Le fou investit la marge, s’agite dans les espaces limites, parle un discours en rupture avec la norme. Son histoire s’écrit à partir des frontières et des seuils, parce qu’elle se tient, comme le dit Foucault, au-delà du partage. Le fou ne voit pas le monde comme il devrait le voir et, bien souvent, joue le rôle ingrat, bien que nécessaire, de bouc émissaire. Pour ces raisons, confrontant, différant et interrogeant une certaine réalité, cette parole désirante a su forcer au cours des siècles l’érection de cadres et de catégories. Dans sa préface à l’Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault nous rappelle ainsi que « [la] folie n’existe que dans une société, elle n’existe pas en dehors des formes de la sensibilité qui l’isolent et des formes de répulsion qui l’excluent ou la capturent. » La folie est dès lors culturelle. Elle est aussi fortement artistique et littéraire.
Depuis longtemps, littérature et folie exercent l’une sur l’autre un puissant pouvoir d’attraction. Tantôt source d’inspiration, tantôt principe de création (comme chez les Surréalistes) et tantôt seule voie d’exorcisation, elles partagent une tortueuse histoire construite en marge ou en écho des institutions qui se nourrissent du fou, que ce soit la psychiatrie, l’anthropométrie, la criminologie ou la psychanalyse. La folie est donc un lieu que la littérature et le discours ont su rapidement habiter. D’ailleurs, l’artiste a toujours entretenu une fascination ambiguë, faite de fantasmes et d’angoisses, pour la démence. Parfois associée au génie, la folie inscrite dans une œuvre interroge toujours le sens parce qu’elle ébranle le réel, le discours et la structure du récit. Quelquefois aussi, elle force l’artiste à émerger de l’homme et déclenche une nécessité de dire, une volonté d’écrire afin de se délivrer de soi, de l’autre, de l’autre en soi.
Ainsi, tous unis devant le même démon, les auteurs de cette onzième édition de la revue Postures ont délibérément choisi de se poster sur la marge afin de traquer, dans des récits où différentes formes de folies se manifestent, le fléau de l’uniformisation qui la stigmatise. Certains ont pris pour arme la singularité du fou pour aller au combat. Arpentant les mots de ceux qui ont habité les asiles et parcouru leurs couloirs aseptisés, ils ont cherché au fil des lettres son inscription dans le verbe et dans la phrase. Bien loin de nos ailes psychiatriques cependant, Ariane Gélinas la découvre dans les mémoires d’Alexis Vincent Charles Berbiguier, le plus « fameux des monomanes hallucinés » du XIXe siècle. À la fois redevable des outils de la psychanalyse et d’une réflexion critique sur l’imaginaire religieux qu’a su léguer la Grande Inquisition, son analyse démonte les mécanismes de la structure délirante d’un univers peuplé de farfadets afin d’en faire émerger le portrait d’un corps qui ne souffre ni le manque ni la frustration. Plus encore, sa lecture de Berbiguier lui permet de constater que la folie se loge là où il y a enfermement : enfermement du corps dans la rigueur des sacrements, enfermement de l’esprit dans les dogmes du temps et enfermement du désir dans la violence d’un être abstinent. Par ce constat, Ariane Gélinas ouvre la voie à une écriture de la corporéité qui, pendant longtemps, a été associée tantôt à la littérature des femmes, tantôt à la littérature du colonisé, deux catégories génériques auxquelles Marie-Ève Bradette ajoute celle de l’écriture de l’internement. En effet, explicite à ce sujet, Bradette s’est intéressée à la parole de cette « Folie-Femme » qui travaille de son obsession l’ensemble du roman J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée d’Emma Santos, chez qui la folie, « par l’entremise d’une voix narrative, cherche par tous les moyens à s'exprimer, à s'écrire ». De ce fait, le simple geste d’écrire en terre d’asile se révèle alors dans une double perspective qu’Annie Monette, à travers une interprétation nuancée de la coexistence de l’anagramme et du texte en prose dans L’homme-Jasmin de Unica Zürn, met en relief. S’intéressant également à une auteure dont l’expérience de la folie emprunte les voies de l’autobiographie, Monette rappelle ainsi que le fou qui écrit jongle constamment entre réclusion de sa marge délirante et libération de toutes ces normes étouffantes. En ce sens subversive, nous apprend Monette, la plume de Zürn use de la contrainte langagière qui régit tout anagramme afin de transformer ce qui aurait pu être un lieu d’enfermement en une occasion inespérée d’affranchissement.
Le thème de l’enfermement, de la réclusion et de la claustration semble donc être fécond. Cependant, alors qu’il se voulait physique dans les analyses proposées par Gélinas, Bradette et Monette, il se fait psychique dans celle que nous propose Marie-Christine Lambert-Perreault. Prenant pour objet la relation qu’entretiennent les personnages de Cosmétique de l’ennemi d’Amélie Nothomb avec leur ennemi intérieur, elle nous dévoile comment, même sans le contexte de l’internement, le processus créateur peut traduire une folie qui mine l’auteur de l’intérieur.
Dans le même ordre d’idées, mais dans une perspective plus axée sur la psyché du personnage, Gabriel Tremblay-Gaudette suit les traces labyrinthiques de « l’enquêteur improvisé » Daniel Quinn, protagoniste de City of Glass de Paul Auster, dans son adaptation en roman graphique par Karasik et Mazzuchelli. Selon Tremblay-Gaudette, ces derniers ont réussi à « incarner graphiquement les considérations inhérentes à City of Glass, sur l’aliénation et le désœuvrement », ainsi qu’à proposer une réécriture du Don Quichotte de Cervantès, faisant en quelque sorte de Daniel Quinn « une version moderne » de ce personnage littéraire qui prenait des moulins à vent pour des géants. Toujours dans le domaine de la bande dessinée, Carmélie Jacob analyse la pentalogie de Marc-Antoine Mathieu, Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, et relève sa filiation avec l’oeuvre de Kafka. Elle en conclut qu’au bout du compte, devant l’absurdité de la vie, tout être humain est en quelque sorte un peu fou, dans la mesure où « la seule manière d’échapper au rien est de se donner un but dont le caractère illusoire est connu d’avance, de marcher éternellement vers ce qui a toutes les caractéristiques du mirage ». Tel Sisyphe, qui monte et remonte éternellement son rocher, on doit ainsi, comme l’expliquait déjà Camus dans son célèbre essai Le mythe de Sisyphe, imaginer l’être humain non pas fou, mais heureux. Ce à quoi Hélène Taillefer pourrait ajouter, à la lumière de sa lecture de Neuromancer de William Gibson, que ce qui distingue l’humain de la machine est justement sa capacité à sombrer dans la folie, puisque « là où la calculatrice s’avère banalement équilibrée, c’est par la folie que la machine acquiert, paradoxalement, une forme d’humanité ».
Si certains ont privilégié l’individualité pour aborder les contours de la folie, d’autres observent plutôt les tares de la collectivité dans les reflets déformants de textes-miroirs. Analysant le caractère subversif de la rumeur dans la littérature africaine, plus particulièrement dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez de Soni Labou Tansi, Marie-Pierre Bouchard démontre comment, dans une Afrique marquée par une forte tradition orale, la rumeur s’inscrit dans les marges afin de faire émerger, contre toute attente, un puissant contre-pouvoir. Ainsi, fidèle en ceci à l’avertissement de Labou Tansi, Bouchard, par son analyse, donne à voir une autre vision et une autre version de l’Histoire. « Or, ce que nous révèle l’écriture et la pragmatique de la rumeur, écrit-elle, c’est que l’Histoire officielle n’est rien d’autre que le fruit d’une rumeur qui a su se donner les moyens pour accéder au rang de vérité.» De la « volonté de vérité » dénoncée par Bouchard, l’article de Michael Trahan nous conduit à « l’ordre du discours », pour reprendre une expression de Michel Foucault, et nous propose une incursion dans ses rouages afin de faire apparaître un mythe là où plusieurs ne pensaient voir qu’un homme, un penseur, un auteur, voire une notion psychopathologique. En effet, à travers la figure de ce « divin marquis », Trahan, dans une approche plus « archéologique », cherche à voir comment se noue et se dénoue réalité factuelle et imaginaire mythique autour de la figure tantôt encensée et tantôt diabolisée de Donatien-Aldonze-François de Sade. Pour sa part, Anaïs Guilet, tout aussi archéologue, fouille les notes de bas de page du roman House of Leaves de Mark Z. Danielewski afin d’y trouver les marques d’une folie contagieuse. En suivant le fil de son analyse rigoureuse, on comprend que l’usage fictionnel – pernicieux et délirant – de la note de bas de page constitue une « authentique menace sur le texte principal en l’envahissant de manière irrévocable ». Roman étriqué s’il en est, le texte de Danielewski se voit donc littéralement « mis sens dessus-dessous par l’usage des notes de bas de page qui tour à tour distordent, fragmentent, envahissent l’espace paginal », reléguant l’érudition au rang de simple « produit de l’imagination » et, dans un même mouvement, faisant « de la marge un centre ».
Pour clore ce numéro, le lecteur pourra lire trois fragments du Pavillon de chasse de Jacques Ferron, qui sont parus dans L'Information médicale et paramédicale en 1975 et qui n’ont jamais été publiés dans une revue littéraire ou une anthologie auparavant. Nous remercions Monsieur Luc Gauvreau, secrétaire de la Société des amis de Jacques Ferron, qui nous a suggéré ces textes peu connus, ainsi que la Succession de Jacques Ferron, qui nous autorise à les publier. Pour présenter ces écrits fragmentaires et hermétiques, pièces d’un travail inachevé sur la folie que Ferron n’a jamais été en mesure de mener à terme, nous avons demandé à Pierre-Alexandre Bonin de proposer une mise en contexte qui facilitera, nous l’espérons, la lecture du curieux néophyte comme du féru de l’œuvre ferronienne.
La revue Postures remercie chaleureusement les membres de ses comités de rédaction et de correction ainsi que ses partenaires financiers qui lui permettent, depuis plus d’une décennie, d’offrir à ses lecteurs des textes d’une grande qualité. Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, l’Association facultaire des étudiants en Arts (AFEA), l’Association étudiante du module en études littéraires (AeMel) ainsi que l’Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL) donnent une opportunité aux étudiantes et étudiants des programmes d’études littéraires, de l’UQAM comme d’ailleurs, de partager leurs travaux avec un lectorat averti.
Bouchard, Marie-Pierre et Pelletier, Vicky. 2009. « Présentation », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Bouchard, Marie-Pierre et Pelletier, Vicky. 2009. « Présentation », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 9-13.