Nous sommes tous, comme mon vieux-bougre en fuite, poursuivis par un monstre. Échapper à nos vieilles certitudes. Nos si soigneux ancrages. Nos chers réflexes horlogés en systèmes. Nos somptueuses Vérités.
Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse.
À en croire les études critiques portant sur le roman africain d’expression française, depuis les années quatre-vingt, de nombreux écrivains du continent noir semblent avoir trouvé dans le fragment une forme de subversion capable de rendre compte d’une réalité désormais caractérisée par l’éclatement et le désordre. Ainsi, aux incohérences des régimes fantoches et militaires répondraient les fragments d’Henri Lopes; aux déchirements de l’exil correspondraient les variations fragmentaires d’Abdourahman Wabéri ou encore de Sami Tchak; aux désillusions qui ont fait suite au Soleil des indépendances conviendrait le morcellement des premiers récits du jeune Kourouma (Gbanou, 2004). Cependant, au fil de sa courte histoire, le roman africain francophone ne s’est pas toujours inscrit dans une esthétique postmoderne et, surtout, il n’a pas mené tous ses combats avec la fragmentation comme seule arme. Au contraire, à l’instar de pratiques sociales séculaires, il a également su subvertir grâce à d’autres voies, à travers une multitude de voix.
Anonyme, bien souvent séditieuse, suspecte, car sans père nous dirait Platon, la rumeur a été le cheval de bataille de nombreux écrivains dont plusieurs proviennent de l’espace postcolonial. Ce penchant littéraire pour la rumeur s’explique tant par une parenté générique, figurative et fonctionnelle qui la lie inextricablement à l’objet littéraire (Bazié, 2004), que par l’instabilité marginale qui fonde sa pratique. Véritable brèche, indéniable pli et parole clandestine, la rumeur revêt un charme qui délie les imaginaires. Plus encore, elle se veut synonyme de pouvoir, voire de contre-pouvoir, car elle permet tant l’adhésion que l’exclusion, délimite de façon violente les frontières qui séparent l’identité de l’altérité et, tout cela, sans jamais qu’il n’y ait d’instigateur ou de coupable. Ainsi, dans une Afrique marquée par une forte tradition orale, cette résistance invincible, car insaisissable, a su s’imposer à la fois thématiquement et formellement au sein d’œuvres qui dénoncent, dévoilent, montrent et miroitent les réalités complexes d’un continent éclaté. De toutes ces oeuvres, aucune autre n’a autant traité et réfléchi la rumeur, son pouvoir subversif et son rapport à l’ordre, que celle de Sony Labou Tansi, et en particulier son roman Les Sept solitudes de Lorsa Lopez (1985) 1. Roman rumoral, rumeur d’une histoire et histoire-rumeur, Les Sept solitudes se veut à la fois une caricature, celle de l’obsession pour la Vérité du pouvoir central, et une apologie, celle de la volonté d’une ville, Valencia, et de la force de ses femmes devenues « commères ». Toutefois, avant d’entrer de plain-pied dans le dédale de ce « silence métissé » (Labou Tansi, 1985, p. 9), un tour d’horizon des théories abordant le concept de rumeur s’avère nécessaire, car, comme tout objet mouvant, ses contours constituent l’objet de nombreuses discordances théoriques qu’il nous faudra adapter aux particularités du texte littéraire afin de mieux cerner le projet d’écriture sonyen et son déploiement romanesque.
Sur le plan étymologique, dans son acception la plus ancienne, la rumeur provient du latin rumorem, qui signifie « bruit qui court, rumeur publique » (Robert, 1996, p. 95). Mais le terme n’en restera pas là et, au xvie siècle, la rumeur se transforme. Sous l’influence de la Renaissance, qui gagne progressivement l’Europe depuis l’Italie, son concept se renouvelle. Il prend les traits de la rumor latine et devient, par le fait même, le « bruit [des] nouvelles qui se répandent dans le public » (id.). Toutefois, plus qu’un simple bruit, cette rumeur chez les Latins se veut politisée, politique; elle est « l’opinion, la voix publique » (id.). Puis, le vent tourne. Les dictionnaires du xve et du xviie siècles modifieront une dernière fois sa définition et la dévaloriseront en la définissant comme un « bruit confus produit par un grand nombre de personnes, par leur voix » (id.). Ainsi, alors que la monarchie absolue prend de l’ampleur et se fait de plus en plus réfractaire à toute idée de réformes politiques, que la raison triomphe au sein des cercles philosophiques français et que la folie disparaît de son exercice (Foucault, 1972), la rumeur adopte une nouvelle posture somme toute symptomatique, soit celle de la confusion, mais, surtout, de l’indétermination. Près de deux siècles plus tard, en 1902, lorsque le terme réapparaît sur la scène universitaire grâce aux travaux de William Stern sur le dispositif rumoral, cette conception plus péjorative de la rumeur est consacrée, voire institutionnalisée. Désormais, l’histoire, les sciences sociales et la guerre s’emparent de la rumeur pour en faire quelque chose de faux, d’interlope, un cancer, pire, un « bruit qui tue » (Froissart, 1998). De cette évolution résultera d’ailleurs une certaine tendance, persistante chez nombre de théoriciens, à considérer d’un œil averti la rumeur :
La rumeur se murmure, se chuchote, serpente à travers toutes les couches de la société puis se gonfle et se répand comme une épidémie. Certains en ont conclu qu’il s’agissait d’un phénomène social pathologique, d’une maladie qui germerait en situation de crise et qu’il convenait donc de la comprendre pour la vaincre et en guérir le corps social. (Flem cité dans Bazié, 2004, p. 65.)
Comme Lydia Flem en témoigne, considérée dès le départ comme suspecte, la rumeur ne sera longtemps étudiée qu’en contexte de guerre, et le traitement que lui réserveront les sciences sociales sera le même que celui d’une maladie « à guérir », d’une pathologie sociale à enrayer. Avatar d’une situation de crise, enfant bâtard du désordre, la rumeur, une fois théorisée, est problématique ou n’est point, car elle alimente l’instabilité tant politique que sociale en remettant en question l’ordre établi. Elle est du nombre de ces discours que l’on craint. Pour plusieurs chercheurs, la rumeur est proche voisine d’autres faits de langage généralement peu fréquentables tels que potins, commérages, ragots et bavardages. Parfois même, certains sèment la confusion au sein de ce dangereux voisinage et en viennent à définir de façon similaire deux termes que l’on croyait distincts. À titre d’exemple, la rumeur telle que définie par Simon Harel (2004), qui oeuvre dans le domaine de la critique et de la théorie littéraire, se retrouve sous les traits du commérage chez Christoph Roland (2001) 2, sociologue.
Cet imbroglio terminologique et épistémologique est représentatif du champ discursif entourant la rumeur. Au sein des institutions normatives, plus on cherche à la circonscrire, plus elle se fait fuyante, « rhizomique »; son indétermination fondatrice pose définitivement problème et la teneur de son propos résiste à tout saisissement. En bref, la rumeur est l’une de ces apories contre lesquelles viennent se buter scientifiques et autres tenants d’une certaine phénoménologie du langage. Loin de la pensée rationalisante, son discours tangue constamment entre le vrai et le faux, la vérité et le mensonge, le réel et la fiction, puisque sa survie repose entièrement sur une économie de la persuasion. En cela, la rumeur s’apparente à l’objet littéraire par cette faculté qu’ils ont de révéler, par des voies qui leur sont propres, l’envers du langage. Ils menacent de leur polysémie toutes les formes du discours — systèmes normatifs, représentations collectives, idéologies en place — et instituent et valorisent, par le fait même, une autre forme de savoir. Paul de Man ne croyait pas si bien dire lorsqu’il écrivait, au sujet de la théorie littéraire :
It upsets rooted ideologies by revealing the mechanics of their workings; it goes against a powerful philosophical tradition of which aesthetics is a prominent part; it upsets the established canon of literary works and blurs the borderlines between literary and non-literary discourse. (De Man, 1982, p. 11-12.)
Pour cette raison, tant la rumeur que le dévoilement de la mécanique référentielle en marche dans toute littérature connaissent une certaine forme de résistance de la part des instances au pouvoir. Mais outre son aspect subversif, la rumeur possède également d’autres caractéristiques formelles et fonctionnelles — plus précisément, narratives et communicationnelles —, qui font d’elle une proche parente de l’objet littéraire.
À cet sujet, dans son article « Rumeur et stéréotypie : l’étrange séduction de l’inoriginé », Jean-Louis Dufays pense la rumeur à partir d’un schéma propre aux théories de la communication. Selon ce dernier :
[…] la rumeur est (a) une information qui est (b) diffusée largement, (c) sous la forme narrative (d) et le plus souvent oralement (mais parfois aussi par écrit ou par l’image […]), (e) qui ne fait pas l’objet d’une attestation légitimée et (f) qui est propagée le plus souvent (mais pas toujours) dans le but de nuire à quelqu’un ou de contester une vérité établie. (2004, p. 27.)
Ici, enfin, l’analyse sort du postulat anomique pour chercher ailleurs, dans l’interaction communicationnelle, l’essence sociale et collective de la rumeur : si la rumeur est une information non vérifiée, non légitimée et toujours en attente de confirmation, elle doit nécessairement faire appel à certains procédés persuasifs particuliers, situés hors des sentiers battus de la rhétorique traditionnelle, qui puissent permettre sa large diffusion. Isaac Bazié parle d’ailleurs de l’importance de « l’effet persuasif » au sein du processus de diffusion de la rumeur, effet qui serait d’autant plus important lors de situations dans lesquelles le destinataire se sent directement concerné par les informations rapportées (2004, p. 67). De son côté, Dufays ajoute que, dans sa « phase de production », la rumeur procède toujours de la volonté d’une voix qui se veut anonyme. Cette voix, plus que de simplement nuire à un individu, à une institution ou à une thèse, chercherait à « accroître son propre pouvoir sur autrui par la divulgation d’une information prétendument secrète ou inavouable » (Dufays, 2004, p. 29). Enjeu de pouvoir, la rumeur se propage donc dans des milieux généralement favorables aux idées défendues par cette dernière, car, parole tantôt contestataire, tantôt délatrice, la rumeur implique nécessairement un risque pour l’énonciateur d’être dénoncé, jugé, méprisé, et pour le destinataire, qui, dès qu’il prête l’oreille, devient complice et nouveau vecteur de ce dire inavouable. Cependant, ce ne sont pas tous les chercheurs qui perçoivent dans la rumeur cette volonté de puissance. Certains, dont le sociologue américain Tamotsu Shibutani, pensent la circulation rumorale en termes de « transaction collective » d’un certain savoir en période d’incertitude. Dans une telle perspective, la rumeur serait le fruit d’une mise en commun des connaissances individuelles des membres d’un groupe pour définir le sens à donner à un événement lors de situations où les canaux « officiels » d’information feraient défaut (Aldrin, 2003, p. 130). Dans tous les cas, tous s’entendent pour voir se profiler, au détour de cette autre conception de la rumeur, un aspect communautaire, voire identitaire, de cette dernière.
Poursuivant les réflexions déjà amorcées en ce sens, Josias Semujanga s’est intéressé au contexte de circulation de la rumeur. Dans un article paru en 1994, cet autre artisan de la critique et de la théorie littéraires souligne l’importance à accorder à la situation d’énonciation dans la pratique rumorale. Pour lui, tout le processus propre à la rumeur peut se résumer en une « suite [d’opérations intelligentes] scandée par des phases de repérage, de sélection, de présentation, de contextualisation et de narration du contenu brut de la nouvelle » (Semujanga, 1994, p. 35). Chez Semujanga, tout repose donc sur une situation d’énonciation — généralement surdéterminée par des stéréotypes partagés — négociée entre les deux pôles dialoguant de la rumeur. Pour reprendre ses mots, la réussite de cette négociation reposerait sur :
[…] des expressions d’idées reçues, admises par les individus en fonction de leur adhésion implicite aux jugements circulant dans leur groupe de référence en dehors de toute expérience personnelle; adhésion qui crée sur le plan de la communication, un seuil d’acceptabilité entre les membres de ce groupe. (Id.)
La circulation même de la rumeur ne serait donc possible sans un rapport de confiance, sans ce seuil d’acceptabilité, car le destinataire se refuserait alors à devenir complice d’une parole dans laquelle il ne se reconnaît pas et à laquelle il n’adhère pas. Aussi, puisqu’elle lie destinateur et destinataire au sein d’une communauté que certains pourraient qualifier d’« inavouable », la rumeur oppose l’identité des membres qui la partagent à l’altérité qu’elle cible par le truchement de ses contestations, médisances et délations. En cela, la pratique rumorale participe d’une réelle logique identitaire. Dans certains cas, elle devient même « un principe fondateur efficace dans la gestion d’un portefeuille identitaire » (Harel, 2004, p. 20). Toutefois, au cœur de la rumeur, l’altérité peut prendre plusieurs formes : pratiques, institutions, nations, classes sociales… ce qui permet à certains chercheurs, dont le sociologue Jean-Noël Kapferer, de voir dans la rumeur une contestation de l’ordre établi. En effet, pour ce dernier, la rumeur ne peut se comprendre que dans son rapport à l’autorité, autorité dont elle « [dévoile] les secrets » et « conteste son statut de seule source autorisée à parler. » (1990, p. 25.) Dans un tel contexte, la situation d’énonciation de la rumeur se révèle d’une importance capitale, car elle détermine tant ses conditions de circulation, son amplitude et sa portée, que sa valeur et son intensité médiatique. En ce sens, le « contrat fiduciaire » inhérent à la rumeur n’est pas sans rappeler le « pacte de lecture » essentiel au déploiement de toute littérature. De ce constat, nous retiendrons donc que le pouvoir du destinateur n’a d’égal que le nombre de ses destinataires et la diversité des postures réceptrices qu’il aura su susciter. En fait, tout le dynamisme de la rumeur repose sur cette diversité, car elle maintient l’oscillation et la clandestinité propres à ce genre de discours. Sans cette pluralité des réactions qu’elle génère, la rumeur deviendrait un discours officiel, une information confirmée ou infirmée et perdrait du coup l’un de ses traits constitutifs : l’attente d’une éventuelle vérification.
Aussi, roman entièrement construit sur une attente de confirmation, Les Sept solitudes de Lorsa Lopez confirme que plus qu’une simple pratique qui contamine les réseaux officiels de la parole, plus qu’un simple fait social parmi tant d’autres, la rumeur s’est également élevée au rang d’écriture romanesque et a acquis du même coup un certain statut, une certaine institutionnalisation de ses modes de fonctionnement. Car, pour qu’il y ait écriture rumorale, il doit y avoir une reconnaissance de la rumeur et une normalisation de sa pratique. Ainsi, « le fait que le roman retienne la rumeur montre que la littérature donne une légitimité à un épisode essentiel de la vie relationnelle » (Bisanswa, 2004, p. 78). Cette légitimité est d’autant plus patente en Afrique que « la rumeur est entrée dans l’actualité africaine, surtout depuis le processus de la démocratisation » (id.), souligne Justin Bisanswa. Pour cette raison, la rumeur est devenue un mode d’écriture privilégié par certains écrivains du continent noir qui voient en elle l’ersatz d’une conscience sociale, esthétique et éthique. Chez Sony Labou Tansi, nous le verrons, l’irruption de la rumeur dans la littérature devient un programme scripturaire de substitution qui, face à l’échec du cri césairien, cherche à dénoncer avec force l’obsession folle pour la norme et la vérité — héritée de l’époque coloniale — qu’entretiennent les diverses formes d’autorité, tant néocoloniales qu’africaines.
À en croire Dufays, comme nous l’avons déjà mentionné, à l’origine de toute rumeur se trouve une double volonté : celle de contester l’ordre établi et celle de se poser comme alternative, de donner à sa parole un certain pouvoir. Chez Sony Labou Tansi, avant même que les langues puissent se dénouer et que l’écriture puisse recréer l’univers propice à la circulation de cette parole en puissance, cette volonté se dessine au cœur même d’un paratexte qui érige la rumeur en pratique scripturaire et la consacre comme véritable projet d’écriture. À cet effet, Sony Labou Tansi écrit :
L’art c’est la force de faire dire à la réalité ce qu’elle n’aurait pu dire par ses propres moyens ou, en tout cas, ce qu’elle risquait de passer volontairement sous silence. Dans ce livre, j’exige un autre centre du monde, d’autres excuses de nommer, d’autres manières de respirer… parce que être poète, de nos jours, c’est vouloir de toutes ses forces, de toute son âme et de toute sa chair, face aux fusils, face à l’argent qui lui aussi devient un fusil, et surtout face à la vérité reçue sur laquelle nous, poètes, avons une autorisation de pisser, qu’aucun visage de la réalité humaine ne soit poussé sous le silence de l’Histoire. Je suis fait pour dire la part de l’Histoire qui n’a pas mangé depuis quatre siècles. Mon écriture sera plutôt criée qu’écrite simplement, ma vie elle-même sera plutôt râlée [sic], beuglée, bougée, que vécue simplement. Je suis à la recherche de l’homme, mon frère d’antan — à la recherche du monde et de ses choses, mes autres frères d’antan. (Labou Tansi, 1985, p. 11.)
Ainsi, dans un avertissement au lecteur, avant même de pénétrer le monde étrange et burlesque de Valancia — cet énorme village bruyant et loquace, décapitalisé sept fois, où Lorsa Lopez tuera sa femme volage devant l’indolence complète d’une masse qui savait l’inéluctabilité de ce meurtre depuis des siècles —, l’auteur pose la rumeur comme seule forme de représentation capable de rendre l’autre histoire. En fait, plus qu’un simple « moment de la vie relationnelle », la rumeur devient sous la plume de Sony Labou Tansi une éthique, celle de dire l’autre au moyen d’un genre qui lui appartient; de dire l’Histoire par la seule tribune qu’ait jamais possédée ces millions d’hommes oubliés par la violence d’un discours monolithique qui a su user de sa puissance pour asseoir la légitimité de ses propres canons. Subversif, le paratexte du roman s’ouvre donc sur la proposition d’autres histoires, celles écrites avec un « h » minuscule. Il nous offre une incursion au cœur de ces représentations du monde qui, parce que bien souvent différente ou contraire à la logique officielle, ont toujours su se diffuser par le biais d’une parole illégitime et généralement méprisée par les autorités en place. « Constat brutal, le pouvoir administratif et politique ne tolère pas la rumeur en son sein » (Harel, 2004, p. 17), remarque Simon Harel, car elle constitue une forme délocalisée de résistance. Révoltée et marginale, elle ne fait pas que dire non : elle crie subrepticement de partout et de nulle part à la fois son exclusion.
Sony Labou Tansi a donc bien choisi son appareil paratextuel. Par ce dernier, il met en garde le lecteur contre ses propres conceptions de la vérité, contre ses propres techniques historiographiques. C’est qu’ici, en plein cœur de Valancia, le vrai et le faux tels qu’ils ont toujours été institutionnellement reconnus ne tiennent plus; l’auteur nous emmène à la rencontre d’une autre logique de l’histoire, plus digne, plus honorable, plus humaine. Par le biais d’un paratexte qui a pour fonction principale de contextualiser l’œuvre dans un univers sémantique précis, il redessine les contours de la réalité par un changement de perspective. Grâce à un discours qui se pose en porte-à-faux des voies officielles de la transmission du savoir, Sony Labou Tansi nous convie à une tout autre histoire : celle véhiculée par la rumeur, dans l’anonymat d’une voix qui sans cesse se démultiplie. La rumeur devient alors un devoir de mémoire, la seule éthique scripturaire possible pour un homme qui « pisse sur la vérité reçue » et qui veut redonner à ce « visage de la réalité humaine […] poussé sous le silence de l’Histoire » son droit de parole.
Cette histoire, au cœur des Sept solitudes, se veut d’abord celle de deux meurtres — ceux d’Estina Benta et d’Estina Bronzario — et de l’attente, longue de près de cinquante ans, de la venue des autorités de Nsanga-Norda afin de constater et d’élucider le premier d’entre eux. Sans cette attente, il n’y aurait ni roman ni récit, car tout l’appareil narratif des Sept solitudes repose sur une rumeur qui ne cesse de courir puisque aucune autorité compétente ne vient résoudre l’indétermination planant sur les crimes commis à Valencia. Aussi, au cœur de ce village, la rumeur court, et gonfle de ses suppositions la trame narrative du récit. Peuplé de « commères », de « compères », de « mauvaises langues », de « bruit[s] [qui] cour[ent] » et de tous ces « on dit que », la diégèse s’ouvre sur une description minutieuse de la toute première mise à mort. Et l’écriture sonyenne, comme à son habitude, ne nous épargne rien : à l’allusion, toujours, est préféré le mode de la scène (Genette, 1991, p. 285), si bien que dans une langue qui n’admet aucune censure, les corps se tordent, saignent, se vident, se découpent et se refusent à mourir :
Pendant qu’elle crie à l’aide, lui est entré dans sa porcherie, en est ressorti avec une bêche, a frappé trois vrais coups de mâle, la bêche s’est cassée, deux grands coups avec le manche, puis il est reparti pour ressortir avec une pioche et s’est mis à la fendre comme du bois, à la pourfendre, à arracher les tripailles fumantes, à les déchirer avec ses grosses dents de fauve, à boire le sang pour apaiser la colère qui noue son âme. « Sale bête! tu vas me payer cette vacherie. » Il la dépèce, ouvre le thorax, sabre les os, déchire les seins, éparpille le ventre et en sort « ta méchanceté et tout ce que tu pouvais garder là-dedans pour me faire une mocherie pareille : Voici comment tu me remercies. Tant pis pour toi! tu t’es voulue poupou, tu t’es voulue popote, je te fous popote ». (Labou Tansi, 1985, p. 28-29.)
Parsemées de comparaisons participant d’un effet de vraisemblance extrêmement efficace, les descriptions de ce meurtre contribuent à forger ce « seuil d’acceptabilité » dont traite Semujanga. Par l’utilisation répétée de comparaisons — particulièrement omniprésentes dans la description du meurtre d’Estina Benta — et également par un recours sans cesse réitéré au discours rapporté, propre à la narration des Sept solitudes, le narrateur établit un pacte de confiance avec ses destinataires. Grâce à ces stratégies concourant à l’effet de réel, l’appareil narratif élaboré tente en fait d’agir sur ses lecteurs afin qu’ils adhèrent à cette version de l’histoire.
Cependant, ce pacte reste fragile. Bien qu’homodiégétique, le premier pôle de la narration préfère demeurer anonyme : sa focalisation est interne, mais sa parole reste sans visage. Pendant la première moitié du récit3, le lecteur s’achoppe donc à l’anonymat d’un narrateur qui ne se révèle que parcimonieusement. Et là encore, l’écriture de la rumeur ne montre que l’une de ses facettes. Récit complexe sur les plans diégétique et énonciatif, Les Sept solitudes se présente également comme l’histoire d’une résistance qui s’écrit selon plusieurs perspectives et par le truchement de procédés de toutes sortes. Perceptibles grâce à de nombreux marqueurs (ponctuation, verbes introducteurs, modalisateurs, formules stéréotypées…), les constants changements de pôles narratifs permettent au lecteur de constater que le récit auquel il est confronté ne constitue pas le fait d’une conscience singulière garante de la validité des faits rapportés. En réalité, trois pôles de résistance4 et de nombreux vecteurs inusités de la parole se côtoient au sein de la narration et se partagent la diffusion de la rumeur. C’est que les hommes, les morts, les animaux, la falaise, la mer, le livre de Ngomédé ont tous un mot à dire sur le meurtre passé et sur celui à venir. Par ces fréquents changements de perspectives, les notions mêmes de vérité, de légitimité, de certitude se voient remises en question. En fait, au moyen d’une mise en abîme du discours, rapporté grâce à certaines formes récursives généralement marquées typographiquement, la circulation des différentes rumeurs s’illustre au sein de la narration et jette le doute sur la véridicité de la scène du meurtre sur laquelle se fonde le récit. Comme l’observe avec justesse Isaac Bazié, après avoir habitué ses lecteurs à cette voix collective porteuse du récit, le narrateur insère pernicieusement « une remarque qui occasionne une rupture fondamentale et remet en question, a posteriori, l’origine de l’histoire racontée déjà sur vingt-sept pages » (2004, p. 71). Par cette simple assertion, « l’art de nommer est d’abord et avant tout art de ton », la narration opère une mise en abîme du projet d’écriture qui sous-tend la diégèse en dévoilant la structure propre à la forme de discours qu’est la rumeur et met d’un même souffle « le lecteur en présence d’un producteur et d’un récepteur » (Dällenbach, 1980, p. 30). Grâce à ce procédé, le texte révèle ainsi ses mécanismes afin de mieux transmettre au lecteur des pistes d’interprétation.
Une autre mise en abîme, plus métaphorique celle-là, réside également dans la perpétuelle reconstitution de la scène du crime par le maire de la ville de Valancia. C’est que le récit se construit autant sur l’histoire d’un meurtre passé (celui d’Estina Benta) et d’un meurtre à venir (celui d’Estina Bronzario) que sur l’attente du constat et de la résolution de ces meurtres par les autorités de Nsanga-Norda qui tardent à venir. Ainsi, chaque fois que la rumeur rapporte la venue prochaine des autorités, le maire s’évertue à reconstituer avec le plus de précision possible la scène du crime : « Ce matin-là, le maire avait déménagé pour la huit cent douzième fois la place Estina-Benta. Nous le regardions remettre les os à leur ancienne place : à leur place précise la hache, la pioche, la bêche cassée, les crocs et la machette du crime. » (Labou Tansi, 1985, p. 71.) Toutefois, au fil du temps, à la manière de la rumeur qui se gonfle, la scène se complexifie : « Ils se dirigèrent vers la place publique où le maire avait fini de reconstituer l’assassinat avec sa manie d’ajouter aux objets du crime ses propres lunettes, ses pantoufles et le chaperon du juge » (ibid., p. 161). Elle prend une certaine expansion, tout comme la ville se peuple à force de rumeurs, par la force de la rumeur :
À l’époque du meurtre d’Estina Benta, Valancia n’avait plus compté en tout et pour tout que trois quartiers : le Bayou, le Tourniquet et Golzara. Aujourd’hui, avec tous ceux qui viennent attendre la police, ceux qui font courir le bruit qu’on ne meurt plus dans notre cité et ceux qui avaient suivi Sarngata Nola, la ville est ressortie des ruines laissées par la décapitalisation. Nous n’étions qu’une centaine de mulâtres de connivence portugaise, aujourd’hui le sang s’est beaucoup mélangé : Arabes, Indiens, Chinois, Noirs… (Ibid., p. 70.)
À l’instar du récit fondateur que constitue le meurtre d’Estina Benta, cette reconstitution matérielle du crime se laisse progressivement contaminer par les marques de plus en plus nombreuses et diversifiées des hommes qui ont contribué à la recréer. D’ailleurs, parmi ces derniers, certains n’ont même jamais vu la scène originale, mais prennent part malgré tout à sa reconstitution. La mise en abîme métaphorique de la scène matérielle du crime consacre ainsi cet instant de lucide vérité offerte au lecteur attentif et concourt, par la même occasion, à rappeler le fonctionnement de la logique rumorale, de même que celui de tout discours officiel qui ne se résume, bien souvent, qu’à un fait de mémoire.
Derrière ces nombreuses reconstitutions, toutefois, la rumeur ne se fait pas seulement Narcisse. Elle va plus loin. Satyrique, caricaturale, elle se permet de révéler la déraison des autorités qui refusent à Valencia de soulager sa mauvaise conscience par la désignation officielle d’un coupable. Tout d’abord, il y a ce maire, venu de Nsanga-Norda, complètement obsédé par ses responsabilités, qui, infatigablement, plus de huit cent douze fois, reconstitue à toute occasion la scène du meurtre d’Estina Benta, quitte à s’oublier dans son devoir et à veiller, lors des « cuites » gargantuesques du village, sur les objets du crime. Il y a ensuite ces sept décapitalisations qui, chaque fois, entraînent leur lot d’accumulations5 illogiques et grotesques sous la forme d’une liste interminable d’objets et de lieux tous plus incongrus les uns que les autres : eaux d’un lac artificiel, pont-levis, mausolées, tours de Babel, Palais de la Nation, arbres synthétiques, mosquées, os, lampadaires... Il y a aussi ces Occidentaux qui, tous, désespérément, cherchent en Afrique quelque chose à comprendre ou à exploiter : mines, esturgeons, atlantosaure, origines de l’humanité, son d’un incroyable malavoundier, et autres absurdités. Puis, il y a les gens de Nsanga-Norda, qui, eux, après avoir tenu Valencia dans une attente longue d’une cinquantaine d’années, se refusent à entendre le principal suspect du meurtre d’Estina Benta afin de mieux pouvoir interroger le perroquet de ce dernier.
De l’un à l’autre, toujours, la même obsession se profile : la quête d’une norme, d’une réponse, d’une science, d’une vérité unique, univoque, immuable :
On déterra à toute vitesse les os d’Estina Benta, on les racla, les lava, on les remit à leur ancienne place, à côté de la hache du crime, la bêche cassée, la pioche, les fourches, les couteaux de boucherie, les machettes [...] Le maire qui tremblait pour son poste et pour sa promotion vint de ses propres mains, avec la hache du crime, abattre l’inscription qui, sans le feu vert des autorités, donnait la place à la défunte. De ses propres mains, il repeignit en toute hâte l’ancienne appellation : « Plazia de la Poudra » que les mauvaises mains avaient toujours truitée et trafiquée en « Plazia de la Puta ». Le maire changea le T en D et réussit, non sans d’astucieuses acrobaties, à placer un R famélique entre un D et un A trop gras. Mais nous lisions aisément les opinions. (Ibid., p. 57.)
À l’image de ce maire aux oreilles dansantes qui, incessamment, reconstruit le passé, la norme fait fi des marques de ceux qui ont su se réapproprier ses codes, ses règles et ses monuments. Elle gomme les traces laissées par la marge, tout comme le maire de Valencia fait taire les mauvaises langues en effaçant leur réécriture humoristique. Cependant, malgré l’exclusion de cette autre voix, la collectivité, elle, garde en mémoire le bruissement toujours présent de sa rumeur et rappelle que toute langue est essentiellement polyphonique, fondamentalement polysémique. Comme dans de nombreux écrits postcoloniaux, « received history is tampered with, rewritten, and realigned from the point of view of the victims of its destructive progress » (Ashcroft, Griffiths et Tiffin, 1989, p. 34). Derrière l’inscription « Plazia de la Poudra », tous lisent encore « Plazia de la Puta », car on ne bâillonne pas si facilement la rumeur.
Et puisque l’humour constitue également l’une de ses armes, l’écriture sonyenne poursuit son entreprise subversive par le biais de la caricature. À travers ses accumulations, ses traits grossiers, ses exagérations, ses « bestialisations », ses nombres impossibles et ses chasses à l’atlantosaure, Sony Labou Tansi donne à voir un nouveau visage des figures de l’institution valorisée par la rationalité occidentale. Scientifiques, savants, juges, administration municipale, nationale, internationale, rien n’échappe au souffle de la rumeur de la Côte qui clame :
C’est la faute à Descartes qui les a changés en machins pensants. Et ils ne peuvent plus défroquer. C’est des mecs en béton, englués dans une vision des choses sans queue ni tête. Fi donc de leur existence géométrisée, coupée d’astuces grossières, confondue à l’azote et au carbone, ah ma mère! [...] L’humanité peut les remercier pour les services rendus : ils ont eu des prophètes comme Pizarro et Hitler, commère! Ils ont perdu le septième et le sixième sens, mais ils refusent de venir au monde. (Labou Tansi, 1985, p. 141-142.)
Aussi, au terme de son parcours, alors que les voix se taisent et que le livre se referme, l’écriture sonyenne a su remplir le contrat qu’elle s’était donné : l’exigence d’un « autre centre du monde ». Par l’intermédiaire d’une écriture voulue rumeur, Sony Labou Tansi a su donner une autre voix à l’histoire qu’il a partagée équitablement entre les hommes, les animaux et les choses. Et sombre ironie, outre la terre, les morts, les fous et les bêtes, personne ne détient réellement le fin mot de l’histoire. Tous crient, mais en vain; Césaire a raté son pari. En fait, seule la terre aura su crier une parole qui se sera avérée, mais que personne n’aura su entendre :
La falaise nous avait bien prévenus, mais nous ne sommes plus du temps où l’homme écoutait la nature. Et la pauvre nature est obligée de brailler dans le vide. Vous vous rendez compte? Avant la mort de Nsanga-Norda, la falaise s’était époumonée à crier toute la nuit. Mais personne ne l’a écoutée. (Ibid., p. 186.)
Et seuls les morts crient encore la certitude d’un événement dont personne ne souhaite réellement percer le mystère.
Face à une telle situation, le verdict se veut sans appel : « À vrai dire, ni le temps ni la vérité ne sauraient être des nôtres : il convient de savoir que, tout compte fait, nous sommes seuls au monde. Et la grande réalité de l’homme, c’est sa solitude infinie, jusqu’au tombeau. » (Ibid., p. 155.) La vérité n’appartient donc pas au monde des hommes et, comme l’a souligné Nietzsche au crépuscule du siècle de l’Histoire, l’objectivité ne se résume en fait qu’à la déraison d’une subjectivité humaine. Et c’est de la volonté de certaines subjectivités que naît l’Histoire : de cet accord de certains pour ériger une parole au rang de vérité et pour lui donner une légitimité. Or, ce que nous révèle la pragmatique de la rumeur, c’est que l’Histoire officielle n’est rien d’autre que le fruit d’une rumeur qui a su se donner les moyens pour accéder au rang de vérité. L’Histoire constitue cette rumeur qui a choisi la logique de la rationalité plutôt que l’irrationalité de l’instinct, celle qui a préféré les voies institutionnalisées à la précarité de la clandestinité. En fait, ce que conteste réellement l’écriture de la rumeur ne tient pas tant à la véridicité de l’Histoire qu’à l’acharnement humain dans sa « volonté de vérité » :
Sur l’île des Solitudes se sont installés les Blancs (on dit qu’ils sont huit cents) qui cherchent à expliquer le cri de la falaise. Et Fartamio Andra do Nguélo Ndalo se marre :
— Le temps des Blancs est fini. Reste celui de l’homme. Mais comment leur dire ça à ces cons? Ils sont presque aussi niais que les gens de Nsanga-Norda. Allez donc y penser : comme eux, ils descendent du singe. Quelle niaiserie : ils ont emporté la terre de l’île des Solitudes chez eux pour savoir pourquoi le rocher de la Quadrilla pousse comme un arbre toutes les fois qu’on le coupe.
— Ils ne savent pas que l’énigme est la plus belle explication du monde, disait Fartamio Andra, sa sœur cadette.
— Laissons-les chercher, commère. Ils veulent même savoir pourquoi le rocher de Mpoumbou au nord de Calcazora saigne quand on le blesse. Non, commère, les Blancs ne savent pas qu’ils sont venus au monde beaucoup plus tard que le monde. (Ibid., p. 50-51.)
Sous la plume sonyenne, cette volonté devient « niaiserie » et pure « naïveté » et, à ce sujet, la multiplication des pôles de vérité, détenus tantôt par l’un, tantôt par l’autre, et tantôt par un perroquet, dénote une certaine ironie de la part d’un auteur qui a cherché à dire autrement.
Cependant, plus qu’une simple « niaiserie », cette quête de vérité se transforme en obsession pour ceux qui se targuent de détenir le monopole de la parole légitime. Ainsi, au cours de son procès, le perroquet de Lorsa Lopez sera tué pour n’avoir pas su dire ce qu’on attendait de lui6 et le photographe Nertez Coma sera emprisonné pour avoir rendu aux autorités les clichés de la scène originelle du crime7 . Aussi, ce que décrie le programme rumoral de Sony Labou Tansi, ce n’est ni la parole ni la fable, mais bien ce monopole de la parole légitime sur l’Histoire et ses contraintes, cette « police du discours » liée à une « volonté de vérité » devenue obsessive, obsessionnelle. La question que pose l’écriture rumorale ne concerne donc pas tant la vérité que l’appareil même de la légitimation d’une parole élevée au rang de vérité. Et c’est par l’exacerbation fabulée d’un monde où cette logique binaire de l’Histoire s’applique dans toute sa violence que Sony Labou Tansi a cherché à mener sa réflexion. De cette volonté naît alors un univers où la parole tue, condamne, menace et trace avec intransigeance les frontières de l’altérité. Un monde au sein duquel la parole ne sait plus dire le vrai et n’use dès lors que du vraisemblable afin d’asseoir son pouvoir. Ainsi, Les Sept solitudes nous exhibe un monde où l’homme, et plus particulièrement toute figure d’autorité, se refuse à écouter la seule voix qui dit vrai. Au cœur de sa diégèse trône la rumeur : la rumeur en tant que thème, programme, pratique scripturaire et forme de discours.
Certains, comme Justin K. Bisanswa, y verront une réaction de la littérature africaine à un intérêt nouveau de la vie relationnelle pour la rumeur, lié au processus de démocratisation et, en cela, l’écriture sonyenne ne leur donnerait pas tort :
Tu ne comprends pas : les autorités adorent qu’on dise quelque chose d’elles, en mal ou en bien, dans mon style… ça les amuse, le beau jeu démocratique… Or, dans ton cas, tu es trop près de la vérité. Et, crois-moi sur parole, la vérité n’entre pas dans le jeu de la démocratie. (Ibid., p. 160.)
D’autres encore associeraient cette pratique à une forme de résistance contre les canons de la littérature classique occidentale, canons imposés sous le régime de l’administration coloniale. Cependant, nous pensons que cette écriture de la rumeur participe à un mouvement plus global de la pensée. Contre toute binarité qui tranche, exclut, catégorise, canonise, la rumeur est cette « ligne de fuite » jamais figée et toujours en devenir que préconisent Deleuze et Guattari. Elle constitue ce modèle « qui ne cesse pas de s’ériger et de s’enfoncer, et [ce] processus qui ne cesse pas de s’allonger, de se rompre et de reprendre » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 31). Elle est ce mouvement qui s’oppose à la fixité de l’Histoire, elle est la polyphonie de ces voix qui permettent de dire l’homme et les choses dans une langue qui leur ressemble, car toujours en transformation. La rumeur est cette éthique qui n’encadre pas l’autre par la violence de ses canons et redonne à l’Histoire le visage de ses représentations.
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