La production romanesque de Patrick Chamoiseau1 est traversée par une réflexion sur la langue2, l’imaginaire3 et l’écriture4 qui se trouve à la fois reprise et commentée dans son essai autobiographique Écrire en pays dominé5. Paru en 1997, le texte thématise la trajectoire intellectuelle de Chamoiseau, depuis la prise de conscience d’une domination exercée par la langue et la littérature françaises sur son imaginaire jusqu’à la valorisation de l’identité créole dans son écriture. Ainsi, l’écrivain tend à inscrire ses choix artistiques dans la continuité d’une démarche introspective et critique.
L’œuvre est divisée en trois parties, qui correspondent respectivement au récit d’une venue à l’écriture, à l’exploration de l’histoire oubliée des Antilles et à l’élaboration d’une poétique nouvelle. Malgré sa progression linéaire, qui tend à faire converger l’écrivain, le narrateur et le personnage6 vers une temporalité et une vision du monde partagées, le texte produit une impression de collage. Certains fragments textuels, notamment les paroles attribuées au Vieux guerrier7 et les citations formant la « sentimenthèque8 » de l’écrivain, impliquent en effet des changements typographiques et logiques par rapport au récit principal, ce qui rompt la continuité narrative. Placés en marge du récit personnel, ces extraits semblent cependant dialoguer avec lui dans la reprise d’idées ou de thèmes prégnants, conférant ainsi à la plurivocalité9 une visée paradoxale : celle d’ouvrir à la diversité et de renvoyer à une totalité.
À partir d’une analyse énonciative, nous chercherons à montrer que l’intégration de voix et de discours autres témoigne chez l’écrivain d’une volonté de se dire sans être réduit à une identité figée, et permet d’articuler une conception de l’être, de la littérature et du monde10. Notre argumentation se fera en trois temps, afin de situer la plurivocalité dans l’économie de l’œuvre : nous nous intéresserons d’abord au récit de soi et à ses mécanismes, pour ensuite analyser les rapports qu’il entretient avec les voix d’autrui et, enfin, cerner le projet d’écriture global qui confère à l’œuvre sa cohérence.
Dans son ouvrage Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune définit l’autobiographie comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune, 1996, 14). Par sa dimension narrative et sa perspective rétrospective, l’autobiographie se distingue théoriquement de l’essai, qui vise plutôt à une exploration du réel dans et par l’écriture11. Ces genres se confondent toutefois dans le texte de Chamoiseau qui montre que l’Écrire peut être un lieu à la fois d’observation, de connaissance et de réappropriation de soi. Le terme « Écrire », préféré par Chamoiseau à celui d’« écriture », insiste d’ailleurs sur le geste de l’écrivain plutôt que sur la représentation scripturale qui en découle, mettant en valeur la dimension exploratoire, créatrice et dynamique de son entreprise.
À travers le récit d’une aliénation identitaire et de son dépassement, Chamoiseau questionne les fondements de l’identité et affirme la nécessité d’inscrire sa trajectoire individuelle dans l’histoire collective des Antilles. Écrire en pays dominé s’ouvre sur une prise de conscience de la domination insidieuse exercée par le Centre, c’est-à-dire par l’Occident colonisateur, sur les Antilles. Cette domination, qui investit les discours sociaux et historiques, mais aussi l’espace symbolique de la langue française, entraîne une inadéquation du sujet à lui-même, et neutralise toute expression individuelle :
Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie? Comment écrire, dominé? (Chamoiseau, 2011, 17)
Dès l’incipit, Chamoiseau signale le décentrement du sujet, tiraillé entre ses valeurs intrinsèques et celles qui lui sont imposées du dehors, entre la conscience de soi et le discours dominant. Le dialogue instauré par la forme interrogative entre un je et un tu qui réfèrent à une même entité12 révèle en effet l’identité problématique du narrateur, qui apparaît à la fois sujet et objet de discours. Ce décentrement gêne la prise de parole sur soi et sur le monde, et contrarie l’écriture, ce que vient d’ailleurs souligner l’anaphore « Comment écrire », qui scande les effets de la domination.
La première partie du texte de Chamoiseau, « Anagogie par les livres endormis », se présente comme un parcours rétrospectif visant à saisir le « déport de l’imaginaire » (118) et à cerner les marques de la domination dans l’écriture : « Il me fallait […] interroger mon écriture, longer ses dynamiques, suspecter les conditions de son jaillissement et déceler l’influence qu’exerce sur elle la domination-qui-ne-se-voit-plus. » (21-22) Chamoiseau nous convie ainsi à une remontée vers l’origine de la domination coloniale et du geste d’écriture, dont la narration est respectivement assumée par la voix du Vieux guerrier et celle du Marqueur de paroles. Essentiellement autobiographique, la première partie du livre retrace l’éveil de Chamoiseau à la lecture et à l’écriture, deux actions qu’il considère indissociables : tandis que la fascination éprouvée dans l’enfance pour les classiques français donne lieu à une écriture décalée et dépossédée d’elle-même, la lecture du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire façonne à l’adolescence une « poésie de combat » (59), inspirée du mouvement de la Négritude. Chamoiseau souligne le rapport ambivalent qu’il entretient avec ces lectures qui, dans un même mouvement, stimulent l’imaginaire et le déplacent hors d’une parole authentique.
La tension transparaît notamment dans ce passage consacré au retentissement des grandes œuvres françaises chez l’écrivain :
Et ces forces s’étaient imposées à moi avec l’autorité impérieuse de leur monde qui effaçait le mien. Elles m’avaient décuplé de vies mais en dehors de moi-même. Elles m’avaient annihilé en m’amplifiant. Et c’est avec ces mondes allogènes que mes écrits fonctionnaient dans un déport total. J’exprimais ce que je n’étais pas. Je ne percevais du monde qu’une construction occidentale, déshabitée, et elle me semblait être la seule qui vaille. Ces livres en moi ne s’étaient pas réveillés; ils m’avaient écrasé (47).
Construit sur l’antithèse entre un surcroît de vie – une amplification de soi au contact des auteurs occidentaux – et un anéantissement – un écrasement du sujet –, cet extrait dévoile les mécanismes retors de la domination et ses effets sur l’imaginaire. Si l’enchevêtrement des points de vue passés et présents met en évidence un décalage entre l’homme et l’écrivain – qui s’énonce clairement dans la phrase « J’exprimais ce que je n’étais pas. » –, l’usage de l’imparfait tend cependant à le situer dans un passé révolu, et laisse croire que l’écrivain, au cours de son cheminement intellectuel, a acquis la capacité de se dire. Ce parcours, fondé sur une relecture des livres marquants et une interrogation neuve de l’histoire de la colonisation aux Antilles est explicité dans le second chapitre, dont la forme diffère sensiblement du premier.
À la dimension autobiographique, qui occupait une place prépondérante dans la première partie du livre, vient se greffer une rêverie sur l’histoire collective qui s’appuie tantôt sur des faits historiques, tantôt sur une reconstitution imaginaire. L’écrivain sonde ainsi les liens complexes qui se nouent entre littérature et réalité, rêve et vérité, imaginaire et discours référentiel, afin de montrer leurs influences réciproques et leurs possibles échanges. Cela lui permet d’appréhender les présupposés idéologiques du discours dominant, mais aussi de faire contrepoint à son « Histoire majuscule » (32), laquelle se veut à la fois unique et universelle. Par le biais de l’écriture, Chamoiseau explore la richesse et les profondeurs des mémoires oubliées par l’Histoire dominante, investit les silences des peuples opprimés et parvient ainsi à révéler une diversité antillaise que le discours colonial avait occultée :
Autour de moi, la colonisation avait mené discours. Elle avait nommé. Elle avait désigné. Elle avait expliqué. Elle avait installé une Histoire qui niait nos trajectoires. Elle s’était écrite sur nos silences démantelés. M’immerger dans ces silences gisant sous la proclamation. En minutie, vivre les paroles tombées sans voix sous l’écriture (105).
Cette « quête du profond » (105), cette recherche d’un réel dissimulé « sous » le dire, doit se placer en marge du discours colonial et de ses avatars, lesquels se réclament d’une vérité qu’ils participent eux-mêmes à construire. Pour échapper à cette circularité sans pourtant se cantonner dans un contre-discours – qui n’est jamais en position d’extériorité avec le discours qu’il cherche à subvertir13 –, Chamoiseau convoque le rêve et l’imaginaire : « Aller au rêve. Haler le rêve. C’était là, je le compris soudain, le mode meilleur de connaissance : rêver, rêver-pays. […] Le rêve pouvait dénouer les ferrements coloniaux posés à nos réalités. » (106) L’Écrire est donc à la fois témoin d’une émancipation intellectuelle et partie prenante de celle-ci, puisqu’il permet d’accéder à une connaissance autre, de rêver les existences tues par l’Histoire et de les aborder librement, hors des préjugés et des présupposés coloniaux.
La progression du second chapitre est calquée sur les différentes figures de la colonisation aux Antilles rêvées par le narrateur. Celui-ci se démultiplie en plusieurs « Moi » – « Moi-colons », « Moi-Amérindiens », « Moi-Africains » et « Moi-Indiens, moi-Chinois, moi-Syro-Libanais » –, ce qui amène l’écrivain à repenser son héritage identitaire et à faire valoir ses origines métissées. Cette mosaïque de « moi » tend à estomper les frontières entre soi et autrui : « Chaque Autre devient une composante de moi tout en restant distinct. » (223) Dès lors, les présences autres sont appréhendées à partir de la subjectivité du sujet, et non de façon autonome, ce dont témoignent les fréquents changements de focalisation au sein de chaque rêverie. En effet, les personnages historiques et les peuples convoqués par l’imaginaire ont une parole qui parfois rejoint celle du narrateur jusqu’à s’y confondre, parfois s’en éloigne, et ce, selon les déplacements d’un « je » et d’un « moi » pluriels. Ainsi le narrateur, dans un même mouvement, endosse et retire le masque du colon, appelle et rejette sa vision du monde :
Moi-colons, je trace les champs et les villes au cordeau. Je veux des alignements géométriques qui civilisent les rives au-dessous du chaos naturel. Carrelage de l’ordre et de la mesure face aux profusions hasardeuses de ce monde que je ne comprends pas. Je découvre, comme une vague qui dissipe son écume, cette opposition initiale en moi. Le désordre illisible du pays et l’ordre clarificateur de l’emprise coloniale. Rêver cette circulation entre ces modes de relations au monde. Féconder mon Écrire de mesures et de perturbations. Je suis ainsi écartelé (117).
Dans cet extrait, la focalisation interne, centrée sur la vision du colon, est perturbée par une parole autre, celle de l’écrivain, dont le point de vue transparaît déjà dans le « que je ne comprends pas ». Ce syntagme, qui introduit un jugement sur le discours colonial, vient substituer à la vision du colon sa résonnance chez l’écrivain. Les trois dernières phrases constituent quant à elles une réflexion métatextuelle14 sur la variation des points de vue. La polyphonie de cet extrait15, et plus généralement du second chapitre, illustre une nouvelle conception de l’identité créole, sensible à ses diverses composantes et aux relations qui se nouent entre elles.
Ainsi, Chamoiseau est amené à situer sa parole autobiographique au confluent de mémoires variées. Ses lectures, les événements historiques et le discours colonial ayant façonné ses rapports au monde et à l’écriture, il ne peut en faire abstraction dans le récit de sa trajectoire individuelle. Cette déconstruction des frontières couramment admises entre singularité et collectivité, intériorité et extériorité, identité et altérité, trouve à s’exprimer dans la forme même que prend le texte.
Au sein du genre autobiographique, qui implique l’identité des instances du personnage, du narrateur et de l’écrivain16, le sujet se signale aussi bien dans l’énoncé que dans l’énonciation. Cette coïncidence du dit et du dire est évoquée ainsi par Elisabeth W. Bruss :
Un autobiographe assume un rôle qui est double. Il est à l’origine du sujet du texte et à l’origine de la structure que son texte présente. […] L’individu qui se révèle dans l’organisation du texte est supposé être identique à un individu auquel il est fait référence à travers le sujet du texte (Bruss, 1974, 23).
Autrement dit, les choix formels et les événements racontés permettent également à l’écrivain de se dire et de retracer l’histoire de sa personnalité. Dans cette perspective, le dédoublement de l’instance narrative et l’intégration de citations au récit personnel, procédés qui fragmentent le texte de Chamoiseau, semblent en outre participer à sa cohérence en faisant écho à une conception de l’identité plurielle et mouvante.
Pour appréhender à la fois l’imaginaire et son assujettissement aux valeurs du Centre, la langue française et son espace symbolique, Chamoiseau dédouble l’instance narrative, confiant au Vieux guerrier la narration des événements historiques liés à la colonisation et au Marqueur de paroles le récit de sa formation intellectuelle. Bien que le Vieux guerrier représente une facette de la conscience de l’écrivain, il apparaît surtout comme le témoin et la personnification des dominations historiques :
[Ces questions] suscitèrent un étrange personnage, une sorte de vieux guerrier, venu de tous les âges, de toutes les guerres, de toutes les résistances, de tous les rêves aussi qu’ont pu nourrir les peuples dominés. Il semblait porter les plaies de ce monde et mes blessures les plus intimes (Chamoiseau, 2011, 22).
Sa voix, enchâssée dans les souvenirs du Marqueur de paroles, suit une progression autonome; à chacune des trois parties du texte correspond ainsi l’explicitation d’une forme de domination : la Brutale, la Silencieuse et la Furtive17. Placées en marge du récit personnel, ses nombreuses interventions sont introduites par la phrase « Le vieux guerrier me laisse entendre » et viennent se clore avec la mention « Inventaire d’une mélancolie », qui leur est accolée à la manière d’une référence. Ainsi délimité en amont et en aval, le discours du Vieux guerrier porte l’empreinte d’une douleur et d’une souffrance collectives. Il manifeste par ailleurs une connaissance approfondie de l’idéologie coloniale qui se révèle incompatible avec l’aliénation passée de l’écrivain. D’où la nécessité de distinguer la parole attribuée au Vieux guerrier du récit individuel fait par le Marqueur de paroles : cela permet de confronter des perspectives divergentes et d’éclairer le passage de l’illusion à la lucidité qui s’opère dans et par l’écriture chez Chamoiseau.
Une continuité semble cependant s’établir au-delà des ruptures typographiques, temporelles et logiques que suppose le passage d’une voix narrative à l’autre. Des procédés comme l’apostrophe, l’analogie et le contraste, la reprise de mots ou de thèmes, instaurent en effet un dialogue entre la voix historique du Vieux guerrier et la voix personnelle du Marqueur de paroles, participant ainsi à la cohésion18 de l’œuvre. La première semble alors s’inscrire en creux du récit personnel pour venir le compléter, lui apporter des précisions ou encore faire résonner la portée symbolique de certains termes. Par exemple, dans l’extrait qui suit, la connotation coloniale du verbe « planter », latente dans le discours du Marqueur de paroles, est mise en évidence par le Vieux guerrier :
Je lisais donc leurs gracieux textes et m’émouvais d’y retrouver un peu de moi-même, comme une ombre du pays-mien que ces écrivains avaient remisé dans les soutes d’une citadelle étrangère. Citadelle que les livres déifiés avaient dressée en eux, avaient plantée en moi.
Le vieux guerrier me laisse entendre : … pour prendre possession, ils plantaient leur étendard et soulevaient leur croix. Ainsi, le Territoire n’appartient même pas à celui qui était là "avant", mais bien à celui qui dispose de la légitimation divine universelle. (Chamoiseau, 2011, 54. Nous soulignons.)
Si le verbe « planter » a déjà une connotation négative dans le discours du Marqueur de paroles – puisqu’en s’opposant au verbe « dresser », il substitue à l’élévation un enfoncement –, c’est bien la réappropriation de ce terme par le Vieux guerrier qui révèle son ancrage historique. Ce dernier aborde en effet la prise de possession coloniale et son processus d’autolégitimation de façon ironique, soulignant son absurdité et dévoilant ses présupposés idéologiques : au nom d’une religion unique et « universelle », les colons nient l’appartenance du Territoire à ses premiers habitants et justifient leur prise de possession, dont la croix constitue à la fois le signe et l’emblème. Dès lors, le glissement sémantique du verbe « planter » – le sens figuré laissant place au sens propre – rattache le discours du Vieux guerrier au récit du Marqueur de paroles et, ainsi, met en rapport la fascination exercée par le Centre sur les poètes doudous avec les procédés pervers de la colonisation. Les deux voix narratives semblent donc se faire écho, tout en conservant une certaine autonomie, dans un jeu d’appels et de réponses qui s’apparente au dialogue théâtral.
Or, à mesure que le texte progresse et que le Marqueur de paroles accède à une nouvelle connaissance de l’identité créole, les frontières se brouillent entre sa voix et celle du Vieux guerrier. Bien que les distinctions typographiques demeurent, l’histoire collective est peu à peu assumée par le Marqueur de paroles, qui devient « Guerrier de l’imaginaire ». Les deux instances narratives apparaissent donc complémentaires, vouées à se rejoindre dans la totalité de l’œuvre, comme le suggère ce commentaire métatextuel de l’écrivain :
Nous nous répétions à des rythmes différents. Nous cherchant dans les mêmes douleurs mais pas au même moment. Moi dans mon Lieu-en-devenir, lui dans le Monde. Moi dans le Monde, lui dans son Lieu-virtuel, nous rencontrant par déports, accidents, et nous retrouvant à la fin, ou plutôt dans l’ensemble (348-349).
L’enchevêtrement de ces deux trames acquiert alors une visée double : celle d’ouvrir le récit à une histoire collective tout en renvoyant à la cohérence d’une trajectoire individuelle. Les rapprochements et les écarts qui s’observent entre les deux voix narratives semblent montrer l’influence qu’exerce la connaissance de la dimension historique sur le parcours intellectuel de l’écrivain et vice versa. Des échanges instaurés entre histoire singulière et histoire collective se dégage une représentation flexible de l’identité, celle-ci étant amenée à se modifier et à se redéfinir au contact des voix d’autrui. Cette porosité des frontières entre soi et autrui, qui amène l’écrivain à se dire de façon détournée, se retrouve également dans ce que Chamoiseau appelle sa « sentimenthèque ».
Constituée de fragments disséminés dans l’œuvre, la sentimenthèque entremêle la parole d’auteurs marquants avec les sentiments que cette parole a suscités chez Chamoiseau, ce qui lui confère une épaisseur polyphonique :
Comme toujours, quand je me lance à l’abordage de moi-même, les livres-aimés, les auteurs-aimés, me font des signes. Ils sont là. Ils m’habitent en désordre. Ils me comblent d’un fouillis. Tant de lectures depuis l’enfance m’ont laissé mieux que des souvenirs : des sentiments. Mieux qu’une bibliothèque : une sentimenthèque. (24. L’auteur souligne.)
La parole d’autrui passe alors par le filtre de la subjectivité de l’écrivain, tout en conservant son origine : chaque extrait est en effet précédé du nom de l’auteur qui l’a inspiré. Ces mentions explicites, conjuguées à une disposition particulière, tendent à placer les extraits de la sentimenthèque en marge de la narration. À cela s’ajoute une différence sensible dans la forme puisque les citations empruntent volontiers leur ton, leur éclat et leur pouvoir évocateur à la poésie. Présentée par le narrateur comme une réappropriation désordonnée et éparse de textes marquants, la sentimenthèque apparaît au contraire fortement structurée, articulée autour de la valorisation de l’imaginaire et de la diversité. De fait, les poètes, romanciers, conteurs, philosophes ou textes mythiques convoqués par Chamoiseau proviennent d’époques et d’horizons socio-culturels divers. Ce foisonnement traduit une volonté d’embrasser la littérature comme ensemble pluriel, et situe la parole de l’écrivain au croisement de traditions et d’influences variées.
Si l’écriture est dite façonnée par les lectures, elle les façonne à son tour en les insérant dans une parole singulière, orientée par une certaine vision du monde19. La réappropriation intertextuelle de Chamoiseau rend en effet indiscernables les frontières des textes cités, et ce, même si elle ne procède pas à la « linéarisation » de l’ensemble textuel, traitement dont Laurent Jenny souligne le rôle fondamental « pour constituer un texte composite comme totalité neuve » (Jenny, 1976, 273). Plutôt que de fondre les voix d’autrui dans la progression linéaire du récit autobiographique en uniformisant la forme de l’expression, Chamoiseau fait résonner sa voix au sein même des citations qu’il prête à autrui. En cela, l’écrivain semble accomplir le travail d’assimilation et de transformation des textes que suppose toute pratique intertextuelle20, mais aussi donner en spectacle la réécriture critique qu’il opère en affichant ses mécanismes. Il devient alors difficile de déterminer ce qui relève de la parole de Chamoiseau ou des auteurs cités.
Toutefois, la récurrence de certains syntagmes dans un ensemble aussi diversifié que celui de la sentimenthèque signale en creux la présence de l’écrivain et éclaire ses prises de position quant aux fonctions et aux possibilités de l’écriture. Scandés par le terme « Contre », les extraits de la sentimenthèque emploient souvent l’impératif ou un infinitif didactique destiné à guider le cheminement de l’écrivain vers l’ombre, le rêve, et à le soustraire aux « clarifications asservissantes » (Chamoiseau, 2011, 97) du Centre. Ainsi revient l’expression « Contre les murailles du Vrai » à propos de Saint-Exupéry, de García Márquez et de Lewis Carroll :
De Saint-Exupéry : Contre les murailles du Vrai, la force limpide du simple, et du juste, sans transparence ni clarté. – Sentimenthèque (61).
De García Márquez : Contre les murailles du Vrai, le dire horizontal et les rideaux du Temps, enchante en lucioles, en odeurs, en improbables naturels, en cercles de démesures, ourle la phrase et foisonne, foisonne dans les possibles de l’esprit; et prends garde aux mécaniques de la Merveille. – Sentimenthèque (214).
De Lewis Carroll : Contre les murailles du Vrai, émerveille, ho émerveille. – Sentimenthèque (240).
Une isotopie se dégage de ces fragments et, plus généralement, de l’ensemble de la sentimenthèque : tous semblent articuler un refus de l’idée de vérité avec une valorisation du rêve et de l’écriture – lesquels partagent un pouvoir paradoxalement démystifiant et merveilleux. Comme cette isotopie est également développée dans le récit autobiographique, elle revêt un caractère métalinguistique et donne lieu à une évocation détournée de soi par le biais des voix d’autrui. Celles-ci servent donc en dernière instance la dimension autobiographique du texte, bien qu’elles s’inscrivent en marge du récit personnel. En outre, la fragmentation du récit et l’hétérogénéité narrative qui résultent du processus intertextuel semblent opposer à l’idée de vérité une résistance formelle, qui fait écho à une prise de position de l’écrivain face au discours colonial.
Nous avons vu que la plurivocalité reflète, sur le plan de l’énonciation, une conception de l’identité plurielle acquise par Chamoiseau au cours de son cheminement réel et rêvé. Il s’agit maintenant de montrer que ce procédé s’insère dans une vision plus large de l’écriture et du monde. Écrire en pays dominé met en scène une parole traversée de voix et de discours autres qui conservent leur autonomie, mais trouvent à s’harmonier pour faire émerger une cohérence d’ensemble. Ce dialogue entre le dedans et le dehors, entre la subjectivité du sujet et celle d’autrui, contribue à « installer l’Unité dans le désordre de la structure » (317) en renvoyant à une poétique globale, inspirée des travaux d’Édouard Glissant, qui prône la diversité dans la « mise-en-relations ».
La poétique du Divers substitue aux dichotomies du discours colonial un autre mode d’appréhension de soi et du monde, « ni en rupture, ni en opposition » (331), mais plutôt fluide, mouvant, pluriel, fondé sur un imaginaire de Diversalité21. L’écriture y dévoile sa fonction fondamentale qui serait d’articuler entre elles des réalités apparemment incompatibles, tout en conservant la spécificité de chacune : « Conserver la valeur du Divers demande lumière tissée dans l’ombre, partage et distance, de la mise-à-portée et du maintien inexplorable. La connivence pouvait initier aux altérités brusques. Les distances augmenter les accords. » (317) Loin de se réduire à un amalgame, le Divers vise à conserver l’altérité dans la relation et, ainsi, à ouvrir à de nouvelles perspectives de connaissance. L’oxymore devient la figure privilégiée par le Marqueur de paroles pour donner à lire sa poétique, non seulement pour l’énoncer, mais aussi pour la montrer. Le dernier chapitre multiplie ainsi les alliances de mots contradictoires qui, par leur subversion des partages binaires, font émerger une conception changeante et plurielle du monde, riche de tous ses possibles. Notons à titre d’exemple les associations « vide-plein » (316), « installé-déplacé » (319), « enchantée-désenchantée », « damnée-divinisée » (338), dans lesquelles les deux signifiants sont joints par un trait d’union, et qui renvoient non seulement au signifié de chaque terme, mais aussi au sens général que leur prête la mise-en-relations. Ce type d’associations se retrouve par ailleurs dans la structure d’ensemble du texte, qui fait coexister réel et imaginaire, passé et présent, langues française et créole.
Si la poétique du Divers s’énonce clairement comme telle dans la troisième partie du texte, à dimension plus essayistique, elle traverse cependant l’œuvre entière. Valorisant la polyphonie, une intertextualité foisonnante, un éclatement de la temporalité et les débordements génériques, la poétique du Divers fait écho à des procédés qui, nous l’avons vu, sont récurrents dans le texte de Chamoiseau et participent à son originalité. Écrire en pays dominé semble par conséquent fondé sur une volonté d’accéder au Total et au Divers par le biais du langage, ce que traduisent de façon exemplaire les commentaires du Marqueur de paroles insérés dans le discours du Vieux guerrier. Ces commentaires prennent le plus souvent la forme de didascalies indiquant les intonations et les modulations de la voix du Vieux guerrier. On y retrouve de nombreuses correspondances ou synesthésies qui allient les sens entre eux et rendent la voix porteuse de couleurs, de saveurs, d’odeurs, à la manière du langage nouveau auquel rêvait Rimbaud22 : « sa voix lève, cannelle brûlée » (59), « il soupire, alcool de roses salées » (115), ou encore « il gronde, puis sa voix s’étale comme une lumière de cardamone » (121), pour ne citer que ces exemples. La dernière partie du texte vient ainsi justifier et légitimer les choix esthétiques de Chamoiseau, dans une sorte de commentaire métatextuel qui réfère à l’œuvre en train de s’écrire et, plus généralement, à l’œuvre complète de l’écrivain.
En somme, Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau se révèle très cohérent, au-delà de son apparente hétérogénéité. Si le texte semble s’écarter du pacte autobiographique en convoquant les voix d’autrui, issues du discours historique ou du corpus littéraire, et en puisant dans des genres variés comme le théâtre, le roman et la poésie, une étude plus approfondie révèle que ces genres et ces voix servent finalement la portée autobiographique du texte. À travers la parole d’autrui, Chamoiseau aborde en effet sa propre trajectoire, exprime et illustre sa conception de l’identité créole – à laquelle il se rattache – et son refus de tout discours monologique.
De la même façon, les dimensions autobiographique et essayistique apparaissent indissociables dans le texte : tandis que la vie de l’homme sert à situer la poétique de l’écrivain, l’explicitation de cette poétique traduit une certaine vision du monde propre à Chamoiseau. Cette convergence d’une réflexion sur l’identité, l’écriture et le monde est rendue possible par le dialogue instauré entre l’énoncé et l’énonciation, entre le dit et le dire. La plurivocalité joue un rôle déterminant dans cette cohérence d’ensemble, puisqu’elle fait écho à la fois à l’identité collective dont se réclame Chamoiseau et à la poétique du Divers qu’il élabore.
En nous intéressant aux manifestations de la plurivocalité qui supposent une discontinuité narrative, nous avons dû laisser de côté les intertextes césairiens et glissantiens qui, pourtant, sillonnent l’écriture de Chamoiseau et lui donnent forme. Notre lecture doit donc avouer en dernière instance son caractère partiel et provisoire.
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