En 2014, suite à l’émoi que cause le décès précoce de Vickie Gendreau, une romancière québécoise âgée de tout juste 24 ans, Boréal fait paraître une deuxième édition de Testament, son premier roman paru originalement en 2012. Sur la page couverture nous pouvons lire : Vickie Gendreau, Testament, Roman. En gros plan, un immense visage de jeune femme. Elle est jolie et maquillée. Ses yeux sont mi-clos, sa bouche est entrouverte. « Est-ce elle? », se demande peut-être un.e futur.e lecteur.trice, « Est-ce Vickie Gendreau? ». Si l’image choisie par Boréal tâche à tout prix d’assigner à cette fiction le visage d’une Vickie Gendreau maquillée et séductrice, le « je » se retrouvant au sein des pages s’érige plutôt contre une telle persona. En effet, il semble que ce visage jeune et en santé, qui serait celui de feue Vickie Gendreau, tremble et tombe au fil de la lecture. Ainsi, c’est plutôt un corps malade qui sera mis de l’avant dans Testament et dans Drama Queens, deuxième et unique autre roman de Gendreau, publié de manière posthume en 2014.
Dans ces deux œuvres, le corps est un lieu paradoxalement mouvant qui a comme ancrage la condition de sa maladie. Vickie, narratrice de Testament, est malade; Victoria Love ou Victoria Love Gendreau (Gendreau, 2014, 154), narratrice de Drama Queens, l’est aussi. Cette dégradation du corps influence l’énonciation de leur « je » : les modalités du dire obéissent à une logique autre que celle du quotidien d’un corps sain et il devient impossible au corps malade de se donner à lire tel qu’il était avant. Dans les récits de Gendreau, la mise en récit du « je » s’accomplit par une extériorisation de soi. Dédoublé et débordant, celui-ci se tourne vers autrui et délaisse son unité. C’est à travers la multiplicité et à partir d’autres lieux que celui de son propre corps malade qu’il trouve une façon de s’inscrire dans la narration. Puisque cet enjeu occupe une place centrale dans les deux romans de l’auteure, nous cherchons à penser ici un épanchement du singulier vers le pluriel à partir du « je » discursif et corporel mis en récit. Dans cette logique, caractérisée par un glissement et une ouverture, le dispositif du corps malade servira de point fixe : c’est depuis le lieu de ses représentations que se déploie l’esquisse d’une potentielle communauté agencée par une prolifération et une pluralisation de « je ». Le corps fuyant et les identités transposables et transférables des narratrices de Gendreau permettent de penser une communauté qui s’imagine au-delà d’une singularité quelconque, pour reprendre ici l’idée de Giorgio Agamben (1990).
Dans Testament, Vickie est mourante. Elle compose son testament sous la forme de fichier Word (.doc) destiné à nombre de ses proches. Ensemble, ces textes .doc ayant, pour la plupart, un titre humoristique qui fait directement écho à la culture hollywoodienne (« Eye’s Wide Plotte », « Poulin Rouge », « Almost Schwarzenegger », « Nipple Kidman »), constituent le document proprement « testamentaire » au sein du roman. L’aspect référentiel et comique des titres testamentaires peut être pensé comme une première manifestation d’un désir de transposition de soi. Vickie se projette presque dans une réalité post-mortem où son corps malade accède au grand écran. La déformation des titres établit, en quelque sorte, un univers parallèle qui s’inscrit en filigrane du roman: nous reconnaissons les référents hollywoodiens et comprenons aussi que leur détournement reflète l’impossibilité d’une représentation d’un corps malade, comme celui de la narratrice, dans une « réalité » hollywoodienne. Les actrices américaines n’accèdent pas au statut de superstar tout en étant confinées à leur lit d’hôpital, le préfixe de l’appellation privilégiée en témoigne : elles sont fortes, supers – elles savent soumettre leurs corps à leur bon vouloir afin de surmonter la maladie qui n’était que de passage, chose que Vickie ne peut faire (Marzano, 2016, 97). Ainsi, la présence de cet univers testamentaire pseudo-hollywoodien, si elle rend déjà visible une certaine imposture en forçant la cohabitation de deux registres à priori éloignés l’un de l’autre, témoigne aussi d’une structure narrative pensée à partir du lieu qu’est le corps malade : le « je » de Vickie se transporte et se met en scène hors de lui. Avant même que la lecture des fichiers .doc soit entamée par leurs destinataires – et donc que ce « je » mis en récit ne soit transformée par le biais de la lecture qu’en feront ceux-ci – Vickie agence son propre déploiement narratif en expulsant son « je » du lieu propre de son corps.
La lecture de ces textes par les légataires, tel qu’imaginée par la narratrice1, est ce qui constitue l’autre volet de l’œuvre. Vickie tisse ainsi un réseau de « je » à partir de la réception fabulée de ses textes funéraires. Elle se pluralise en tant que sujet narratif par le biais d’une réception aux yeux d’autrui qu’elle-même met en scène : les interprétations énoncées à l’égard de son décès agissent en tant que continuation déformée, mais persistante, de sa propre persona. Ainsi, Testament et Drama Queens peuvent être lus en s’appuyant sur le concept de la communauté à venir de Giorgio Agamben dans son ouvrage La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Agamben postule que nous pouvons penser une communauté qui n’en est pas une et que c’est par le biais de cette appartenance paradoxale que l’être singulier « est envisagé non par rapport à une autre classe où à la simple absence générique de toute appartenance, mais relativement à son être-tel, à l’appartenance même » (Agamben, 1990, 10. l’auteur souligne). La singularité quelconque qu’énonce Agamben – ce concept qui est de l’ordre non d’une indifférence, mais d’un foisonnement de l’être « tel que de toute façon il importe » (9) – est perceptible dans ce mouvement opéré par le « je » des récits de Vickie Gendreau. En se dispersant et en se reconstruisant continuellement, ce « je » de la narratrice est toujours à venir; l’instabilité même de sa présence est, d’après nous, « une communauté en puissance d’être » (Causse, 2008, 249). Ainsi, il nous importe de penser les différentes modalités qui, au sein des œuvres de Gendreau, permettent l’émergence d’une communauté à venir, une communauté en devenir dans laquelle le « je », se trahissant, est à la fois soi et autre, singulier et pluriel. L’articulation et l’actualisation de cette logique ne semblent néanmoins possibles que par l’entremise du dispositif du corps malade des narratrices, celui-ci agissant en tant que vecteur qui agence la création d’interfaces permettant cette multiplication du « je ».
L’écriture testamentaire suit une logique du don et de la commémoration. Dans une certaine mesure, Testament se raccroche à cette tradition puisque Vickie se désigne des légataires. La formulation de certaines phrases en témoigne : « À Stanislas, je lègue. / Ces deux textes, / un chat au piano/ et deux centaines de fennecs » (Gendreau, 2012, 39). À la suite de cet extrait, nous trouvons deux textes adressés au dénommé Stanislas, homme duquel Vickie était amoureuse. Vickie ne ment pas puisque voici le legs promis. Toutefois, du fait que ce legs est une mise en scène de la narratrice, le véritable don qu’orchestre Vickie est plutôt de l’ordre de la contamination : la narratrice fait don de soi dans l’optique où elle se dissémine dans autrui. Vickie agence dès lors sa propre commémoration et assure, en quelque sorte, qu’une mémoire d’elle subsiste au-delà de sa mort. Toutefois, à l’encontre d’une logique testamentaire typique, cette commémoration a comme but non de figer une image précise de Vickie, mais d’assurer plutôt sa mouvance et, à travers cela, sa persistance. La mémoire se veut ici vivante, perpétuellement en devenir.
Ainsi, cette structure du legs est mise en place afin d’assurer un futur au « je » de Vickie, notamment à travers la lecture du testament que font Stanislas et les autres légataires. Dès lors, le testament remplit sa fonction première : il atteste d’un présent de la narratrice en plus d’un futur souhaité, celui-là posthume. Ce présent est celui de Vickie : un temps qui, en raison de son corps malade qui séjourne à l’hôpital en quasi-permanence, se prolonge tout en s’effritant; se déplie en lenteur mais également dans l’urgence. Le futur, quant à lui sous-entendu dans la lecture d’un texte testamentaire rédigé au présent, est aussi étroitement lié à cette condition de la maladie. Car, si le testament est lu, c’est bien parce que la maladie a pu faire ses ravages de manière permanente. Projetant sa mort, Vickie devient celle qui est à lire, celle qui est littéralement léguée au sein du roman.
Depuis son lit d’hôpital – nous savons que Vickie est patiente au « Pavillon A » (Gendreau, 2012, 10), puis au « Pavillon B » (26), et finalement au « Pavillon C » (138) –, Vickie témoigne de sa réalité médicale morose et des conséquences qui en découlent : « Sur la photo, j’ai les joues gonflées. Dans la chair, j’ai les joues creuses. » (11) Ainsi, il y a déjà disparité entre elle et son aspect antérieur. Le fait de nommer le dispositif photographique en lien avec son entrée dans le pavillon – « […] je te montre ma carte, je suis l’auteure de ce livre, j’ai accès au pavillon » (11) – accentue une fois de plus le caractère mouvant et malléable, ainsi que facilement altérable, du « je » qui s’écrit, puisque déjà Vickie se scinde en deux : auteure et patiente.
En parallèle, Stanislas affirme, à propos d’une Vickie décédée dans le récit, « [qu’]elle nous a mis en relation, tous. Elle et moi, moi et ses amis » (11). Ici, la mise en réseau de plusieurs « je » se décline sous deux incarnations: une première, Vickie, qui s’effrite volontairement et qui s’assure de la permanence du « je » à l’extérieur de son corps, et une seconde, celle des destinataires, tel que Stanislas, membres d’une communauté formée suite à la mort de Vickie et qui portent en eux une version trafiquée, altérée, de la narratrice. Dans les deux cas, Vickie est maître de jeu : c’est à partir de sa condition maladive qu’elle orchestre, simultanément, un déplacement et une transformation de son « je ». Vickie se façonne des avatars – des représentations qu’elle élabore dans les fichiers .doc, intangibles, afin de pouvoir porter son corps malade sur un plan immatériel, pour le désincarner, – en plus d’assurer la création d’un réseau commémoratif formé par ceux qui lui survivront.
Ces enjeux de réseautage peuvent être pensés à partir des propos de Catherine Mavrikakis sur la santé et sur l’inhospitalité. Elle avance que :
Cette incapacité d’accueil de l’hôpital, inscrite même dans sa fonction d’observation et de lutte contre le pathologique, est un lieu commun, et chacun de nous pourrait y aller de son histoire d’horreur à la Guibert, avec plus ou moins de violence et de révolte, contre l’inhospitalité (Mavrikakis, 2004, 195).
L’hôpital est donc un espace où règne une certaine logique de mise à distance de l’autre: un lieu qui provoque l’éclatement et le refus de toute linéarité en recrachant et en remâchant une mort qui tourne sur elle-même, à un pavillon près des naissances. La juxtaposition des passages où Vickie écrit à partir de l’hôpital et de ceux où les destinataires lisent les fichiers testamentaires rapproche le présent d’un futur qui n’advient pas : c’est dans ce flou temporel que Vickie Gendreau joue à brouiller son image. Si le récit n’est régi par aucune chronologie – se basant plutôt sur des allers-retours incessants entre un passé avant la maladie, un présent incarné par le corps malade et un futur qui ne se dessine qu’à travers la mise en scène de sa mort – ce sont des dynamiques paradoxales de repoussement et d’engloutissement qui motivent l’écriture. Dans Testament ainsi que dans Drama Queens, Vickie et Victoria s’opposent à cette logique de l’inhospitalité et tâchent de la surmonter ou, du moins, de la subvertir : si leur corps malade s’appréhende dans le dégout et provoque l’abjection, comme le démontrent les mots qu’elles emploient pour le décrire, – « Mon anus plus rouge que rose. Elle [ma mère] va m’injecter le liquide. Je vais faire une crotte. » (Gendreau, 2014, 168) – il devient également un lieu de répulsion positive, entendu comme un espace d’expulsion qui permet, paradoxalement, une reconstruction subséquente d’un sujet narratif dans et par l’entremise d’interfaces, comme les fichiers .doc. En effet, l’inhospitalité, ici vécue et écrite à même le corps de la narratrice, se donne à lire différemment : son corps devient, par sa mise en récit testamentaire, un lieu à partager. Les destinataires sont ainsi invités à entrer dans l’intime de son corps malade, à en transgresser les limites. Ainsi, la pluralisation du « je » de Vickie, si elle participe d’une technique de survie, répond aussi à un enjeu de commémoration. La mise en relation à laquelle fait référence Stanislas (Gendreau, 2012, 11) concerne le frôlement et la juxtaposition de sa parole à celle, malade, de Vickie : elle ne fait sens qu’à partir de cette figure du corps mourant qui infiltre tout l’espace narratif. C’est ce corps majoritairement invisible mais explicitement présent puisque malade, traversé par autrui et engagé dans un devenir-spectral, qui permet l’émergence d’une communauté à venir comme que le propose Agamben.
Vickie atteste d’un corps qui ne le ne lui appartient plus tout à fait : si ce dernier n’est pas véritablement engagé dans un processus d’effacement, il dépérit néanmoins en même temps qu’il s’immisce au sein d’autrui. Stanislas énonce, suite à la réception du texte testamentaire, qu’il « tien[t] le livre entre [ses] mains [lui] aussi » et qu’il va « le lire en même temps que toi » (Gendreau, 2012, 11). Le temps de sa lecture, qui se calque sur le moment de la nôtre (l’appel au lecteur, à la lectrice, est explicite), succède au décès de Vickie. Ainsi, cette double temporalité évoquée en tout début de récit apparait comme l’appel d’une pluralisation à suivre : Vickie est morte, mais ses traces sont partout, portées par les personnages à qui elle adresse les fragments de textes. Autrement dit, elle résiste à sa disparition en survivant au sein des autres, par le biais de leur acte de lecture. La communauté qui lit (légataires et lecteurs/lectrices) cette écriture testamentaire participe alors de ce mouvement d’accueil : le livre devient, dans cette optique, un anti-hôpital, non pas parce que Vickie le construit en tant que monde d’évasion et de fantaisie, mais parce que nous, lecteurs.trices, et eux, destinataires du legs, sommes interpelé.es explicitement, ajoutons notre « je » au « je » mis en récit et devenons, en quelque sorte, témoins de sa mort.
Dans Testament autant que dans Drama Queens, les narratrices dressent un portrait de leur corps malade. Elles le font explicitement, comme dans Testament lorsque Vickie catalogue et documente minutieusement la nourriture qui lui est permis de manger pendant ses séjours à l’hôpital : « Semaine 1 – Lundi/ Régime : Normal, molle hachée, liquide miel […] Gâteau aux baies/ Viande hachée/ Sauce BBQ/ Betteraves en dés/ Sel/ Poivre/ Margarine (2)/ Rôties pain blé entier (2) » (Gendreau, 2012, 13). Son corps alors est mis en relief par ses difficultés à fonctionner au quotidien. En effet, cette liste d’aliments témoigne d’une survie régularisée et d’un quotidien régulateur. Cette idée, inscrite en filigrane dans cette liste et dans les autres qui respectent la même forme (23), a tout à voir avec l’ingestion. Cela semble alors s’opposer à l’idée d’une expulsion de soi précédemment évoquée, en parallèle à celle de l’intégration de soi au sein d’autrui, mouvement engendré, entre autres, par la rédaction des fichiers (.doc) testamentaires. Vickie n’appartient plus à cette réalité où les listes d’aliments régularisent son quotidien : au fur et à mesure que son Testament numérique gagne en nombre de pages, le corps de la narratrice commence à déborder de l’espace de ces listes qui créent l’illusion d’une régulation et d’un contingentement. Ce débordement se traduit en tant qu’échappement, en tant que fuite : la narratrice évacue son corps malade et celle qui aurait consommé ces aliments n’existe plus dorénavant. Il ne reste que ces listes, agencées et écrites par Vickie. À vrai dire, il ne reste que ce qui est à lire.
Ces deux romans permettent de nombreux déplacements et reconfigurations identitaires. En premier lieu, c’est un processus d’évacuation (de soi, de son corps) qui est mis en marche, comme l’attestent les listes de repas hospitaliers. En deuxième lieu, c’est le récit lui-même qui permet un processus de transfert et de transformation. Vickie se téléporte souvent, répétant à chaque fois : « Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux2 » (Gendreau, 2012, 38). Ces moments tracent des lignes de fuite hors de l’espace contraignant dans lequel elle se trouve. Ils désignent, presque chaque fois, un lieu topographique, un espace concret appartenant au passé et qu’elle ne peut désormais atteindre : « Je suis encore à Notre-Dame » (58); « Je suis au Kingdom, coin Saint-Laurent Sainte-Cath » (38); « Dans le salon de ma mère » (77). Il y a, dans ces fragments qui ressemblent à des clichés photographiques, à la fois une réinvention du quotidien délaissé dès le début de la maladie et une augmentation, quoique paradoxale, de sa réalité spatiale. En effet, Vickie reconstruit son quotidien en s’immisçant de nouveau à même ces lieux remémorés qui lui appartiennent. Ce mouvement qui esquisse un retour bref et évanescent dévoile une autre supercherie en marche chez Gendreau : celle de la mémoire. La part de réel qui se rattachait à ces lieux remémorés se trouve déjouée par un imaginaire qui réinvente le rapport de la narratrice à l’espace. Ainsi, même ce qui était de l’ordre du concret, car rattaché à un espace topographique référentiel, se trouve à être désormais du côté du faux.
Alexie André Bélisle énonce la présence, au sein des deux romans, d’une « disposition théâtrale » (Bélisle, 2015, 90). Selon Bélisle, l’agencement des dialogues et des monologues, l’intervention des fichiers .doc dans Testament et la présence des plans cinématographiques dans Drama Queens permettent de « s’éloigne[r] de la narration à la première personne, du récit autodiégétique, par la présence de personnages qui vont toutefois remettre en doute la parole de la narratrice » (90). Cette théâtralisation, voire cette mise en scène du faux sur laquelle nous reviendrons, se révèle être un autre dispositif qui alimente la fragmentation, le dispersement et la supercherie de l’instance narrative à l’intérieur de ces œuvres. L’utilisation du fichier .doc, dans Testament, procède semblablement : ce que lègue Vickie à ses destinataires est un récit malléable, modifiable et, comme le mentionne Bélisle, parfois douteux en soi (90). Le maniement de la forme .doc est qualifié de « stratagèmes de pseudonymie » par la narratrice (84). Par l’entremise des fichiers .doc, elle « choisit de fractionner sa voix » puisque le fait de « se nommer ‘.doc’ ne vise pas avant tout à différencier Vickie de ses avatars » (84). Vickie ne dissimule pas sa présence au sein de ses textes, mais elle façonne une communauté autre, basée sur des représentations d’elle-même explicitement fausses. Ce « je » qui se dévoile par la lecture des fragments testamentaires écrits par Vickie est en fait une mutation et apparait comme la manifestation d’un autre qui prendrait la parole pour réagir à sa mort. Bélisle décrit cette procédure comme un effet de ventriloquie, avançant que « les personnages reprochent à Vickie de les faire parler […] car on sait qu’à travers les diverses voix des personnages, c'est toujours Vickie qui parle. » (79) Au final, c’est dans la réactualisation et dans la modification (potentielle) de sa forme digitale (.doc), dans le potentiel polyphonique que cette dernière ouvre, que Vickie investit davantage cette logique d’une hospitalité de soi au caractère partageable et commémoratif.
Si la mobilité et la maniabilité du « je » est attestée par les fichiers .doc dans lesquels il s’inscrit et se déploie, il nous importe aussi de penser ce dernier de façon parallèle à la figure du cadavre selon la définition qu’en donne Julia Kristeva. De celui-ci, elle dit qu’il est « le comble de l’abjection. [Qu’il] est la mort infestant la vie » (Kristeva, 1980, 11-12). Ces fichiers .doc ne signifient pas la mort dans sa réalité matérielle, le cadavre qui « indiqu[e] ce que [s’]écarte en permanence pour vivre » (11). En effet, la forme .doc écarte la mort, mais fait toutefois briller l’absence du corps. Cette absence est responsable d’un manque, d’un vide comme le formule Stanislas: « J’étais là à ses funérailles. Elle n’était pas présente. Son corps était dans la boîte noire. Elle est partie super vite sans dire bye à personne. » (Gendreau, 2012, 44) Les fichiers .doc s’emparent de cette logique du cadavre dans l’optique où leurs mises en scènes de la mort à venir empiètent sur le vivant : ils infestent la vie des légataires, la contaminent par l’entremise de ce « je » qu’ils ne reconnaissent pas tout à fait comme étant celui de Vickie. L’abject est, dans cette optique, déplacé : il est ce « je » toujours au moins deux, étranger-mais-non, autre-mais-soi, qui prend la place de cette Vickie dont ils ne se souviennent déjà plus tout à fait. Comme en témoignent les extraits où les destinataires remettent en doute la crédibilité de la persona de Vickie telle qu’elle est mise de l’avant dans les textes testamentaires (pensons ici à Stanislas qui affirme : « c’est faux. Je ne te crois pas. Tu n’aurais pas pris un taxi de quarante dollars pour zigzaguer d’une poissonnerie à l’autre» (55)), l’identité de Vickie n’est plus étanche, on n’en distingue plus les frontières.
Dans Drama Queens, tout comme dans Testament, il y a une reconfiguration du « je » narrant qui se communautarise par l’entremise d’une incorporation et d’une contamination d’autrui. Malgré ces similitudes, les formes foisonnantes du roman et sa « disposition théâtrale » permettent une étude du faux et des manières dont l’imposture se manifeste dans la construction des identités narratives. Victoria Love, « directrice artistique » (Gendreau, 2014, 9) et narratrice du roman, est experte en simulation : elle contemple, constamment, les modalités de sa mort tout en s’assurant que les destinataires de ses récits s’approprient cette simulation et, en quelque sorte, les valident :
J’ai le sida. / J’ai l’hépatite A. J’ai l’hépatite B. / Je vais me pendre. / Je vais m’ouvrir les veines. / Je vais me pitcher en bas d’un viaduc. / […] J’écris un roman. / Tu le lis. / Nous sommes en relation. (99)
L’utilisation de la deuxième personne du singulier laisse entrer autrui dans le récit sans lui octroyer un réel pouvoir : le « tu » est obligé d’accepter les énoncés de la narratrice. De plus, cette dernière tisse son propre réseau de références par le biais d’une accumulation et d’une mutation des récits d’autrui. Comme la narratrice de Testament se projette dans ses fichiers .doc, Victoria Love, quant à elle, s’insère dans un univers cinématographique qu’elle crée, mais qui n’est pas pour autant dénué de référents. Cette inscription dans un monde explicitement faux, mais abondant néanmoins de clins d’œil référentiels, est en soi un enjeu de réseautage. Vickie se transpose dans ces lieux multiples où le « je » devient littéralement actrice: elle s’incarne elle-même, de façon à être interprétée par autrui et, ainsi, conçue autrement.
Elle tourne au dérisoire nombre de films connus en s’y insérant en tant que personnage et en tant qu’actrice: ce processus chamboulera autant qu’il concrétisera la fragmentation de son identité. En effet, Vickie devient celle dont l’identité est ainsi presque toujours fausse et constamment mise en scène, déclinée de diverses façons. Elle se fera entre autres héroïne et directrice de films tels que « Zombie Scriptors » (17), « Texas Chain-Smoke Massacre » (26), « Darth Horse » (44), « Ascenseur pour chattes chaudes » (109). Victoria se multiplie, se sérialise alors : elle érige un palais de miroirs à l’allure carnavalesque par le biais de ces plans de films distordus. Néanmoins, elle n’est pas pour autant prisonnière des images où elle se reflète. Leur accumulation est signe d’un accolement, d’un collage. Michael Dunne, dans son ouvrage sur les enjeux théoriques de l’autoréférentialité dans la culture populaire américaine, avance que des procédés tels que celui employé par la narratrice érige en soi « a new rhetorical community based on a mutual recognition of conventional devices […] » (Dunne, 1992, 13). Le « je » derrière la narration est d’autant plus dispersé et disséminé, car il participe, en tant qu’acteur, à ces micro-récits que représentent les plans de films, en plus d’être inséré dans une logique métafictionelle ludique. Le.a lecteur.trice sont appelé.es à se prendre au jeu pour comprendre ces références du point de vue de Victoria Love. En utilisant ces plans de film reconfigurés en tant qu’interfaces, voire en tant qu’avatars remplaçant son corps malade, Victoria revendique une certaine fausseté identitaire qui se réalise, d’abord, par une reconnaissance des codes cinématographiques et de leur subversion subséquente.
Il existe une véritable confusion entre les registres du vrai et du faux dans Drama Queens; la quatrième de couverture va même jusqu’à dire que le titre du roman n’est pas réellement celui que nous trouvons sur la page titre, que celui-ci, Drama Queens, n’est que « son nom de danseuse » (Gendreau, 2014, quatrième de couverture). Chez Gendreau, rien n’est évident : nous lisons ce roman qui, à en croire celle qui parle (et – qui est-ce?), ne porte pas son titre « véridique ». De plus, Victoria Love réalise ses « propres » films en les insérant dans un réseau de films reconfigurés qu’elle réécrit: la légitimité de toute création à l’intérieur du roman est ainsi interrogée. Victoria Love est simultanément partout et nulle part: impossible de localiser son « je », car il s’immisce dans cette prolifération infinie du faux. Il n’y a donc pas d’aplatissement du « je » de Victoria, peu importe son articulation. Le sujet narrant semble se promener dans chacun des récits et se bricole des identités qui se révèlent toutes plus fausses les unes des autres.
Dans les œuvres de Gendreau, le « je » dépasse la singularité et porte le sceau de la multitude : il revendique une fausseté explicite et plurielle dans Drama Queens, de plus qu’une survivance posthume et hautement malléable dans Testament. Si le corps malade se donne à lire, la logique mise en place par l’écriture de Gendreau invite plutôt à une réciprocité dans laquelle les destinataires du legs simulé (et les lecteurs.trices) sont invités à se laisser contaminer, à devenir, à leur tour, un corps hospitalier pour le « je » malade. En effet, les narratrices se fragmentent, se dispersent et envahissent les limites d’autrui tout en se revendiquant du caractère nécessairement faux de cette élaboration et de cette extrapolation de soi. Ce qui est à l’œuvre dans les romans est ainsi l’établissement d’une communauté qui ne se revendique pas comme telle. Ce « faux dilemme qui contraint la connaissance à choisir entre le caractère ineffable de l’individu et l’intelligibilité de l’universel » (Agamben, 1990, 10), cette problématique centrale des communautés identifiables, est justement ce qui est dépassé par les narratrices de Gendreau, celles-ci ne cherchant à être ni cohérentes ni englobantes. Jouant sur le seuil de la référentialité, l’œuvre de Gendreau donne à lire une mémoire trafiquée, partagée, falsifiée, de même qu’une narratrice liminaire, oscillant perpétuellement entre une existence corporelle et textuelle.
Agamben, Giorgio. 2011 (1990). La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Paris : Seuil, 118 p.
Bélisle, Alexie André. 2015. « La réactualisation du testament littéraire et du tombeau poétique dans Testament et Drama Queens de Vickie Gendreau ». Mémoire de maitrise. Montréal : Université du Québec à Montréal, 112 p.
Causse, Jean-Daniel. « Communauté, singularité et pluralité éthique », Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 251, no. HS, 2008 : 249-257.
Dunne, Micheal. 1992. Metapop. Self-Referentiality in Contemporary American Popular Culture. Jackson & London : University Press of Mississippi, 202 p.
Gendreau, Vickie. 2012. Testament. Montréal : Le Quartanier, 157 p.
Gendreau, Vickie. 2014. Drama Queens. Montréal : Le Quartanier, 189 p.
Kristeva, Julia. 1980. Pouvoirs de l’horreur. Paris : Seuil, 248 p.
Marzano, Michela. 2016. La philosophie du corps. Paris : Presses Universitaires de France, 128 p.
Mavrikakis, Catherine. 2004. « L’“inhôpitalité” du discours sur la santé et la maladie ou comment accueillir le nouveau ». dans Le dire de l’hospitalité, Lise Gauvin, Pierre L’Héreault, Alain Montandon (dir.), Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 236 p.
Blanchet, Fanny. 2018. « Je souffrons : autour de l'idée d'une communauté à venir dans Testament et Drama Queens de Vickie Gendreau ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/blanchet-27 (Consulté le xx / xx / xxxx).