« This is a true story » : le masque du fait divers dans la série télévisée Fargo de Noah Hawley

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Truth is stranger than fiction.
But it is because fiction is obliged
to stick to possibilities ; truth is not1.
Mark Twain

Les trois saisons de la série télévisée Fargo, « méditations » (Clémot, 2015) sur le film du même nom réalisé en 1996 par Ethan et Joel Coen, mettent en scène trois « true crime stories » différentes, se déroulant respectivement en 2006, 1979 et 2010. L’unité de cette série au format anthologique tient à un même cadre spatial : les plaines enneigées du Minnesota. Un assureur, une coiffeuse et son mari boucher, un homme d’affaires et son frère agent de probation se retrouvent mêlés, à la faveur d’une série de coïncidences, aux intérêts du puissant syndicat du crime de Fargo. Face au nombre de meurtres que cette collision ne manque pas de causer, les policiers des petites villes tranquilles de Bemidji, Duluth, Luverne et Eden Valley se saisissent de l’affaire et sont rapidement dépassés par l’ampleur et la gravité des événements. Comédie noire, ironique et grotesque, la série suit tout à la fois les tribulations criminelles improbables des « héros » ordinaires, les efforts des policiers qui tentent de les démasquer et la violence d’une galerie pittoresque de tueurs à gages, de mafieux et de cambrioleurs ratés.

Chacun des trente épisodes de la série commence invariablement par cet avertissement : « This is a true story. The events depicted took place in Minnesota in [2006, 1979, 2010]. At the request of the survivors, the names have been changed. Out of respect for the dead, the rest has been told exactly as it occurred » (Hawley, 2014-2017). Cette « épigraphe » propose un contrat au spectateur, contrat dont je m’évertuerai dans cet article à exposer la singularité. Effectivement, à l’aide d’une reconstitution minutieuse et de détails réalistes disséminés ici et là – un journal télévisé en fond sonore (Hawley, 2014, Ép. 01), une référence au massacre de Sioux Falls (Hawley, 2015, Ép. 09), une apparition de Ronald Reagan en pleine campagne électorale (Hawley, 2015, Ép. 05) – un certain « effet de réel » est ménagé. Cependant, interrogé sur cet aspect de l’intrigue, Noah Hawley, le créateur de la série, nie s’être inspiré de faits réels et admet que, comme dans le film des frères Coen, le texte liminaire est un mensonge (Cohen, 2017). C’est donc dans le paradoxe d’une histoire qui proclame son réalisme tout en affichant les marques de la fiction que s’ancre l’imposture de Fargo.

La supercherie intradiégétique

Un fait divers, selon Roland Barthes, possèderait un ensemble de traits structurels fondateurs. Il se construirait d’abord autour de la rencontre (brutale) de deux faits a priori éloignés. Leur télescopage serait marqué du sceau d’une « causalité légèrement aberrante », et « l’étonnement » qui en résulte fonderait le « spectacle » du fait divers (Barthes, 1991, 227). Les intrigues respectives des trois saisons de la série font écho à cette structure où s’entrechoquent des éléments de manière saugrenue – légèrement surréelle : « Une coiffeuse renverse et tue le fils d’une grande famille du crime organisé » (Hawley, 2015). « Parti voler un timbre-poste, un cambrioleur se trompe de ville, de maison et de cible, et tue un paisible retraité » (Hawley, 2017), « Un tueur à gages transportant une victime kidnappée dans le coffre de sa voiture percute un cerf et finit aux urgences » (Hawley, 2014). Recourant au fait divers prétendument avéré, la série s’inscrit résolument à l’intersection de l’enquête policière et de la chronique provinciale.

Derrière cet ancrage réaliste, la série cultive une isotopie de la dissimulation à travers laquelle sont brouillées les frontières entre réalité et fiction. Celle-ci se situe à un premier niveau thématique, celui de l’intrigue. L’enquête policière, en effet, correspond à la structure de l’« inverted detective story », où le meurtre est montré et les coupables révélés dès le commencement. Dans chaque saison, ceux-ci redoublent donc d’ingéniosité pour couvrir leurs traces, manipuler les forces de l’ordre et multiplier les mensonges. Ici, le spectateur se fait complice de la dissimulation : conscient de la distance qui sépare la vérité de la subséquente mise en scène à laquelle la soumettent les protagonistes, il assiste à l’instauration fictive de l’imposture.

Au deuxième niveau, l’adaptation d’un fait divers pseudo-véridique en récit sériel garde inévitablement les traces de l’écriture fictionnelle. Dans la première saison, ces indices de la mystification prennent la forme de références intertextuelles à des épisodes bibliques. Ainsi, Stavros Milos, pour fuir New-York et la persécution des collecteurs de dettes, embarque sa femme acariâtre et son fils simple d’esprit dans un périple en voiture pour la vie paisible du Minnesota. En route, ils sont surpris par un violent blizzard et leur voiture tombe en panne dans une immense plaine enneigée, loin de toute civilisation. En perdition, Stavros Milos prie Dieu de lui donner un signe, tombe quelques minutes plus tard sur un trésor enterré dans la neige et réécrit ainsi la parabole d’Agar et d’Ismaël errant dans le désert (Hawley, 2014, Ép. 04). L’utilisation libre de cet épisode biblique, intégré à même la trame narrative – comme si celui-ci devait être évalué sur le même plan que le fait divers relaté – constitue l’un des moments où la série prend ses distances avec l’affirmation initiale selon laquelle les événements sont avérés ; elle donne ici à voir les ressorts de l’écriture fictionnelle. Dans la troisième saison, malgré des recherches intensives, nul moyen pour la police de retrouver une preuve officielle de l’existence de V. M. Varga, figure exemplaire du mal tentaculaire. Il n’a aucune existence sur les registres d’état-civil ni sur Internet. L’homme est une incarnation tellement démesurée du monstrueux que, par un effet de mise en abyme, il semble être l’œuvre d’un auteur. Être semi-mythique dont tout le monde parle, personne ne semble en mesure d’en vérifier l’existence véritable. Ainsi, la série superpose sur deux niveaux le thème de la dissimulation et du masque : le premier niveau, intradiégétique, met en scène une galerie de menteurs cherchant à se disculper ; le deuxième, illustré par les exemples de Stavros Milos et de V. M. Varga, porte la marque métadiscursive de l’ancrage dans la fiction.

Sur un troisième plan, la dissimulation passe par l’excès. En grossissant le trait et en repoussant les limites du crédible, la série Fargo pointe ses propres outrances et cède aux sirènes du romanesque de façon décomplexée. Pourtant, paradoxalement, ce sont même ces invraisemblances qui ajoutent du crédit à la fable. À titre d’exemple, dans le cadre anodin d’une salle d’attente des urgences, un homme pusillanime tourmenté par son ancien harceleur du lycée se voit justement proposer par un tueur à gages qui passait par là de l’en débarrasser (Hawley, 2014, Ép. 01). L’enquête policière de la première saison est, quant à elle, enfin résolue quand l’officier Gus Grimly passe par hasard devant la maison du suspect recherché depuis plus d’un an et reconnaît sa voiture (Hawley, 2014, Ép. 10). Dans les deux exemples, les rouages du hasard sont tellement grossiers qu’un auteur ne s’aventurerait sans doute jamais à construire une telle coïncidence. Pourquoi, en effet, prendrait-il le risque de donner à voir de telles invraisemblances si elles n’avaient pas réellement eu lieu ? Seule la « vie réelle » semble pouvoir s’encombrer d’excentricités logiques et narratives – l’auteur d’une œuvre de fiction, en effet, les éviterait de crainte de briser « l’effet de réel » de son texte. Tout se passe comme si l’on cherchait à malmener jusqu’à l’extrême la bienveillance du spectateur enclin à croire l’avertissement initial (« This is a true story »), comme une bravade contre son scepticisme, pour mieux garantir son adhésion. Dans un mouvement autotélique, la fiction se dénonce par ses excès alors qu’elle fait sien le déterminisme de la réalité. C’est ce funambulisme permanent qui nous rappelle enfin que, dans la fiction, l’imagination la plus débridée sera toujours confinée au royaume du possible – alors que la réalité n’a pas à conjuguer avec ce genre de scrupule.

Les traces de cette ambivalence entre fiction et réalité culminent enfin à l’avant-dernier épisode de la deuxième saison, où la confrontation rituelle entre le vertueux policier et le tueur vindicatif est interrompue par l’apparition d’une soucoupe volante (Hawley, 2015, Ép. 09). Dans ce dernier exemple, l’entorse au réalisme est tellement outrancière qu’elle rompt le pacte de lecture initial : la série bascule dans un autre genre – la science-fiction. Interrogé sur le sens de cette intrusion des petits hommes verts, le créateur de la série l’explique par le contexte culturel des années 70, où règne une atmosphère paranoïaque et où fleurissent les fantasmes d’OVNIS et de théories du complot2. Une ironie particulière se dessine ici : au moment même où Fargo semble basculer dans un genre où le critère fiction – bien que médié par la vraisemblance d’une épistémologie (la « science »-fiction) – va de soi (la science-« fiction »), l’auteur attache ses choix narratifs à une fidélité toute réaliste à l’esprit de l’époque qu’il cherche à dépeindre. Ainsi, au-delà des informations paratextuelles fournies par le créateur, la série se joue constamment des frontières poreuses séparant le fait fabuleux du fait référentiel (le « fait divers » de Barthes). Elle interroge le rapport que nous entretenons avec eux : sommes-nous plus enclins à adhérer au propos si le texte arbore l’épithète de « True story » 3 ?

L’imposture au service d’une réflexion sur la violence

La tradition littéraire française prémoderne semble, quant à elle, accorder plus de crédibilité aux textes se présentant comme réels. Entre les expérimentations du XVIIe siècle, et l’âge d’or réaliste au XIXe siècle, le roman s’est longtemps débattu dans des accusations de fausseté et de corruption de la jeunesse et des femmes. Ces griefs ont fatalement adossé l’imagination romanesque à son pendant « sérieux », la vie.  En effet, « ce discrédit du "roman", à une époque où on en publie tant, se rattache à la tendance, perceptible depuis le milieu du XVIIe, à constituer le roman contre le romanesque, contre l’arbitraire d’une imagination qui invente indiscrètement » (Genette, 1989, 113). Ainsi, quand « le romancier a mauvaise conscience » (ibid.), le recours au topos du manuscrit trouvé peut par exemple le disculper en assurant une certaine forme de crédibilité. Avec les romans épistolaires, orientalistes ou libertins, ou encore les journaux intimes, la fiction se cache souvent derrière les différents avatars de ces artifices, coquetteries d’auteur, revendications esthétiques, philosophiques ou génériques. Nous montrerons que la légitimité du fait référentiel est pareillement mobilisée dans Fargo et que cela subvertit le rapport entre fiction et réalité – et exposerons la manière dont, à certains égards, la réalité est parfois plus invraisemblable que la fiction.

La série, jouant en permanence de ce contraste entre la revendication d’authenticité de l’avertissement initial et toutes ses concessions à l’invraisemblance teste la malléabilité de notre rapport au binôme fiction/réalité. Ainsi, le prologue de la troisième saison déborde du chronotope habituel de la série et met en scène un commissariat est-allemand en 1988 (Hawley, 2017, Ép. 01). Un suspect y est traîné de force. L’officier qui l’interroge l’accuse de s’appeler Yuri Gurka, d’être un immigré ukrainien âgé de vingt ans résidant au 349 Hufelandstrabe et d’avoir étranglé sa petite amie, Helga Albracht. Le suspect, la quarantaine bien entamée, rectifie : s’il habite bien à l’adresse indiquée, il s’appelle en réalité Jacob Ungerleider, il est allemand, et son épouse, Helga Ungerleider, est bien vivante et a même offert du thé aux officiers venus l’arrêter une heure plus tôt. D’abord soulagé de constater ce qu’il estime être un malentendu, le suspect est vite décontenancé par l’obstination placide de l’officier qui lui tient ce discours kafkaïen :

Herr Gurka, be reasonable. I have shown you a body, cold to the touch and blue in the face. I have seen this body with my own eyes. Her death is a fact. What you are giving me are words. This « wife », who is « alive », a « different last name » … That is called « a story ». And we are not here to tell stories. We are here to tell the truth. Understand ? (ibid.)

La scène se clôt sur le visage inquiet du suspect et l’avertissement « This is a true story… » apparaît aussitôt à l’écran. Il ne sera plus fait référence, directe ou indirecte, à ce moment anxiogène. Cette disparition, de même que l’emplacement liminaire de la scène, peuvent être lus comme une sorte de « programme » pour ce qui va suivre. En effet, l’intérêt du personnage de l’agent de la STASI est qu’il est une figure d’autorité ; une autorité abusive qui, contre toute vraisemblance, impose un récit au suspect et l’oblige à y adhérer. Or, rappelons que l’auteur est aussi figure d’autorité, en ce qu’il se tient garant du discours dont le spectateur assure la réception. L’entrechoc entre les propos de l’interrogatoire (« We are here to tell the truth ») et l’« épigraphe » de la série (« This is a true story ») met donc en lumière une inquiétante ressemblance : celle de l’agent de l’ordre tyrannique et de l’auteur de la série, qui s’inscrit implicitement à travers le métadiscours. Depuis leur position privilégiée, les deux exercent une violence discrétionnaire sur les faits, et détiennent le pouvoir de décréter - ou pas - un récit vrai. À travers l’effet combiné de l’épigraphe mensongère et de la métaphore de l’autorité abusive (celle du personnage et, à sa suite, celle de l’auctor), Fargo pose donc à nouveau le problème de la violence.

Il est important ici de souligner que la nature foncièrement animale de l’homme constitue l’un des thèmes majeurs de la série. Certains personnages s’en effraient (l’enquêteur Hank Larson dans la saison 2), tandis que d’autres semblent l’assumer pleinement. Le tueur à gages Lorne Malvo, par exemple, explique sa philosophie sous forme de devinette : « Did you know that the human eye can see more shades of green than any other color ? My question for you is "Why ?" When you figure out the answer to my question, then you’ll have the answer to yours. » (Hawley, 2014, Ép. 04) Plus tard, l’inspectrice Molly Solverson nous en donne la résolution : « Because of predators. Used to be (sic) we were monkeys, and in the woods, in the jungle, everything is green. So in order to not get eaten by panthers and bears and the like, we had to be able to see them in grass and trees and such » (ibid.). L’ambiguïté de l’ancrage dans la fiction ou le réel donne ici plus de prégnance et d’acuité à la réflexion sur la violence en faisant envisager la possibilité de son transfert de l’écran à la vie. En effet, Lorne Malvo et toute la galerie de violents criminels que nous suivons et aux quêtes desquelles nous finissons par adhérer se seraient réellement rendus coupables de ces crimes barbares, semble indiquer la série à travers l’étiquette « True story ». Le « caractère véridique » annule la distance confortable de l’incrédulité. Le créateur de la série, octroyant à sa fiction une forme de légitimité en prétendant qu’elle est tirée de faits réels, actualise la méditation sur la violence.

Par ailleurs, cette entreprise de légitimation de l’événement fictionnel trouve une extension dans un mouvement inverse, qui attaque notre conception de l’événement réel. En effet, elle pose les questions suivantes : si les productions dites réalistes s’astreignent à une conformité au principe de vraisemblance, est-ce parce que celui-ci est censé avoir une organisation plus rationnelle ? En d’autres termes, la causalité et les situations réelles sont-elles plus sobres et plus crédibles? La réalité est-elle vraiment moins invraisemblable, fantasque, irrationnelle que le fait poétique ?

Balzac au Minnesota

À ces questions la série répond en deux temps. D’abord, à travers la contribution des personnages à l’intrigue des trois saisons. En effet, le format anthologique de la série suppose que chaque « chapitre » fonctionne indépendamment des autres. Cependant, dans Fargo, un fil conducteur ténu relie entre elles les trois saisons. Il est révélé au dénouement de la deuxième4, puis au détour d’un énième rebondissement rocambolesque5. En miroir du travail des enquêteurs de la série, le spectateur est invité à assembler les indices qui comblent les vides entre les différentes saisons et construisent Fargo comme une totalité fictionnelle. Cette intertextualité n’est pas sans rappeler la technique consistant à « réutiliser » des personnages en les faisant réapparaître d’un roman à l’autre. Le réalisme, dont la mise en œuvre suppose la « complétude » d’un monde sans « trous » (Jameson, 2015), passe aussi par la mimésis des réseaux de personnes tissant l’étoffe réelle de communautés. Dans Fargo, la précarité du lien unissant les îlots narratifs isolés de chaque saison reprend ce procédé. C’est un peu comme si les personnages avaient continué à mener leur existence propre, hors-scène, au sein de la dimension fictive dans laquelle ils cohabitent. Le fait qu’ils soient sporadiquement mentionnés est presque anecdotique. C’est dans les blancs de la narration, les moments où nous les perdons de vue entre deux apparitions, que se solidifie leur existence. Cet archipel constitué de fragments de leurs vies nous rappelle en effet qu’ils ont une existence propre et complète en dehors, mais qu’ils apparaissent et disparaissent au gré du hasard des événements, comme le font par ailleurs les personnes réelles. Dans ce sens, la série imite la vie, mais non pas en s’astreignant à la sobriété logique qu’on lui attribue abusivement. Elle en mime plutôt les fluctuations et affirme, à travers le tissu intermittent des personnages, que celle-ci est n’est pas plus réaliste que la fiction.  

Vérités de facto et vérités de dicto

Enfin, nous constatons que la série permet une réflexion sur la pertinence même de la catégorie « vérité factuelle ». Umberto Eco conçoit la distinction fait fictionnel/fait réel en ces termes :

De toute façon on pourrait dire que les affirmations – non seulement les fictives, mais aussi les historiques – sont de dicto : les étudiants qui écrivent qu'Hitler est mort dans un bunker à Berlin déclarent simplement que c'est vrai selon leur manuel d'histoire. Autrement dit, exception faite des jugements dépendant de mon expérience directe (du genre il pleut) tous les jugements que je peux émettre en me fondant sur mon expérience culturelle (c'est-à-dire tous ceux concernant les informations enregistrées par une encyclopédie – à savoir, que les dinosaures étaient ainsi et ainsi, que Néron était mentalement perturbé, que l'acide sulfurique est H2SO4, etc.) sont basés sur de l’information textuelle et, bien qu'ils semblent exprimer de facto des vérités, ils sont simplement de dicto. Laissez-moi alors appeler vérités encyclopédiques tous ces articles de connaissance commune que j'apprends d'une encyclopédie (comme la distance du Soleil à la Terre ou le fait qu'Hitler est mort dans un bunker). Je tiens cette information pour vraie parce que j'ai confiance en la communauté scientifique et que j'accepte une sorte de division sociale du travail culturel par lequel je m’en remets à des gens spécialisés pour le prouver. (2010, 46)

Ainsi, la distinction que nous opérons entre les deux, fondée sur la supériorité aléthique de la connaissance consignée dans les encyclopédies, peut être nuancée si nous acceptons que le savoir « officiel » est aussi un dire, et donc, en un sens, une fiction. L’autorité du savoir livresque et conceptuel est d’ailleurs parodiée dans le prologue du neuvième épisode de la deuxième saison où le message initial s’inscrit cette fois-ci dans un livre et où intervient, pour une occurrence unique, un narrateur anglais qui annonce, en lisant ledit livre, le massacre à venir plus tard dans l’épisode. Les personnages, les lieux de l’intrigue, l’enchaînement causal des événements de la série, tout est d’ailleurs imprimé, noir sur blanc, dans les pages du livre que feuillette ce narrateur.

Eco pousse par ailleurs le paradoxe plus loin – un paradoxe qui semble informer certains aspects de Fargo. À titre d’exemple : un assassinat avéré – tel que celui de Kennedy par exemple – est-il plus vrai que ceux qui sont mis en scène par la série? Si Lester Nygaard n’a d’existence que dans l’ordre fictionnel de la série, il ne peut y avoir de vérité alternative dans laquelle il ne serait pas coupable; le fait qu’il sévisse uniquement dans la sphère de Fargo, et donc dans la réalité achevée du monde fictionnel auquel il appartient, font que l’énoncé « Lester a assassiné sa femme » sera toujours vrai, tandis que « Oswald a assassiné Kennedy » est tributaire de la découverte d’un nouvel indice, de l’ouverture des archives de la CIA, etc. C’est parce que la réalité procèderait d’une « légitimité empirique externe » (Eco, 2010, 48) que sa véracité serait toujours susceptible d’être discutée, tandis que la fiction porterait en elle sa propre « légitimité textuelle interne » (49). Eco le résume en ces termes :

Sur le fond d’une telle légitimité interne, nous considérons comme fou ou mal informé l’individu qui dit qu’Anna Karénine a épousé Pierre Besuchov, tandis que nous serions plus prudents avec celui qui émettrait les doutes sur la mort d’Hitler (48).

À la lumière de cette distinction, l’avertissement initial de la série devient presque une boutade ironique : l’univers romanesque qu’il crée se passe, nous le voyons, du soutien légitimant du fait divers.

La question du sens

Cette « fiction frauduleuse » invite donc à une réflexion sur les mécanismes des intersections structurelles de la fiction et de la réalité, en les articulant au grand thème qui la sous-tend – celui de la violence. Mais le dernier problème que pose la supercherie narrative dans Fargo est celui du sens. En effet, l’intrigue – en ce qu’elle est succession nécessaire d’une série d’événements – n’hésite pas à soumettre ses héros aux caprices de l’arbitraire et au despotisme du hasard. Quel sens donner alors à la vie si nous sommes ballotés au gré du sort ? Au premier abord, l’œil averti du spectateur qui a su déceler le mensonge initial peut trouver dans la série une réponse réconfortante à cette question.  En effet, dans la distance qui le sépare de l’adhésion au « True story », ce spectateur peut éprouver une sorte de soulagement à savoir que le monde réel est plus sensé que cela, et que les rapports de causalité qui le régissent ont des articulations moins lâches. Résister à la tentation d’accepter la fable comme vraie, c’est, dans un élan anti-cathartique, se préserver du malaise de se savoir exposé aux caprices du destin.

Seulement, si le monde de Fargo est bien fictionnel, c’est à la manière de tous les mondes fabuleux se déployant entre les lignes des avertissements des manuscrits trouvés. Fargo représente un écran, déformant et réfléchissant notre monde. Le détour par la fraude n’est en réalité qu’un retour forcé à la vérité. En donnant à voir un pendant fictionnel de notre monde, l’œuvre nous oblige à penser au modèle. Nul réconfort possible, donc, et nous sommes condamnés à prendre la pleine mesure de notre impuissance, aussi bien dans la vie que dans la fiction6.

 

Bibliographie

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Barthes, Roland. 1991. Essais critiques. Paris : Seuil, 288 p.

Cohen, Finn. 2017. « Noah Hawley on Season 3 of ‘Fargo’ and a ‘Post-Truth World’ ». The New York Times. URL : https://www.nytimes.com/2017/06/21/arts/television/fargo-season-3-finale... [consulté le 11 novembre 2017].

Clémot, Hugo. 2015. « Les séries télévisées nous rendent-elles meilleurs? (1/4) : Fargo ». Les chemins de la philosophie. Entrevue radiophonique réalisée par Adèle Van Reeth. Paris : France Culture. 53 min. URL : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/les-series-nous-rendent-elles-meilleurs-14-fargo [consulté le 25 novembre 2017].

Eco, Umberto. 2010. « Quelques commentaires sur les personnages de fiction ». SociologieS, Dossiers Émotions et sentiments, réalité et fiction. URL : http://sociologies.revues.org/3141- [consulté le 4 novembre 2017].

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Jaffe, Ira. 2007. Hollywood Hybrids : Mixing Genres in Contemporary Films. Lanham : Rowman & Littlefield Publishers, 192 p.

Jameson, Fredric. 2015. The Antinomies of Realism. Londres : Verso, 326 p.

Rousset, Jean. 1989. Forme et signification, Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel. Paris : Librairie José Corti, 194 p.

Travers, Ben. 2016. « ‘Fargo’ Creator Noah Hawley Explains the UFOs in Season 2 (Thanks to Beau Willimon) ». Indiewire. URL: http://www.indiewire.com/2016/06/fargo-ufo-meaning-explanation-noah-hawley-season-two-1201687564/ [consulté le 30 novembre 2017].

Wagner, Frank. 2006. « Le récit fictionnel et ses marges : état des lieux ». Vox poetica. URL : http://www.vox-poetica.org/t/articles/wagner2006.html#_edn1 [consulté le 3 novembre 2017].

Pour citer cet article: 

Ben Jemaa, Farah. 2018. « "This is a true story" : le masque du fait divers dans la série télévisée Fargo de Noah Hawley ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/ben-jemaa-27 (Consulté le xx / xx / xxxx).