne touche pas son destinataire (l'amoureux disparu), puisqu'elle rate délibérément sa cible, elle mettait en lumière la part d'irrationalité de la déclaration amoureuse et donc l'inévitable déroute de sa performativité. 

De Duras à PJ Harvey l'amour se produit depuis l'impensable : depuis l'absence, l'excès, la mort, Dieu; la parole amoureuse surgit à partir d'un manque à dire, à savoir, et à toucher l'autre (et l'Autre) : « On croit savoir. Et puis, non. Jamais. » (Duras, 2008, 109) Si pour Derrida le ressassement particulier de la locution « je t'aime » rend compte de la dérobade de la cause de sa formulation, et donc de la part d'inconnaissable et d'incontrôlable de l'événement amoureux même, l'auteure et la musicienne dirigent leur voix vers ce trou noir, cet abysse. Par l'insistance d'une temporalité apocalyptique, rythmée par la répétition, la scansion et les retours, le discours amoureux advient et s’impose à elles comme une expérience de perte et de désaveu. C'est dans cette faille que s'ouvre l'espace tragique de l'écriture et de la création qui fait coïncider le « je t'aime » à « tu me manques ».

 

BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, Roland. 1977. Fragments d'un discours amoureux, Paris : Seuil, coll. « Tel Quel ».

DERRIDA, Jacques. 2001. « Le ressassement ou le droit à la littérature (Nœud, point – arriver à s'effacer) », dans Rabaté, Dominique et Yves Vade (dir.). 2001. Écritures du ressassement. Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, pp. 309-327.

DURAS, Marguerite. 2008 [1960]. Hiroshima mon amour. Paris : Gallimard, 155 p.

FERNANDES, Marie-Pierre. 1986. Travailler avec Duras, Paris : Gallimard, 216 p.

PJ Harvey. 1995. To Bring You My Love. Londres : Island Records, 42:27 mins.

 

Pour citer cet article: 

Pelletier, Laurence. 2015. « Préface : Tu me manques », Postures, Dossier « Discours et poétiques de l’amour », n°22, En ligne < http://revuepostures.com/fr/preface-22 >